1] Le Conte du Graal témoigne de la rupture qui se situe entre la chanson de geste et le roman qui exalte le héros solitaire, évoiuant dans un espace fait de iieux dos, en rapport avec la vie intérieure: l'on y passe du régime diurne de l'épopée, que symbolise l'épée, au régime nocturne, mystique, symbolisé par la coupe.
2] L 'initiation de Perceval s'y fait selon un itinéraire ponctué par des demeures, du manoir matemel et divers chateaux å la hutte de termite.
3] Perceval découvre un espace de pius en pius large, bien réel en communication avec un au-deiå mystérieux tandis que Gauvain vit dans un espace social qui ne change pas de dimension.
4] Peut-ětre le salut réel esti en dehors du cadre spatio-temporel, par la valorisation de la vie intérieure (les goutes de sang sur la neige] et par la solitude qui est un aboutissementf (auprés de termite, pendant la semaine sainte] Mais n'y-a-t-ii pas une autre fuite hors de tespace dont la permanence est niée (épisode du chateau du Graal] ?
Je voudrais commencer par quelques remarques préliminaires, quelques rappels de notions assez banales.1
Tout d'abord, on ne saurait trop exalter ni étudier le génie de Chrétien de Troyes, car il a vraiment créé le roman français sous toutes ses formes : roman d'amour et d'aventure, roman d'éducation, romans doubles, a savoir romans successifs dans la méme oeuvre [Alexandre et Cligés, Perceval et Gauvain] ou romans entrelaces dans le temps méme de leur écriture [Le Chevalier de ia charrette et ie Chevalier au iion], a lire conjointement et a expliquer l'un par l'autre ; romans apparemment inachevés, qui appellent des continuations [c'est le cas du Chevalier de ia charrette, achevé par Godefroy de Lagny, du Conte du Graal], Chrétien n'a négligé aucune des sources d'inspiration accessibles en son temps, a en juger par le prologue de Cligés et l'ensemble de son oeuvre : matiéres celtique, tristanienne, ovidienne, byzantine, hagiographique.
Chrétien, de plus, a suscité et stimulé, nourri toute la tradition romanesque en vers et en prose, du Chevalier de la Charrette au vaste Lancelot en prose. L'on retrouve sa marque dans la plupart des genres littéraires : chanson de geste, jeu dramatique [Courtois d'Arras, Robin et Marion), poésie lyrique....
Cet exposé est en quelque sorte le prolongement de la préface de mon édition publiée dans la collection G.F.2 : il comporte une part d'hypothéses et de réflexions provisoires que je me réserve de mettre au point plus tard, quand je reviendrai sur ce fascinant roman.
Je voudrais aussi rappeler quelques lieux communs utiles a mon propos, des remarques a caractere général et assez simples, qui nous aideront a mieux situer le probléme de l'espace dans Le Conte du Graai  la fin du XlIe siécle, qui voit la bourgeoisie jouer un rôle de plus en plus important, la classe féodale commence a se sentir inutile et cherche une compensation sur le plan de l'idéologie. D'autre part, l'espace au Moyen Age était moins valorisé qu'aujourd'hui. Enfin, Le Conte du Graallaisse une impression de mystére a cause de son inachévement apparent et de sa technique méme, puisqu'il traite avec objectivité des événements surnaturels.
Aussi une étude de l'espace est-elle intéressante, car elle saisit l'oeuvre a un niveau plus profond, sans la réduire en optant pour telle ou telle interpretation ; elle nous force a sortir des débats traditionnels qui ont leur importance, mais occultent peut-étre l'essentiel.
Nous examinerons successivement quatre points :
1. l'espace objectif ;
2. le décor intérieur ;
3. l'espace perçu par le héros ;
4. l'au-dela du cadre spatio-temporel.
I.L'espace objectif
1.L'espace d'un roman comme Le Conte du Graal est ambigu et se situe entre deux pôles, comme l'a écrit Paul Zumthor3 : « Le récit figure un réel extérieur et se représente lui-méme comme discours ». Un espace apparaît qui refuse de s'identifier a l'espace réel et lui emprunte des éléments. Le texte est un mélange d'abstraction et de réalisme qui suscite chez le lecteur la recréation d'un décor. L'espace du Conte est allusif : il fait appel aux connaissances du public : mythiques, historiques, littéraires, géographiques. Pas de localisation véritable, sauf au début ou Perceval, qui est Gallois, rencontre les chateaux arthuriens de Carlion [Caerlon-on-Osk) et de Cardoil [Carlisle), situés l'un dans le comté de Monmouth, l'autre dans le Pays de Galles. L'on note quelques éléments plus quotidiens, qui sont des repéres géographiques de l'Europe occidentale : un fleuve comme la Loire, des villes comme Limoges et Pavie, une province comme la Lombardie, des chateaux anglais qui sont a l'image des réalités françaises du Xlle siécle, comme le chateau de Guigambresil, avec ses rues remplies d'artisans et la révolte d'une commune.
Bref, a l'absence de perspective temporelle répond une certaine generalite au niveau de la perception de l'espace, qui est recréé par l'écriture romanesque a partir d'éléments empruntés a l'espace réel.
Nous n'avons donc ni une description objective, ni une reconstruction totale en dehors des cadres de la vie quotidienne.
2. Le Conte du Grasi, de ce point de vue, témoigne de la rupture qui se situe entre la chanson de geste [comme La Chanson de Roland] et le roman.
