Reçu le 03-07-2020 / Evalué le 10-09-2020 / Accepté le 01-10-2020
Résumé
Cet article donne un bref aperçu des origines de la poésie de Ghérasim Luca, un auteur roumain du XXe siecle, ainsi que des principales caractéristiques de sa poésie. Les différentes formes de subversion qui sont mises en exergue dans son travail sont également énoncées, principalement dans le recueil de poésie intitulé Paralipomenes. Le choix de la violence, du silence et de la déformation de la matiere créatrice, c'est-a-dire a la fois du son et de la parole, devient une résistance a dire et a balbutier, sous d'autres formes, contre le fascisme.
Mots-clés : poésie, résistance, fascisme, Roumanie, ontophonie
Resumen
En el presente artículo se realiza un breve recorrido por los orígenes de la poesía de Ghérasim Luca, autor rumano del siglo XX, así como las principales características de su poesía. También se enuncian las diferentes formas de subversión que se erigen en su obra, centrándose, principalmente en el poemario titulado Paralipomenes. La elección de la violencia, el silencio y la deformación de la materia creativa, es decir, tanto sonido como palabra, se vuelven resistencia para decir y balbucear, desde otras formas, contra el fascismo.
Palabras clave: poesía, resistencia, fascismo, Rumania, ontofonía
Abstract
This article provides a brief overview of the origins of the poetry of Ghérasim Luca, a Romanian author of the 20th century, as well as the main characteristics of his poetry. The different forms of subversion that are erected in his work are also enunciated, mainly focusing on the poetry collection Paralipomenes. The choice of violence, silence and deformation of creative matter, that is, both sound and word, become a resistance to say and babble, from other forms, against fascism.
Keywords: poetry, resistance, fascism, Rumania, ontophony
"Un barbare dans les lettres françaises"1
Ils ne sont pas rares les auteurs qui, étant originaires de pays étrangers a l'espace francophone, ont choisi le français comme leur langue d'écriture. Pour des raisons familiales, politiques ou morales, ceux-ci ont été obligés de converger, non seulement vers des centres urbains importants tels que Bruxelles, Montréal ou Paris, mais de choisir une autre langue, et dans certains cas, de maintenir le bilin - guisme (Jouanny, 1989). Parmi ces auteurs, on retrouve Samuel Beckett ou Edmond Jabes -issus d'Irlande et d'Égypte-, deux figures du XXe siecle qui se sont insérées dans la tradition française avec une forte ingérence littéraire. Il y en a eu d'autres, tels que Rainer Maria Rilke2 -originaire de la République Tcheque- ou le fondateur du dadaisme, Tristan Tzara, venu de Roumanie. Les auteurs qui appartiennent a ce phénomene de migration sont abondants -surtout ceux qui ont élu la capitale française pour domicile-, et l'on retrouve ainsi la vague de migration latino-américaine constituée par tous ces noms innombrables qui résonnent aujourd'hui, mais que je ne m'attarderai pas a nommer.
Une autre vague significative est celle qui provient de Roumanie. Des auteurs tels que Paul Celan, Emil Cioran, Eugene Ionesco et Mircea Eliade ont fait partie de l'exode vers cette capitale pleine de vie. Ainsi, pour cette occasion j'ai choisi un auteur qui fait partie de cette premiere génération : Ghérasim Luca (1913-1994), un poete issu de la communauté juive ashkénazi3 de Bucarest qui partageait les caractéristiques mentionnées précédemment, et qui a décidé de couper le cordon ombilical avec son pays d'origine et d'abandonner sa langue maternelle -le roumainpour s'exiler, non seulement de façon physique, mais aussi linguistique (Velter, 2001).
En 1913 -année de naissance de l'auteur- le Traité de Bucarest, qui mettait un terme a la Seconde Guerre Balkanique, a été signé. Les décennies antérieures s'étaient caractérisées par des alliances militaires sous un climat d'effervescence politique qui allaient confluer dans de multiples mécontentements -comme l'attentat de Sarajevo- et qui finiraient par déclencher la Premiere Guerre Mondiale. Celle-ci a causé la dissolution des Empires austro-hongrois et ottoman. De cette façon, ces bouleversements ont entraíné des conséquences fructueuses dans des pays comme la Roumanie, qui a crÛ considérablement. Malgré la croissance géographique, la pauvreté affectait une grande partie de la population, surtout la partie agricole. Pendant ces années-la, la Grande Roumanie4 était encore une monarchie, l'État imitait le modele du Parlement britannique avec une constitution et deux partis contrôlés par des minorités. Dans les années 30 du XXe siecle, une politique apparemment démocratique a été instaurée en Roumanie, dirigée par la bourgeoisie, et qui conduirait le pays sous le joug d'une dictature caractérisée par un mouvement antisemite connu sous le nom de la Garde de fer, en roumain, Garda da Fier. Face a l'arrivée du fascisme au pouvoir, Ghérasim Luca a ainsi cherché a dire et a étre « silenxieusement autre5 ».
