Ma boutique-galerie rue du Faubourg Montmartre s’appelait « Anna Moï » —d’après l’une de mes identités. S’évaporer, puis reparaître en « sans-papier », sous une appellation sans origine contrôlée, est un exercice insolite quand on n’est pas japonais. Au Japon, cent mille personnes s’évaporent tous les ans, fuyant la pesanteur de dettes, de contraintes, d’un amour impossible. Ils recherchent une nouvelle liberté. Nos démarches ne sont peut-être pas si éloignées, dans le fond : moi aussi, en adoptant l’altérité, j’immole un passé dont je suis aliénée : une jeune fille escamotée par ses timidités, une culture originelle de l’obéissance, un mari qui m’a donné, par mariage, son nom.
Peut-être l’écriture de fiction est–elle une manière d’évaporation. Une tentative de pasticher un univers où rien n’est définitif, ni le nom de naissance, ni les réincarnations futures. Exilée de la réalité par un élan incontrôlable qui me pousse à l’imiter infidèlement, par défaut de mémoire et par ennui face à la reproduction des faits, je pratique la contrefaçon jusqu’à mon nom.
Le pseudonyme, Anna Moï, apparaît pour la première fois sur le fronton de la boutique-galerie greffée sur l’emplacement d’un ancien atelier de couture. La tentative initiale de la nommer « Moï », ou sauvage en vietnamien se heurte à la résistance de L’INPI : une autre société avait enregistré « Moi », le tréma n’était pas assez distinctif. L’invention de la marque transita par l’évocation de l’Annam (trop postcolonial), « Tranoï » (le nom d’un salon de prêt-à-porter), « Cygne céleste », la traduction de mon prénom de naissance (trop éthéré) avant qu’« Annam » et « moï » ne s’amalgament pour faire naître un personnage annamitique, créatrice de vêtements et d’accessoires de mode.
Les murs de cathédrale qui culminent à quatre mètres de hauteur, peints en blanc sauf sur les zones que l’architecte de la rénovation a décidé de sonder, démasquant des pierres de taille par ci, des fresques mystérieuses par-là, sont des cloisons idéales où œuvres d’art chaperonnent robes en soie et bijoux de jade. Côté vitrine, des mannequins avec leurs têtes moulées sur le modèle de bustes en bronze de l’École des beaux-arts de l’Indochine sondent le spectacle de la rue, le regard gris, énigmatique.
Tous les deux mois, le décor change. Un artiste expose ses photographies ou ses peintures souvent de grand format, le local ne se prêtant pas à l’étriqué. Un photographe, Thierry Fonteneau, réussit à imprimer sur des toiles préalablement enduites de révélateur des portraits de femmes H’mong du Nord-Vietnam. Des peintres révèlent leur version mythologique de l’Asie.
À la même époque, je signe mes premières nouvelles dans L’écho des rizières, une revue francophone pilotée par des expatriés français de Saigon. Mon recueil de nouvelles publié en 2001 porte, en hommage, le nom de la revue. Une séance de dédicaces est organisée la même année à la boutique de la rue du faubourg Montmartre. L’équipe est, depuis son ouverture quatre ans auparavant, rodée à l’exercice.
Pour l’inauguration, en 1998, l’idée d’une soirée « Suite Indochinoise » combinant les lettres avec Jean-Luc Coatalem et les beaux-arts avec l’illustrateur de la couverture, paraît excellente. Les éditions du Dilettante préviennent l’écrivain et nous transmettent le contact de l’illustrateur et peintre Marcelino Truong.
Je repars au Vietnam, et bientôt, voyage au Japon pour une exposition de mes vêtements à Tokyo. Les cybercafés ne pullulent pas à cette époque, je n’ai pas de téléphone portable et jouis, peut-être pour la dernière fois, d’une escapade non-connectée. À mon retour, une semaine plus tard, mon répondeur téléphonique et ma boîte de courriers électroniques me rappellent qu’ailleurs, le monde n’a pas cessé de tourner : des messages affolés de la directrice de la boutique m’apprennent qu’une coordination défectueuse a entraîné une forte contrariété de Marcelino Truong : le carton du vernissage illustré d’une de ses peintures a été imprimé sans son autorisation préalable.