L'on passe du collectif a l'individuel, de l'homme d'action donné en exemple au groupe a un héros solitaire, exceptionnel, qui se sépare des autres, de l'optimisme ou l'homme est en accord avec lui-méme et avec les autres, a une rupture, a une attitude critique, soupçonneuse du roman qui n'est pas clos : comme l'a écrit M. Bakhtine, « il n'y a dans le monde épique de place pour aucun inachévement, pour aucune incertitude, pour quoi que ce soit qui fasse probléme. »
L'on passe de la parataxe des propositions indépendantes, qui adhérent mal au réel, a un langage romanesque qui décrit et s'attarde davantage.
L'on passe de l'espace épique, allusif, sans précision ni description [dans la Chanson de Roland, vers 103, Li empereres est en un grant verger] ou ce sont les personnages qui déterminent l'espace, ou c'est au lecteur de le recréer, ou sont multipliés les détails concrets et précis, ou les chateaux tendent a se différencier.
L'on passe de l'espace épique claustrophobe, dégagé, lumineux, en rapport avec l'exploit guerrier qui est valorisé, a l'espace romanesque fait de lieux clos et sombres, de jardins, d'eau, en rapport avec la vie intérieure.
Comme l'a écrit Gilbert Durand dans le Décor mythique de la Chartreuse de Parme4, « Par une espéce de dialectique, l'imagination humaine semble se mettre tour a tour a différents régimes, glisser du régime diurne qui est celui de la geste épique et que symbolise l'épée, au régime nocturne qui est le régime mystique et que symbolisent la coupe et les symboles d'intimité. »
3. Si l'espace romanesque est plus précis que l'espace épique, il paraît pour un lecteur moderne mal dominé et mal représenté. L'espace du XlIe siécle n'est pas fixe, ni ressenti comme une totalité immuable et achevée. L'incertitude prédomine dans un monde ou l'homme se déplace le long de routes mal définies a travers la forét, qui est angoissante par les dangers réels qu'elle recéle et par ce qu'elle évoque sur le plan de l'imaginaire. Selon Jacques Le Goff, la forét est l'horizon inquiétant du monde médiéval, elle le cerne, l'isole, l'étreint. C'est le monde de l'informel, que l'on traverse sans y vivre [sauf pour des raisons vitales], et qui s'oppose a l'espace véritable de l'habitation créée par l'homme. Bien que l'homme médiéval [marchand, mendiant, vagabond, lépreux, pélerin, chevalier errant ...] se déplace beaucoup, il semble qu'une malédiction pése sur l'errant qui échappe aux cadres de la sociéte. Â quoi il faut ajouter un réseau routier imparfait, par faute d'avoir bien entretenu le réseau romain.
Ainsi s'opposent deux espaces : l'espace ponctuel et protecteur du château et l'espace transitoire et dangereux de la route. Dans le Conte du Graal, on note la discordance entre les descriptions assez longues de l'espace intérieur et les allusions rapides aux trajets parcourus. La route est escamotée, qui témoigne d'une véritable angoisse. Ainsi en est-il du début de l'épisode du Roi Pécheur : d'un côté, sept vers [2976-2985] pour le chemin parcouru et Chrétien ne nous apprend que deux choses : Perceval n'a rencontré personne et il n'a cessé de prier ; de l'autre, une description plus précise des abords du château : la riviére profonde et rapide, la barque et le pécheur, l'apparition soudaine du château. L'on peut méme dire qu'il n'y a pas d'espace représenté, mais seulement une juxtaposition de lieux autonomes. Nous retrouvons la dualité fondamentale du Moyen Age, entre Dieu éternel et immuable et le monde imparfait changeant, transitoire, entre la stabilité et le mouvement qui fait peur, ce qu'a bien signalé Georges Poulet dans ses Etudes sur le temps human5: au Moyen Age, «se sentir exister, c'était se sentir étre, et se sentir étre, c'était se sentir non pas changer, non pas devenir, non pas se succéder a soi-méme, mais se sentir subsister.»
Les distances ne font pas l'objet de representations abstraites ni de mesures précises : il est question de vingt lieues en amont ou en aval [v. 3021 ], ou de vingt-cinq lieues [v. 3470] ; ailleurs le jeune homme s'est éloigné « a un jet d'une petite pierre » [v. 621], ou encore la riviére est « si large qu'aucune machine de guerre ni pierrier n'aurait pu jeter de projectile de l'autre côté, ni aucune arbaléte n'aurait pu y lancer de trait » [vers 7228-7231]. Bref, l'espace n'est pas pensé abstraitement, n'est pas transformé en cadre abstrait.
4.Quant aux descriptions qui marquent un arrét dans le roman, elles sont moins autonomes, moins précises que par la suite.
Elles sont genérales, proches du type : il s'agit a l'ordinaire de châteaux solides, de riviéres profondes, l'action se passe au printemps.... Les ressemblances sont plus importantes que les écarts, et Paul Zumthor a eu raison de parler « d'analogies thématiques ».
Ces descriptions sont allusives : elles accumulent les détails qui demeurent indépendants, sans rapports avec la totalité. Emiettement et absence d'ordre : nous n'avons jamais de tableau qui tente de reconstituer la totalité d'un lieu. Tout est juxtaposé et superposé, sans perspective ni profondeur.