Néanmoins, pendant cette periode d'entre guerres, Bucarest profitait du caractere de ville cosmopolite. Ce n'était pas seulement la capitale, car la géographie favorisait la rencontre de diverses cultures et créait un espace ouvert aux migrations. Ceci, par exemple, se reflétait dans les langues :
Il était souvent question de langues, on en parlait sept ou huit differentes rien que dans notre ville; tout le monde comprenait un peu toutes les langues usitées, seules les petites filles venues de la Campagne ne savaient que le bulgare, aussi disait-on qu'elles étaient bétes. Chacun faisait le compte des langues qu'il connaissait, il était on ne peut plus important d'en posséder un grand nombre, cela pouvait vous sauver la vie ou sauver la vie d'autres gens (Carlat, 1998 : 20).
Ghérasim Luca n'a pas été l'exception de cette pluralité linguistique. Il est né, comme je l'ai déja mentionné, en 1913 au sein d'une famille juive ashkenazi, a la veille de la Premiere Guerre Mondiale. Ses parents ont voulu l'appeler Zola -en l'honneur de l'auteur de Germinal-, mais ont fini par l'appeler Salman Locker6, prénom qu'il a changé quelques années plus tard. Des son enfance il a toujours été en contact avec une variété de langues, pas seulement le roumain -sa langue maternelle- mais avec le yiddish. En outre, pendant cette période, la France était un exemple politique et économique pour la Roumanie7 ; c'est pourquoi Paris et le français résonnaient dans la capitale et ses alentours. Ainsi enseignait-on le français au lycée et la littérature française occupait une place primordiale dans l'éducation roumaine. Il en est de méme pour l'énorme influence germanique -de Vienne et de Berlin, principalement- ce qui a mené Luca a se rapprocher de l'étude de la langue allemande et d'auteurs comme Hegel. Bucarest incarnait un Orient de l'Occident ou le croisement et la multiplication des langues étaient possibles, ou le monolinguisme était considéré comme obsolete car archa'i'que et, de plus, lié a la négation de l'autre.
Ghérasim Luca a été, au début, le prénom du jeune écrivain Salman Locker, étudiant de chimie qui collaborait a des revues d'avant-garde de Bucarest (Carlat, 1998). Il a utilisé ce prénom pour la premiere fois, sur le conseil d'un ami, pour signer un texte inaugural dans une publication collective. Ce nom énigmatique provenait des publications nécrologiques (avis de déces) d'un journal de la capitale ou on annonçait la mort de Ghérasim Luca, Archimandrite8 du Mont Athos et linguiste émérite (Carlat, 1998 : 21). Quant aux caractéristiques de sa poésie, il devient inéluctable de mentionner que celle-ci est marquée par un déchirement existentiel tres fort -en plus de multiples tentatives suicidaires- dérivé de la cruauté de la guerre, de la violence vécue par le peuple roumain et par lui-méme. Dés son adolescence, il a deja ['intuition que son pays, c'est son corps ; que son identitě, c'est sa voix (Velter, 2001 : I). Il se sait un « citoyen disqualifié » ainsi qu'un homme de nulle part, et, apatride par volonté propre, il choisit la poésie comme l'endroit de l'opération ou tous les éléments antérieurs peuvent étre exprimés (Velter, 1998). La poésie de Luca séduit parce qu'elle déconcerte. Exuberante dans ses premieres manifestations, d'une extreme tension faite de retenue dans les textes plus tardifs, elle se nourrit d'une certaine violence qui s'avoue aussi tendresse (Carlat, 1998 : 10). C'est une écriture qui rompt avec les catégories génériques, qui mélange les styles et refuse completement de succomber a la tradition, alors qu'elle permet une union continue de l'érotisme, du langage et de la pensée. Les vers composés par des lacunes se caractérisent par une esthétique du choc et de la surprise, et ils exhibent une ambiance de mort, de peur et de territoires arides (Velter, 1998 : 10).