Au téléphone, je cajôle l’artiste et lui donne rendez-vous à la boutique trois jours plus tard, le jour du vernissage. Il arrive pour le déjeuner, habillé d’une salopette de peintre en bâtiment et chaussé de tennis maculés de peinture—moins fâché, plutôt débonnaire. Après un déjeuner amical aux Halles, nous faisons tandem pour accrocher les tableaux. Lui juché sur l’escabeau, moi tenant les clous X, nous poursuivons notre conversation :
– Avais-tu fréquenté l’école des Beaux-Arts ?
– Non, non, pas du tout, mon parcours est atypique, je suis un réformé de Sciences Po. Tiens, à l’école j’avais une très bonne amie vietnamienne qui portait le nom d’un aristocrate français.
Pendant que ses paroles se diffusent à mon oreille, un flash de mémoire se tétanise en deux mots :
– C’est moi.
À Sciences-Po, vingt-cinq ans plus tôt, j’avais connu un Marco habillé de tweed et chaussé de Weston. Plus mince que Marcelino, étiolé comme le sont les étudiants à vingt ans. Il était en section « Service Public » et se destinait à une carrière de haut fonctionnaire, comme son père. Il boycottait la sonorité hispanisante et selon lui exotique de son prénom Marcelino et se faisait appeler Marco.
Dans le même esprit, Marguerite Duras, née Donnadieu, disait dans une interview aux Inrockuptibles : « Je n’ai jamais cherché à savoir pourquoi je tenais mon nom dans une telle horreur que j’arrive à peine à le prononcer » (Duras 1974 : 23–24).
Pour Ágota Kristóf, écrivaine francophone, ce n’est pas son nom qui lui fait horreur, mais la réalité. Son personnage Claus dans « Le troisième mensonge », déclare :
« Je lui réponds que j’essaie d’écrire des histoires vraies, mais, à un moment donné, l’histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis obligé de la changer. Je lui dis que j’essaie de raconter mon histoire, mais que je ne le peux pas, je n’en ai pas le courage, elle me fait trop mal. Alors, j’embellis tout et je décris les choses non comme elles se sont passées, mais comme j’aurais voulu qu’elles se soient passées » (Kristóf 1991 : 14).
Peut-être la réalité m’assomme-t-elle car elle ne peut exister à partir du moment où l’on vit entre deux mondes. On n’esquive jamais l’autre réalité.
Entre Marcelino, qui a fini par se réconcilier avec l’exotisme, et moi, qui revendique la « sauvagerie », la connivence se rétablit autour de la duplicité, une fois connaissance prise de nos identités mouvantes.
Plus que quiconque, Romain Gary, né Romain Kacew, alias Émile Ajar, affabula son existence, n’hésitant pas à s’arroger un géniteur factice (un célèbre acteur russe) et surtout, deux pseudonymes, l’un (Gary) qui signifie « brûle » et l’autre (Ajar) « braises ». Sa mère lui prépara efficacement le terrain des subterfuges, elle qui, pendant la guerre, écrivit des centaines de lettres confiées à une amie en Suisse et transmises à son fils, toutes les semaines. Romain Gary apprit de manière posthume le décès de sa mère.
Comme mon prédécesseur russe francophone, je suis un écrivain translingue. Nos fondations diffèrent, mais nos abscisses et nos coordonnées se croisent avec celles d’autres écrivains ayant immigré en français. D’après Tijana Miletic, l’auteur de European Literary Immigration into the French Language : Readings of Gary, Kristóf, Kundera and Semprún (2008), la gémellité et l’inceste traversent les œuvres de ces auteurs. Le jumeau incarne la personnalité dédoublée, et l’inceste symbolise une transgression de l’interdit :
We might define incest in simplified terms as a moral violation of something that we love unconditionally. Unconditional love is usually connected with those elements of our life we have no control over. For instance, we cannot choose the country we are born in, or our mother tongue. (2008 : 237)
Miletic ajoute Casanova dans la liste des auteurs transfuges : « Casanova is one of the first literary immigrants into French to write about incest and doubling. Doubling and incest are not only the main themes of his Utopia Icosaméron, but are also closely related » (2008 : 238).