Elles sont enfin symboliques. Chaque objet est saisi dans sa matérialité et dans son sens, sans rapports avec d'autres objets mais avec une réalité. Comme l'a écrit Auerbach dans Mimésiá6, « La ou le roman courtois dépeint la réalité, il n'en dépeint que la surface diaprée, et la ou il n'est pas superficiel, il a un autre objet et une autre fin que la réalité contemporaine. »
II.Le décor intérieur
1. Quand on étudie le décor intérieur, on se heurte a des difficultés qui concernent ďabord l'origine des éléments descriptifs, qui est triple : réalisme des chateaux du XlIe
siécle, imaginaire des châteaux arthuriens, emprunt aux récits mythiques de toutes formes. Aussi se bornera-t-on a une étude des images en elles-mémes, d'un point de vue phénoménologique, bachelardien, sans s'intéresser a l'origine des représentations. Si l'on admet avec Gilbert Durand7 que le théme de la demeure est lié a une réverie de l'intimité, qu'elle représente un espace limité, protecteur, qui offre la possibilité d'un retour sur soi-méme, d'une concentration, il faut distinguer, toujours avec G. Durand, la demeure-foyer, vue de l'intérieur, et la demeure-construction, qui en reste a l'extérieur, et dans le Conte du Grasi, beaucoup de châteaux sont vus de l'extérieur, mais la maison est toujours un double de l'étre, un intermédiaire entre le corps et l'espace : c'est un espace humanisé, apprivoisé, un double plus ou moins conscient de la premiére demeure, du ventre maternel, et sur ce point je renvoie a Dtto Rank, le Traumatisme de la naissance.
2. Parmi ces demeures, prédominent les chateaux, qui reviennent selon un schéma stable : le chevalier passe par un espace dégagé, périlleux, puis il arrive a un château.
Le premier chateau est celui de la mére de Perceval, que quitte le héros. C'est le chateau des origines, qu'il ne retrouve pas, plus ou moins noyé dans la forét. C'est le seul qui soit appelé manoir [vers 80, 365, 450], qui offre la double protection de la demeure et de la forét, et qui est un refuge aprés des catastrophes, dirigé par une femme, ce qui accroît sa valeur symbolique par le rappel de la vie intra-utérine. Le départ de Perceval marque sa naissance au monde. Son itinéraire le conduira du chateau maternel a la hutte de l'ermite, de la naissance au monde terrestre a une autre naissance, a la vie spirituelle.
Ensuite, les chateaux d'Arthur, qui sont peu décrits [deux vers pour le chateau de Carduel, 863-864 ; simple nomination pour les autres : Disnadaron, Carlion, Drquenie], sont liés aux thémes du rassemblement et de la séparation [Arthur est triste parce que ses compagnons sont partis]. C'est a la cour d'Arthur que Perceval envoie tous les chevaliers vaincus, c'est une sorte de microcosme qui est le miroir des exploits du chevalier.
Quant au chateau de Gornement de Gorz, il se dresse au bord de la mer, derriére une riviére [vers 1307 et sq...]. C'est une image rationalisée des demeures de l'Autre Monde qui, dans les légendes celtiques, sont situées dans des îles8, ce qui explique que les fleuves soient toujours effrayants et la mer proche, alors qu'aucune nécessité romanesque ne l'impose, sauf dans le cas de Beaurepaire. Ce chateau est isolé, en rupture avec le monde quotidien, hors de toute atteinte. Trés solide [l'auteur répéte l'adjectif fort et accumule les détails puisqu'il parle d'une puissante et haute tour, d'une solide barbacane, de torneles « petites tours », d'un chatelet rond, d'un pont « en pierre, bâti a sable et a chaux, solide et haut, crénelé de chaqué côté, avec, au milieu, une tour et, au bout, un pont-levis », p. 105), le château est de forme carrée (quatre murs et quatre tours) ; aux yeux de Perceval, il donne l'impression de faire partie de la roche sur laquelle il s'éleve : c'est une construction qui défend plutôt qu'un foyer qui protege.
Le château de Beaurepaire, antithétique du précédent, est un asile a l'intérieur d'une terre dévastée (vers 1709-1710). Le romancier insiste sur le pont (important dans le Conte du Graal) dans un schéma d'emboîtement : pont, porte, fenétres (p. 124) qui souligne les connotations protectrices de l'endroit, et sur l'intériorisation du lieu. Chrétien décrit la ville et les maisons que voit Perceval, alors que le château de Gornemant, uniquement défensif, est tourné vers l'extérieur. Ce qui prédomine ici, c'est la transformation d'un espace extérieur, voire la création d'un espace spécifique. Au début, l'intérieur, appauvri, dévasté, ne se distingue pas de l'extérieur, et l'auteur insiste sur ce rapprochement (vers 1749-1773) ; a la fin, le château a retrouvé le joie : il y a donc recréation du lieu clos qui devient heureux. Perceval découvre l'amour dans le château assiégé, dans un triple isolement (ceux de la mer, du château et du siege). L'amour valorise le lieu clos, que Perceval quitte, ne pensant qu'a retrouver sa mere.
Le château du roi Pécheur, a proximité d'une riviere infranchissable et inquiétante, est un château surnaturel, visible ou invisible selon les moments. Château a trois tours (rappelons-nous que le trois est le chiffre de l'au-dela, et par la porteur d'instabilité, et aussi de la Trinité), il est proche des châteaux de l'au-dela dans les récits irlandais et de la ville d'Ys, la cité engloutie, qui se caractérise par les trois traits suivants : apparition fortuite et fugitive de la ville, spectacle magnifique et incomplet qui demande quelque chose aux héros ; celui-ci étant incapable de répondre a cet appel, disparition de la vision. Cette derniere se situe hors de l'espace et du temps. Selon Albert Pauphilet, « le château du Graal serait donc une apparition splendide et fugace comme la ville engloutie du royaume des morts qui ne peut revivre. Deux expressions d'un mythe unique. » Peut-étre y a-t-il aussi un souvenir de la Jérusalem céleste dans l'Apocalypse. « Il me transporta en esprit sur une grande et haute montagne et il me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel d'aupres de Dieu. »
Dans la partie consacrée a Gauvain, les premiers châteaux, ceux de Guigambresil et la Male Pucelle, confirment un schéma déja connu, avec la présence de la mer et de la riviere.