Influencé par le surréalisme parisien, le groupe roumain est devenu l'un des plus forts a l'échelle européenne ; il serait donc facile de se tromper en cataloguant l'auteur ainsi que son œuvre au moyen d'étiquettes préconcues. Cependant, Luca cherchait a faire de son exil linguistique un processus d'oralisation -ou la poésie pourrait aller plus loin que l'esthétique et la narration-, donner un corps aux mots et concevoir la quéte poétique comme un instrument de recherche capable de révéler des territoires de la pensée qui ont été, auparavant, abordés de façons completement différentes par d'autres disciplines. Sa poésie est une incitation - avec le juste érotisme qu'elle suggere- a percevoir la langue et le monde d'une maniere nouvelle9 : entre les villes de ta cheville et la nacelle de / tes aisselles / entre la source de tes sourcils et le but de ton / buste / entre le musc de tes muscles et le nard de tes narines (Luca, 2001 : 69).
Dans les années 40, Luca a fait partie de plusieurs exposés collectifs dans la galerie Cretulescu, en Roumanie. Å Paris, il a collaboré a des revues dirigées par Edouard Jaguer, une stimulation pour la diffusion de sa poésie. D'ou l'amitié avec Claude Tarnaud, fondateur -avec Yves Bonnefoy- du groupe La revolution la nuit. Pendant ces années-la, le Roumain a aussi traduit le manuscrit de Breton intitulé Ni votre paix, ni votre guerre -ce pourquoi il a été taxé d'agitateur trotskiste. Dans les années 60, il a publié quelques œuvres illustrées par Max Ernst, Wifredo Lam, Piotr Kowalski et Jacques Hérold (Carlat, 1998). Pendant la deuxieme moitié du XXe siecle, la plupart de ses textes ont été publiés, parmi lesquels on retrouve Un loup a travers une loupe, Le Vampire passif, L'Extreme-Occidentale, Sept slogans ontophoniques, et Theatre de Bouche. En 1980, l'éditorial José Corti a repris de façon définitive la publication de ses œuvres.
La parole de Ghérasim Luca est éminemment poétique parce que toute la langue s'enfile et varie et finit par extraire un dernier bloc sonore, mon dernier souffle á la limite du cri, ainsi que l'explique Gilles Deleuze (1993 : 154). La langue française tressaille de bas en haut et cesse d'etre une langue de refuge, et devient alors une matiere pour une nouvelle expression de l'individualité. Il existe, en outre, un bégaiement, pas seulement dans la langue, mais dans l'Histoire. C'est pour ces raisons que l'on peut souligner différentes formes de subversion dans la poésie de Luca, une subversion qui gît au niveau linguistique, c'est-a-dire, dans la révolte contre la langue et contre la poésie en soi, ainsi que ses traditions. D'autre part, il existe le niveau historique de cette subversion, ou l'attentat se centre sur le plan sociopolitique. C'est la ou l'histoire roumaine et l'antisémitisme tressaillent et se balancent dans les entrailles de chacun des vers. Finalement, le rôle de la langue adoptée est mis en évidence, cette caresse et morsure de mots (Carlat, 1998 : 11) qui fait office d'un outil pour briser et bouleverser les deux premiers plans : la poésie et l'Histoire.
L'attentat historique : no man's langue
C'est ainsi qu'en 1976 le recueil de poemes Paralipomenes a été publié, un livre de mort et d'amputations -physiques et linguistiques-, de maladies et d'impossibilités, visuelles et orales. C'est un livre de silences et de cris ou des hommes guillotinés remontent a la surface, et en meme temps, ou Sisyphe et Œdipe apparaissent. C'est le livre de l'apocalypse, avec une fin du monde érotique. Dans l'un des poemes, éponyme du titre de l'œuvre, on lit une épigraphe : (Repertoire / des / oublis / d'un livre) (Luca, 2001 : 264). Il est donc inévitable de se demander quelle est la raison d'un répertoire d'oublis, d'absences, et, surtout, pourquoi ils ont été oubliés. Il faut dire que paralipomenes, en hébreu, fait référence a ce qui n'est pas dit, et c'est une autre façon de se référer au Premier Livre des Chroniques de l'Ancien Testament - le Premier Livre des Paralipomenes. Ce n'est pas par hasard que Luca a choisi ce titre, prenant en considération ses racines et la censure, l'imposition silanxieuse.