C’est au colloque « Rencontres: A Gathering of Voices of the Vietnamese Diaspora » où j’interviens aux côtés de Marcelino Truong (1er décembre 2016, à l’Université de Melbourne), que j’entends une dramaturge australienne d’origine vietnamienne, Chi Vu, énoncer cette argumentation. Elle note, par ailleurs, que les romanciers translingues ont tendance à faire décéder un père, une mère, ou un parent proche dans leur œuvre. Nabokov a éliminé Charlotte, la mère de sa jeune amante, dans Lolita. Momo, le personnage principal de La vie devant soi d’Émile Ajar, alias Romain Gary, est orphelin. Les orphelins d’Ágota Kristóf, dans Le grand cahier, sont jumeaux.
Tijana Miletic écrit elle-même : « The status of the mother figure is implicated very deeply in the mother tongue and native country. In order to appropriate a new language and fully adapt to a new country, an immigrant must, at least temporarily, « kill » the mother tongue » (2008 : 259).
Pour ma part, j’accumule involontairement tous les critères de démarcation de la littérature translingue sans avoir jamais prémédité le meurtre de ma langue maternelle. Je plaide non-coupable. Il est bien vrai que je signe mes livres d’un pseudonyme, que dans la plupart de mes romans, le personnage principal, quand il n’est pas mon alter ego (Xuân dans Le venin du papillon) possède un double (une sœur, une amie), que l’inceste est un thème récurrent, et qu’un père décède toujours.
Dans Le venin du papillon, écrit d’abord en anglais, je tue le père français, commettant ainsi le meurtre de ma deuxième langue.
Duras, M. & Gautier, X. 1974, Les parleuses. Minuit, Paris. https://doi.org/10.2307/40129541
Kristóf, A. 1991, Le troisième mensonge. Seuil, Paris.
Miletic, T. 2008, European Literary Immigration into the French Language: Readings of Gary, Kristóf, Kundera and Semprún. Rodopi, Amsterdam.
Moï, A. 2017, Le venin du papillon. Gallimard, Paris.
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Abstract
This essay expresses my work as a translingual novelist – immigrating from Vietnamese to French. It deals with the impossibility, as a fiction writer reborn in a new language, to recount reality, as the real world is reflected in at least two cultural zones. The use of a pseudonym is the first step to this split reality. A decision that entitles me to a new identity and one that also led to confusion when I encountered a visitor from my past mono-ethnic persona: Marcelino Truong, a French-Vietnamese painter and author of graphic novels. We had first met at the Institute of Political Sciences in Paris prior to a professional meeting twenty-five years later when both our names and careers had drastically changed. I relate to other translingual writers such as Romain Gary, a virtuoso of disguised identities who wrote novels under two different pseudonyms. The second part of the essay is an inspection of Tijana Miletic’s arguments in European literary Immigration into the French Language: Readings of Gary, Kristof, Kundera and Semprun that reflect my own experience: the themes of the double and incest pervade translingual writers’work, as they do mine.
Cet essai exprime ma perspective de romancière translingue qui passe d’une langue à l’autre, à savoir, du vietnamien au français. En tant qu’écrivaine dont la renaissance à l’écriture s’effectue dans une nouvelle langue, je constate l’impossibilité de raconter la réalité du fait que le monde réel est reflété à travers au moins deux zones culturelles. L’emploi d’un pseudonyme dans mon cas constitue le premier pas vers cette réalité divisée. C’est une décision qui m’octroie le droit à une nouvelle identité et qui mène aussi à des confusions, par exemple, lorsque je recroise sur mon chemin un visiteur de mon passé monoethnique, Marcelino Truong, un peintre et auteur graphique franco-vietnamien. Vingt-cinq ans avant cette rencontre professionnelle, nous nous sommes croisés à Sciences-Po à Paris. Nos noms et carrières ont radicalement changé depuis. Je m’associe à des écrivains translingues tels que Roman Gary, un virtuose d’identités déguisées qui publie ses romans sous deux pseudonymes différents. Dans la deuxième partie de mon essai j’examine les arguments de Tijana Miletic dans son livre European literary Immigration into the French Language : readings of Gary, Kristof, Kundera and Semprun. Ce qu’elle y décrit reflète ma propre expérience : les thèmes du double et de l’inceste imprègnent l’œuvre de ces écrivains, comme ils imprègnent la mienne.
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