Quant au château des Demoiselles, dangereuse prison pour Gauvain situé au bord d'une riviere sur une falaise, il est d'abord décrit de l'extérieur : sa solidité lui confere un caractere défensif ; puis le palais est décrit en termes fantastiques qui le distinguent de la maison du nautonnier, appartenant, elle, a la réalité concrete du XlIe siecle. Ce palais ressemble a l'Autre Monde : les étres y sont comme immobilisés a un moment de leur vie et ne subissent plus d'évolution ; les deux reines, Ygerne la mere d'Arthur et celle de Gauvain, sont mortes depuis des années ; ce sont des femmes qui le dirigent. Dans une profusion de matieres riches et brillantes (marbre, or, pierres précieuses) qui l'apparentent a la Jérusalem céleste, ce château donne une impression de transparence et de clarté, sans perspective [le lit est au milieu du palais], avec cinq cents fenétres et des verriěres ; c'est une sorte d'univers marin ou le personnage est comme enserré, retenu prisonnier, dans une intimité dangereuse, envahissante.
3. Les salles des chateaux qui comportent a l'ordinaire peu d'éléments, [un lit, une table], d'ailleurs peu décrits, donnent une impression de grand vide. Elles sont toutes grandes et carrées, l'humanisation de l'espace intérieur semble échouer. Sans doute est-ce un fait de civilisation, comme l'a remarqué Marc Bloch dans la Société feodālā9 : « Les nuits que l'on savait mal éclairées étaient plus obscures, les froids jusque dans les salles des chateaux plus rigoureux. » Mais ici le carré a quelque chose d'artificiel, de peu accueillant. G. Durand l'a noté : « l'espace courbe, fermé, régulier serait par excellence signe de douceur, de paix, de sécurité. » L'étre n'est pas plus protégé a l'intérieur qu'a l'extérieur.
Seule la salle du Roi Pécheur est décrite avec plus de précisions, mais la lumiěre surabondante ne donne pas l'impression d'étre chaude ; le feu, autour duquel pourraient se rassembler quatre cents personnes, est trop grand pour créer une intimité ; la comparaison du graal avec le soleil et la lune réintroduit l'univers dans cette salle. Le monde recréé dans le palais est le méme que le monde extérieur, aussi peu protecteur ; la lumiěre trop intense aveugle plus qu'elle n'éclaire, ce qui peut contribuer a expliquer le saisissement du héros incapable de poser les questions attendues.
Le héros est donc a la recherche d'un centre d'intimité qui lui échappe et se transforme.
4. Les tentes, qui sont des portions d'espace plus reduites, moins vastes, plus humaines que les chateaux, représentent, par un symbolisme venu de la Bible, un abri passager, une habitation en terre étrangěre. Ainsi celles de l'armée de Clamadeus ou de la cour d'Arthur, au milieu de la neige.
En revanche, la tente de la jeune fille, qui rappelle la fée des légendes celtiques, offre, malgré son caractere temporaire, sécurité et intimité, que suggěrent quantité de détails : le lit, la table, le hanap, les patés. C'est un foyer, et non pas une construction ; elle est protectrice sans étre défensive. Ce schéma d'intimité est renforcé par l'impression d'emboîtement, puisque l'espace clos de la tente est contenu dans l'espace limité de la clairiěre. La tente de la pucelle constitue pour Perceval une transition entre l'espace originel et protecteur et la quéte sans espoir.
5. Enfin, les lieux sacrés. Négligeons ceux qui sont intégrés a la ville et a la société, les abbayes et les églises a Beaurepaire et a Tintagueil, mentionnées sans étre l'objet d'une description. Bornons-nous aux espaces isolés, c'est-a-dire a la chapelle de l'ermite chez qui Perceval arriva le vendredi saint. C'est un des lieux les plus importants du roman, ou les événements se déroulent en trois jours, du vendredi saint au dimanche de Paques ; c'est un aboutissement de la quéte de l'espace originel.
Les ressemblances avec le manoir de la mene ne manquent pas : dans les deux cas nous sommes au milieu de la forět, lieu de l'origine et de l'informel, par un jour de printemps. C'est un lieu accueillant que cette petite chapelle, un lieu protecteur, ou
l'étre, loin de tout, se recueille, comme l'a senti Gaston Bachelard dans la Poétique de ¡'espace10 : « La hutte de l'ermite est l'antitype du monastere. Autour de cette solitude centrée, rayonne un univers qui médite et qui prie, un univers hors de l'univers. La hutte ne peut recevoir aucune richesse de ce monde. De dépouillement en dépouillement, elle nous donne acces a l'absolu du refuge. »
Ce retour aux origines, dans un lieu protégé, éclairé par les révélations de l'ermite, marque une seconde naissance de Perceval a la vérité, a la connaissance de son passé ; c'est un recommencement, qui demeure ambigu : Perceval n'est-il pas ramené au point de départ ? La sécurité n'est-elle pas fallacieuse ?
III.L'espace perçu par le héros
Nous sommes amenés ainsi a suivre l'évolution du héros dans ce roman d'une éducation [a la chevalerie, a l'amour, a la religion] que sert une technique romanesque nouvelle. La premiere partie du roman se déroule en quelques jours a peine, et Perceval, campé a grands traits caricaturaux plutôt que réalistes, fait des progres extrémement rapides, d'abord enfant maladroit au manoir de sa mere, qui finit chevalier précocement mÛri, et méme preudome, chez l'ermite, alors que les autres personnages ne changent pas. D'un autre côté, nous avons un nouveau mode d'écriture en rupture avec celui des oeuvres antérieures, et dÛ a la nature de Perceval. Les événements, pour une part, sont décrits tels que le héros les ressent par une sorte d'intériorisation de l'écriture. Le début du roman, plutôt que de décrire un monde, raconte le développement, la construction progressive d'une personnalité. Quel rôle joue l'espace dans cette élaboration progressive de la personnalité du héros ?