Dans les deux Livres des Chroniques apparaît une récapitulation historique qui va de la période d'Adam jusqu'au retour des Juifs apres leur exil de Jérusalem a Babylone. On retrouve, a nouveau, le déplacement, l'exode et la déterritorialisation. Bien que Luca se revendique étran-juif, la blessure est toujours ouverte, dans le corps humain et dans les textes fracturés, dans la langue mutilée, grievement blessée, ou il : mange, malaxe, maltraite, mitraille, caresse, exalte les consonnes, les voyelles, les phénomenes, relance ses rythmes, devale ce qui déraille, tangue au creux du gouffre verbal pour renaître plus ardent apres les naufrages, avec entre les dents cette goutte de néant volée aux grands fonds, å l'obscur et å la mort (Velter, 2001 : XI).
C'est pourquoi, dans l'opération heterogene que signifie malaxer, maltraiter, mitrailler et caresser la langue, Luca est un hybride entre un artiste plastique et un poete, et, de cette façon, avec la force de ne pas etre ni l'un ni l'autre, mais, en quelque sorte, les deux, il blesse et défait la langue. Donc, dans la réinvention, dans la renaissance ardente apres le naufrage, il réalise aussi une récapitulation de l'histoire, de son histoire. Paralipoménes est divisé, principalement, en trois parties : la terreur et la violence exemplifiées dans la fragmentation des corps, celle-ci, incarnée dans la fragmentation des mots ; d'autre part, le démantelement mythique, et, finalement, toutes les altérations linguistiques et sonores. La parole -ainsi que la langue française- peut etre examinée, ce qui arrive aussi avec l'image. Dominique Carlat (1998) fait allusion a l'ouroboros -le serpent qui engloutit sa propre queue- pour représenter l'un des aspects de la poésie de Luca. Un éternel retour, la récurrence de différents topoi. Ou, peut-etre, le chaos, la négation du début et de la fin. Un éternel retour apocalyptique, meme vulgaire sans queue ni tēte. L'ouroboros dans la poésie de Luca serait un éternel retour aux origines, non seulement familiales ou géographiques, etc., mais linguistiques. Accoucher d'une langue nouvelle, revenir au premier balbutiement - Beau bé bi ba boue / Laid la li lo loup (Luca, 2001 : 217), a l'expulsion originaire : « brÛler les états / brÛler les étapes10 » (Luca, 2001 : 217). Et, dans un sens, comme le serpent mythique, engloutir le preconçu pour le sculpter déja transformé : comme le néant / de la queue qu'avale le serpent (Luca, 2001 : 234). Déja sur un fond de violence visuelle et auditive, Luca questionne aussi l'altérité qui, historiquement, a été violée et usurpée par le nationalisme roumain.
De meme, le choix de la langue française naît, non pas du goÛt ou du style, mais parce que le français n'[était] pas une langue de refuge, å laquelle on devrait déférence. Il [était] une matiére suffisamment vierge pour se plier å la recherche d'une autre expression de l'individualité (Carlat, 1998 : 32). Ayant une matiere prete a etre corrompue, Luca a cherché a dépasser la langue française hégémonique, a de nombreuses reprises, définie et reconnue par Du Bellay et Rabelais. Étant lui-meme victime d'un exil, non seulement géographique mais identitaire, il a emmené avec lui la langue, pour dépayser" les mots, les lancer avec lui-meme a la déterritorialisation, et, en meme temps, reterritorialisation.