La premiere image du héros11 nous le montre jouant avec ses javelots dans des mouvements qui tendent a une possession ludique du monde, encore tributaire des rapports avec la mere. Le jeune héros, déterminé par un principe de plaisir, découvrira plus tard le principe de réalité. Ces mouvements font penser au jeu de l'enfant qui lance et rattrape ses jouets. Dans ce jeu, Freud, dans ses Essais de psychanalyse, décelait le mimétisme de la disparition et de la réapparition de la mere : ainsi l'enfant devient-il le maître d'événements qu'en temps normal il subit et dont il souffre. Donc, dans un premier temps, Perceval est un héros tres jeune, dominé par le principe de plaisir ; sa mere lui sert de médiatrice dans ses rapports avec le monde environnant. Il est en dehors de la vie sociale, tourné vers lui-méme : il ne perçoit pas, dans la forét, les chevaliers en eux-mémes, mais intégrés a son univers en les prenant pour des anges. Il adhere naturellement au monde qui l'entoure, il perçoit tout sans rien remettre en question. L'espace extérieur s'impose a lui de façon sensible, sans reconstruction intellectuelle.
Il prend ensuite ses distances par rapport aux objets, il découvre les objets extérieurs. Ce qui explique certains détails du roman, qui ne manquent pas de signification : il est
d'abord incapable de se séparer de son cheval quand il pénetre a la cour du roi Arthur12, et cette scene n'est pas seulement comique ; il croit qu'on naît avec une armure ; il joue avec son cheval et ses armes dans un mouvement de va-et-vient qui se retourne sur luiměme [vers 1386-1390]. Ce personnage, qui d'abord n'a pas de nom [il a des surnoms - Biax Filz, Biax Frere, Biax Sire - puis un renom sous l'armure du Chevalier Vermeil] ne se distingue pas du monde. Il en va de méme pour ses vétements, qui, au début, le rattachent a la vie de son enfance : il porte des habits grossiers faits par sa mere, a la mode du pays de Galles, qu'il refuse de quitter et qui symbolisent sa dépendance. Il s'arrache progressivement a cette premiere personnalité : apres le combat avec le Chevalier Vermeil, il revét l'armure du vaincu, mais s'obstine a garder les vétements fabriqués par sa mere13; c'est seulement chez Gornemant de Gort qu'il se décide a se séparer de ses anciens vétements. C'est un changement symbolique, par lequel il réalise l'accord entre son apparence et la nouvelle personnalité qui se forme en lui.
L'évolution de Perceval se manifeste aussi par sa situation dans un espace plus vaste, oli l'on décele plusieurs étapes.
Ce sont d'abord des déplacements purement gratuits : il joue avec ses javelots, il répond que son cheval lui permet d'aller ça et la.
Ensuite, il découvre une finalité a ses mouvements, mais une finalité qui obéit a une détermination intérieure : retrouver sa mere. Perceval est toujours soumis au principe de plaisir, poussé par un désir intérieur.
Puis, ses déplacements obéissent a une détermination extérieure : il suit l'appel de l'aventure, les sollicitations des messageres de l'Autre Monde : l'espace devient sans limite.
Enfin, apres les révélations de la Demoiselle Hideuse, les déplacements de Perceval obéissent de nouveau a une détermination intérieure. Il sait ce qu'il veut : savoir a qui l'on sert le Graal, pourquoi la lance saigne. Son champ d'action n'a plus aucune limite, l'espace est completement dominé : le héros a réussi a faire éclater les limites qui l'emprisonnaient au début du roman dans son intériorité, ses désirs et ses jeux.
Peut-étre [sans doute] y a-t-il une nouvelle étape avec le séjour chez l'ermite. Perceval est ramené a un nouvel espace clos : la conquéte de soi ne s'identifierait pas totalement a celle de l'espace extérieur, mais elle ne serait possible qu'apres une limitation de celui-ci.
Mais le roman est complexe, puisqu'il comporte une seconde partie. Il faut s'interroger sur ce qui apparaît comme un vaste appendice aux aventures de Perceval, sur la signification du rôle de Gauvain : est-ce un antihéros, ou un modele que Perceval dépasse, ou un modele complémentaire ? De surcroît, le roman est formellement inachevé [volontairement ou non], en sorte qu'il peut sembler difficile de discerner une ligne directrice des aventures de Gauvain, un but ou un aboutissement.
Il reste que Perceval est provoqué a reprendre sa quéte par une créature de l'Autre Monde, il semble étre en communication avec quelque chose d'autre, tandis que Gauvain est envoyé en mission par des hommes de ce monde qui le provoquent a entreprendre sa quéte par rancune, pour se venger, et il est toujours conditionné par d'autres personnes ou des circonstances extérieures.
Perceval vit dans un espace total, bien réel, en communication avec un au-dela mystérieux, dans un monde qui s'élargit ; Gauvain, lui, vit dans un espace social, qui ne change pas de dimensions.
L'on s'en rend compte en examinant le décor des deux parties. La forét, a la fois dangereuse et protectrice, domine dans la premiére partie, et elle participe aux aventures du héros. Au contraire, dans la seconde partie consacrée a Gauvain, l'arbre isolé, le chéne, l'olivier, l'if, se substitue a la forét ; il est plus ambigu, moins sécurisant, et quand il est question d'un olivier, comme au vers 6783, on se rend compte que l'espace a moins de rapport avec l'espace réel que dans la premiére partie, puisque l'olivier ne pousse pas en Grand-Bretagne.