Ces processus presque cathartiques ont été la conséquence du temps de manque, de tout type, présent dans les conditions matérielles de son époque. Tres jeune, il est devenu un orphelin de guerre : sa mere a disparu en 1938, Salman Locker s'est dissipé peu a peu. Par ailleurs il s'est reconnu comme un homme apatride, tēte perdue cœur errant, et de nulle part : Děs son adolescence... Il a dēja l'intuition que son pays, c'est son corps ; que son identitě, c'est sa voix (Velter, 2001 : I). En 1962, dix ans apres son installation a Paris, il a décidé de se designer sous le terme d'étran-juif : un juif ētranger a la judēitē dēfinie comme une appartenance religieuse, ethnique, ou nationale (1998 : VII). Il est possible de dire que tous ces espaces sont la fissure exacte de la limite brisée, de la transgression parfaite, transmutation, non seulement de l'homme mais du langage et du monde. Vincent Teixeira explique qu'il faut (re)penser et refaire le langage » pour « (re) penser la pensēe et (re) penser le corps... Faire bouger le langage pour faire bouger l'homme et le monde, risquer le langage, le secouer pour secouer l'humain, avec l'espoir, au-dela de tout humanisme, que l'humain se (re)construise a travers la parole. (Teixeira, 2016 : 111). Le poete veut revenir, dans une quete authentique mais pas absente de toute ironie, au commencement ou était la parole, mais la Parole n'était pas avec Dieu, et la Parole n'était pas Dieu. Par conséquent, l'accumulation frénétique de tous ces éléments, des causes de la peur, du doute et du soupçon, d'une énorme passion pour le sacrilege, ont été la fondation de la crise et de l'ontophonie.
BrÛler les étapes : la crise et l'ontophonie
On peut dire que la subversion chez Luca, au moins sur ce premier plan poétique et linguistique, va du général au particulier. Dominique Viart établit différents types de littérature. Il définit celles qui sont concertante et consentante, la premiere suit les tendances a la mode -explique Viart- alors que la deuxieme produit du plaisir au lecteur. Mais il existe un troisieme type de littérature qui s'oppose a ces deux derniers : la littérature dēconcertante, celle qui est rupture, celle qui produit de la jouissance, faisant allusion a Barthes. Dominique Carlat va dans le sens de ce dernier argument : Il s'agit de faire soupçonner derriěre l'inanitē apparente du discours mélancolique, absurde et rēpētitif, l'exercice d'une jouissance (1998 : 224). En premiere instance, on trouve l'abandon du terme poésie, pour suggérer ce que l'auteur (Luca) appellerait ontophonie : Mais le terme de poēsie me semble confus, je préfěre ontophonie (Velter, 2001 : XII)12. Étymologiquement, cette proposition qui rompt avec toute une tradition littéraire, que Luca trouve trop vague et en meme temps illégitime, désigne de façon tres claire une maniere de comprendre l'etre a travers le son, c'est-a-dire, la voix. Une sortie, une voie possible représentée par la voix. En ce sens, le poeme ne poursuit pas des objectifs esthétiques, on ne trouvera jamais l'équivalent d'un sonnet de Ronsard, ni la meme expression de souffrance qu'il y a chez Labé, sans parler du rythme scrupuleux de Marbeuf. Pour Luca, le poeme devient un lieu d'opēration, [ou] le mot est soumis a une sērie de mutations sonores, [et] chacune de ses facettes libére la multiplicité de sens dont elles sont chargées (2016 : 91). Le poeme ne cherche plus a se situer avec respect dans une tradition, mais cherche a découvrir, a révéler sa résonance d'etre.
L'œuvre de Luca, avec la violence qu'elle porte, est a la fois une blessure et une breche qui s'ouvrent, tout de suite, sur les espaces d'une langue parcourue incessamment. Elle annonce la catastrophe parce qu'elle-meme s'érige en tant que critique de toutes les structures préalablement établies par l'Occident : le langage, l'espace et le temps, par exemple. En outre, la parole est violentée et apparemment réduite au bégaiement et a l'incompréhension. D'autre part, c'est en meme temps une crise, prenant en considération l'étymologie du mot critique, du grec krinein, qui veut dire séparer. Ceci s'ajoute a la crise du lyrisme, comme on définit la fonction de la poésie, qui consiste en une division intérieure du sujet, pour sa connaissance personnelle et du monde. Pour toutes ces raisons, la langue, dite et écrite de manieres autres, est une arme qui gratte a l'intérieur des structures prééminentes, dans ce cas-la, de l'hégémonie de la France.
La poésie de Luca est une résistance a l'oppression, dire dans tous les silences de la langue, une revendication, peut-etre, de la quete ou l'abandon d'une terre lointaine, d'une patrie perdue. Jamais dans une nostalgie du renoncement, mais se servant du délire linguistique, du paradoxe, pour mettre en évidence que, malgré une certaine impuissance de la création poétique face au poids de l'Histoire, la poiesis persiste, dans la résistance du jeu, de l'enchaînement fragmentaire, une tentative continuelle de l'union qui est une constatation. C'est ainsi que la hantise persévere dans les vers de Luca en tant que souffrance mortelle qui s'expose tout au long de la lecture sinesthétique qu'il crée : Un refus barbare, contre toutes les barbaries de l'histoire (Teixeira, 2016 : 109). Une mort qui, de façon ironique, est vitale pour l'accouchement sémantique, pour le dépliage de la parole, dans un déchirement continuel qui revient a cette terre qui s'allume et s'éteint, qui inspire et expire, comme un organe vertigineux en processus d'extinction qui, a plusieurs reprises, renaît.
Lucrecia Arcos Alcaraz est titulaire d'une Licence en Lettres Modernes Françaises et d'un master en Histoire de l'Art, spécialisée en Études sur le cinéma (Universidad Nacional Autónoma de México). Elle a réalisé des échanges et des séjours de recherche a Paris (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3) et a Lisbonne (Cinemateca Portuguesa et Arquivo Nacional da Imagem em Movimento). Elle a participé dans les Festivals Internationaux (Black Canvas IFF, 2019) en tant que jeune jury et FICUNAM (Festival Internacional de Cine de la UNAM, 2020), en tant que collaboratrice pour l'écriture du catalogue. Elle s'intéresse au cinéma et a la littérature. Ses sujets de recherche concernent les migrations, les processus postcoloniaux et les tissus des différentes langues.
Notes
1. Je reprends ici le titre de Vincent Teixeira pour parler directement de Ghérasim Luca.
2. Je fais allusion ici a Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, pour exemplifier, non seulement l'influence française, mais le parcours ou l'expérience du personnage de Malte a Paris. N'oublions pas que cet ouvrage, publié en 1910, est un texte semi autobiographique qui a lieu a Paris mais qui a été écrit en allemand.
3. Relatif aux Juifs de l'Europe centrale ou orientale.
4. Appelée ainsi entre 1920 et 1940.
5. Chez Luca, les termes silanxieux et silenxieusement viennent des mots silence et anxiété.
6. Son pere est mort a la guerre.
7. Apres la Premiere Guerre Mondiale, la Roumanie avait encore une union tres forte avec la France et le Royaume Uni, et c'est pour cela qu'elle en a été bénéficiée.
8. Dans l'église grecque, c'est le supérieur du monastere.
9. Lorsque je parle du monde je n'exclus pas les conditions historiques.
10. Ibíd.
11. Non pas dans le sens de désorienter, mais dans le sens littéral, avec le préfixe dé et le mot pays.
12. L'on peut retrouver ce texte inédit "Je m'oralise" dans le numéro de la revue Europe. Dans cette version du texte, légerement différente -dÛ aux corrections éditoriales- on retrouve l'adjectif confus, alors que dans les fragments publiés par André Velter dans la préface de l'anthologie de Gallimard, on retrouve l'adjectif faussé. Tous deux me semblent adéquats.
Bibliographie
Carlat, D. 1998. Ghérasim Luca l'intempestif. Paris : José Corti.
Gauvin, L. 2009. L'écrivain francophone a la croisée des langues. Paris : Editions Karthala.
Jouanny, R. 1989. Écrire dans la langue de l'autre. In : L'identité culturelle dans les littératures de langue française. Hongrie : Presses de l'Université de Pécs.p.291-298.
Luca, G. 2001. Héros-Limite suivi de Le Chant de la carpe et de Paralipoménes. Paris : Gallimard, collection Poésie.
Luca, G. 2016. « Je m'oralise ». Europe revue littéraire mensuelle, no. 1045, p. 91-92.
Teixeira, V. 2016. « Un barbare dans les lettres françaises ». Europe revue littéraire mensuelle, no. 1045, p. 109-114.
Velter, A. 2001. Héros-limite suivi de Le Chant de la Carpe et de Paralipomėnes. Paris : Gallimard, collection Poésie.
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Abstract
Cet article donne un bref aperçu des origines de la poésie de Ghérasim Luca, un auteur roumain du XXe siecle, ainsi que des principales caractéristiques de sa poésie. Les différentes formes de subversion qui sont mises en exergue dans son travail sont également énoncées, principalement dans le recueil de poésie intitulé Paralipomenes. Le choix de la violence, du silence et de la déformation de la matiere créatrice, c'est-a-dire a la fois du son et de la parole, devient une résistance a dire et a balbutier, sous d'autres formes, contre le fascisme.