Enfin, les jardins sont importants dans les aventures de Gauvain : ils sont ouverts vers le ciel, donc refusant toute véritable protection, et portant la marque de l'homme.
L'on peut dire que, dans la premiére partie, l'espace est un espace total qui inclut l'espace naturel, et dans la seconde il est mutilé, réduit a sa partie sociale.
Dans cette la seconde partie, on a l'impression d'étouffer, Gauvain ne semble pas pouvoir se libéren de l'espace social. Un indice ne laisse pas d'étre révélateur : dans cette partieci, les paysages sont, a plusieurs reprises, montrés d'en haut, a travers le regard du héros monté sur une tour, en particulier dans le château des demoiselles [avec le nautronier, vers 3500-7505 ; avec une jeune fille, vers 7987-8006 ; avec la reine, vers 82848288]. N'est-ce pas le désir de dissiper une atmosphére étouffante par un brusque élargissement de la vision ? A un espace clos se substitue un espace en partie ouvert et dégagé, par une sorte de retour a l'espace épique. Cette deuxiéme partie, qui se marque par un retour au château de la mére de Gauvain, évoque un monde en décomposition, incohérent, sans progression, étouffant, que symbolise le château mystérieux oů tous les étres semblent morts et qui s'oppose au début printanier, a la jeunesse de Perceval. C'est le symbole de l'échec de toute tentative se situant exclusivement dans un univers social. Gauvain est peut-étre l'image de la fixité de la société féodale, de l'incapacité de s'adapter a un monde qui évolue.
IV.Au-delâ du cadre spatio-temporel
Le contact avec le monde extérieur se fait par l'intermédiaire d'un vétement ou d'une armure, ce que rappelle bien le film de Bresson, Lancelot. Dans le Conte du Grasi, pas de personnages nus comme Yvain au moment de sa folie : la nudite marque un retour a l'animalité, a une vie antérieure, plus immediate et plus primitive. En deux endroits, on peut parler de nudite partielle : les pelerins du Vendredi Saint vont pieds nus [seuls les gens qui seront sauvés ont un contact direct avec le monde] ; l'amie de l'Orgueilleux de la lande a ses vétements déchirés : elle est victime de la jalousie de son ami, et le nudité est une marque d'infamie. En revanche, aucune mention de la nudité dans les scenes d'amour de Beaurepaire.
Le corps et la féminité sont exorcisés par l'écran de beauté et de lumiere du portrait conventionnel, parallele a l'armure du chevalier, qui est ambigue : elle protege contre les dangers du monde extérieur, elle emprisonne celui qui la porte14. Pour arriver a de véritables rapports, il faut enlever l'armure : ainsi lorsque Perceval est chez l'ermite, ou qu'il rencontre Gauvain apres la scene de l'extase. Par conséquent, si, au début, l'armure, symbole de la chevalerie, fascine, donne l'illusion de trouver un abri, cette protection devient vite une prison dont le personnage doit sortir s'il veut découvrir autre chose. L'on retire l'impression générale d'un monde ou chacun est isolé, sans contact entre le monde extérieur et les étres, sans inscription des étres dans l'espace, la femme appartenant a un autre univers, le chevalier toujours seul.
Peut-étre le salut est-il en dehors du cadre spatio-temporel. Le vie intérieure est valorisée, en particulier par l'extase de Perceval contemplant les gouttes de sang sur la neige. Si l'on trouve des épisodes semblables dans le Chevalier de la Charrette ou Lancelot est plongé dans une réverie proche de l'extase, saisi par ses souvenirs ou a la vue du peigne de Guenievre, ce qui est propre au Conte du Graalc'est que la réverie de Perceval est suscitée par la rencontre entre un spectacle naturel et un souvenir personnel : la neige donne naissance a la vision, le soleil y met fin. La méditation du héros semble ambiguě, ses pensées paraissent plus proches de la sensation. Les trois vers 4199-4201, « car le sang et la neige ensemble lui rappelaient le teint frais du visage de son amie », ont l'allure d'une interpretation extérieure qui ne livre qu'une petite partie du sens de l'aventure. L'extase de Perceval prend la forme d'un repliement total sur soi-méme dans un monde hostile.
C'est ici que la neige joue un rôle important, symbolique. La neige, selon Gilbert Durand15, est créatrice d'intimité, elle isole celui qu'elle entoure, effaçant tous les bruits [Perceval n'entend pas arriver les chevaliers], créant un vide autour du personnage, uniformisant le paysage : la neige, je cite G. Durand, « défait tout ... défait les sens, les couleurs. Dans l'univers de l'hiver, la pensée se recueille et devient angélique, loin des exubérances charnelles de l'étre. » La neige est ici négative, elle crée un espace froid dont il faut se protéger. Â quoi s'ajoutent l'agression du faucon et les interventions brutales de Sagremor et de Keu. C'est l'expérience d'un isolement parfait, d'un rapport exclusif a soi-méme. Nous sommes aux antipodes de Saint-John Perse pour qui la neige rend les choses présentes, vivantes, parce qu'elle les illumine et les recouvre d'un tissage conţinu : la neige rend le monde present, lumineux ; aussi est-elle analogue a la creation artistique16.
Cette scene du Conte du Graalest trés riche. Les gouttes de sang, rondes et au nombre de trois, créent une certaine idee de perfection. D'autre part, tout tend vers revocation d'un rachat : la blessure de l'oiseau a lieu dans le ciel ; le soleil, maître de la vision, est un symbole de purification ; l'oiseau continue a vivre et disparaît dans le ciel. Mais, si le rachat est a peine entrevu, ne durant qu'un moment, la scéne des gouttes de sang sur la neige valorise la vie intérieure, le respect de l'intimité de chacun, témoin a la fin les propos de Gauvain : « Sire [d/t-/l au ro/], aussi vrai que je demande a Dieu de m'aider, il n'est pas juste, vous le savez bien, vous l'avez toujours dit et prescrit, qu'un chevalier ose, comme ces deux-la [Sagremore et Keu] l'ont fait, arracher un autre chevalier a ses pensées, quelles qu'elles soient. »17
Toutefois, cette valorisation de la vie intérieure se fait malgré tout dans le cadre social, comme en témoigne l'épisode chez l'ermite dans la forét.
C'est un topos de la littérature médiévale que celui du chevalier égaré dans la forét et le retour a la vie primitive. Mais une comparaison avec la folie d'Yvain dans le Chevalier au lion est trés instructive.
Dans les deux cas, il s'agit d'une vie dans la forét, au contact d'un ermite, et d'un égarement passager avec perte de la mémoire.
Mais que de différences ! La folie de Perceval est une simple perte de mémoire, elle est antérieure au séjour dans la forét. Les rapports avec l'ermite sont d'ordre purement économique pour Yvain, d'ordre affectif et spirituel pour Perceval. La forét du Chevalier au Hon constitue l'envers de l'univers social, un monde a proprement parler en dehors de la société et de la culture ; celle du Conte du Graal est aussi rassurante qu'inquiétante : c'est le lieu d'une révélation particuliére, presque un lieu de salut. Yvain, totalement nu, n'y porte aucune trace de son ancienne vie sociale ; Perceval ne fait que de se désarmer. Si le régime alimentaire est frugal pour les deux personnages, l'absence de viande, dans le cas de Perceval, est en rapport avec la vie et la religion chrétiennes.
Loin d'étre coupé de la société et des personnes qu'il a connues antérieurement, Perceval se trouve renvoyé a elles par le biais des révélations de l'ermite. Yvain est rendu a la primitivité, a l'informel, tandis que Perceval trouve dans la forét un monde structuré en fonction d'autres valeurs que celles qu'il avait connues jusque-la, qui sont des valeurs de priére, de méditation, de vie intérieure.
L'on devine maintenant la différence entre le Conte du Graal et les romans antérieurs de Chrétien de Troyes, dans lesquels la solitude n'était qu'une étape qu'il fallait dépasser pour atteindre un bonheur plus complexe ou le héros est inséré dans la société : on y retrouve toujours la conjuration du mythe de Tristan. Dans le Conte du Grasi, la solitude n'est plus une imperfection, mais un aboutissement. D'autres personnages du roman découvrent d'ailleurs la solution du refuge et du repli sur soi : la mere de Perceval, le vieux roi du Graal, l'ermite, qui, apres avoir perdu un univers heureux, tente d'en préserver le souvenir hors du temps et de l'espace, comme le symbolise le roi pécheur.
Perceval, avant la solution définitive du repli sur soi, l'entrevoit a plusieurs reprises, lors de son extase, lors de son admission chez le roi pécheur.
Mais peut-étre au-dela du refus de la société, de l'aspiration a vivre de façon purement intérieure, y a-t-il une autre fuite hors de l'espace, qui va plus loin et que l'on trouve suggérée dans la scene du château du graal. Quel en est l'essentiel ? L'auteur a voulu créer cette impression d'irréalité qui surprend. Perceval d'abord ne distingue rien, puis il voit apparaître le sommet d'une tour, enfin le château lui-méme ; aucun paysage n'est décrit entre Beaurepaire et le château du graal, aucune idée de la distance, de la durée du trajet ; ensuite, la cousine de Perceval dit qu'il n'y a pas de château a quarante lieues dans la direction d'ou il vient. N'est-ce pas nier la permanence de l'espace ? Vouloir suggérer un monde totalement autre qui échappe a nos mesures et a nos déterminations.
C'est ainsi qu'on découvre une autre fonction de l'écriture et un appel a quitter le cadre spatio-temporel. C'est la-dessus que je voudrais terminer.
Le décor réaliste [de la forét, de la neige] n'est évoqué que pour étre détruit. Le roman refuse l'espace parce qu'il appelle a vivre dans un au-dela de la réalité, dans un ailleurs qui est celui de la présence divine, de la connaissance et de la vérité. Les romans antérieurs de Chrétien intégraient cette dimension a l'espace social ; maintenant, l'espace mystique ne coincide plus avec l'espace social.
C'est une rupture identique a celui de Jaufré Rudel et de l'amour de loin. L'espace de l'amour ne coincide plus avec la société féodale, comme l'a bien vu Jean-Charles Payen dans un article pionnier18,
« Jaufré marque avec force que l'amour courtois n'est pas compatible avec le contexte idéologique de l'occident chrétien et qu'il faut donc se réfugier dans un autre espace pour connaître la plénitude amoureuse. La quéte de la dame est toujours la quéte d'un ailleurs, mais cet ailleurs est désormais étranger a la société chevaleresque. »
C'est la démarche générale des poetes : « La vraie vie est absente, a écrit Rimbaud, nous ne sommes pas au monde » ; tandis que Yves Bonnefoy regrette un « pays d'essence plus haute ou j'aurais pu aller vivre, et que désormais j'ai perdu. » C'est une démarche ambigue puisque la fuite est échec et libération, le lieu clos est prison et protection. Perceval chez l'ermite est libéré des servitudes du monde, sa position de retrait lui permet de découvrir le sens de ses aventures passées. Mais, par la méme démarche, nous est livrée l'image d'un monde en rupture avec lui-méme ou les actes ont un sens qu'on ne peut connaître que dans un ailleurs. Le roman comporte deux types de personnages : ceux qui participent aux secrets, et ceux qui agissent mais n'ont plus acces au sens.
Le roman s'inscrit dans une société qui se fuit. Tout entier, il est marqué par le désir de se fuir : il se passe a une époque passée, dans un espace situé dans un pays mal connu : il fait appel au mythe ; Perceval communie le jour de Pâques, et le symbolisme chrétien du graal évoque la mort du Christ. Comme l'écrit Mircea Eliade, « n'importe quelle répétition d'un acte archétype suspend la durée, abolit le temps profane et participe au temps mythique. » Le cortege du Graal passant et repassant devant le héros est la concrétisation d'une aspiration a vivre dans un pur univers de la répétition ou le temps serait aboli.
Le roman est l'expression d'une classe sociale qui se fuit et qui se referme sur elle-méme par l'exclusion violente de toute une partie de la société. Â l'origine du roman, il semble qu'il y ait ce double mouvement de clôture et d'ouverture, de repliement sur soi et de fuite de soi.
Perceval porte la marque d'un double échec de la classe féodale. Il exprime la tension a l'intérieur de la classe féodale : tout un groupe de petits seigneurs se trouvent sans ressources et se transforment en chevaliers errants apres la fin des guerres ; la royauté gouverne sans son appui, en sorte que la classe féodale se sent inutile. De la est née l'éthique courtoise, du modele constitué par le chevalier errant en quéte d'aventure et d'amour ; ce qui a entraíné la fiction du cadre arthurien. Dans le Conte du Grasi, on discerne la transposition d'une seconde étape qui marque l'échec, du dépassement des valeurs courtoises et chevaleresques.
Seule l'éducation reçue de Gornemant de Gort, conforme a l'éthique courtoise et chevaleresque, est responsible du silence de Perceval chez le Roi Pécheur. Le héros va tourner le dos a cet idéal historique et collectif pour chercher une solution a l'intérieur de lui-méme et dans un ailleurs qui est celui de Dieu. C'est une solution individualiste qui valorise tout ce qui est intimité, fermeture sur soi19.
Perceval témoigne d'une double rupture, d'abord de celle de son groupe qui refuse un certain état de la société, puis de celle de l'individu pour qui la premiere tentative apparaît déja comme un échec. Il en va de méme pour l'écriture du Conte du Graal qui a d'abord, dans un climat de difficultés, une fonction de substitution et d'exorcisation : naissant de l'ennui, il cherche a démultiplier chaque instant, a s'attarder sur tel ou tel caractere. Ensuite, l'ennui de la classe féodale est redoublé par l'individualisme grandissant : l'écriture n'a plus de fonction sociale : elle tente de recréer une présence, de rassaisir un monde qui disparaît et que l'on sait perdu.
L'espace de Perceval est donc un espace de l'exil, hors du monde, un espace du décentrement et de la perte de soi.
1 Cet article est la version longue d'un exposé fait ailleurs.
2 1997. C'est cette edition que nous utilisons.
3 Essa i de poétique medievale, Paris, Le Seuil, 1972, p. 340.
4 Paris, Corti, 1961, p. 133.
5 Paris, 1950-1964, t. I, p. 5.
6 Paris, Gallimard, 1968, p. 146.
7 Les Structures anthropologiques de ¡'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 279.
8 Voir Jean Marx, La Legende arthurienne et le Graal, Paris, PUF, 1952, p. 141.
9 P. 113.
10 Paris, PUF, 1957, p. 46.
11 Ed.cit., vers 96-99: Des javeloz que il avoit/Aloit environ lui lançant/Une ore ariere et autre avant,/Une ore an bas et autre an haut.
12 Vers 902-903: Et li vaslez antre a cheval/An la sale qui fut pavee.
13 Vers 1170-1173: Honie soit sa gorge tote / Qui changera ne loing ne pres / Ses bons dras por autrui mauvés.
14 Comme l'a bien suggéré Robert Bresson dans Lancelot.
15 Dans « Psychanalyse de la neige », Mercure de France, aoÛt 1953.
16 Voir l'ouvrage de Colette Camelin, Saint-John Perse. ¡.'imagination creatrice, Paris, Hermann, 2007.
17 Vers 4350-4357.
18 L'espace et le temps dans la chanson courtoise occitane >, Annales de ¡'Institut d'Etudes occitanes, 1970, t. II, n° 5.
19 Voir Erich Köhler, ¡.'aventure chevaleresque, Paris, Gallimard, p. 1974, p. 284: "Dans Percevall'idéal s'est tellement éloigné de la réalité qu'il s'éloigne méme de la representation idéale la plus pure, la communauté arthurienne, dont la situation désespérée, difficilement dissimulée par la vie de cour apparaît clairement. »
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© 2010. This work is published under https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/fr/ (the“License”). Notwithstanding the ProQuest Terms and Conditions, you may use this content in accordance with the terms of the License.
Abstract
1] Le Conte du Graal témoigne de la rupture qui se situe entre la chanson de geste et le roman qui exalte le héros solitaire, évoiuant dans un espace fait de iieux dos, en rapport avec la vie intérieure: l'on y passe du régime diurne de l'épopée, que symbolise l'épée, au régime nocturne, mystique, symbolisé par la coupe. 2] L 'initiation de Perceval s'y fait selon un itinéraire ponctué par des demeures, du manoir matemel et divers chateaux å la hutte de termite. 3] Perceval découvre un espace de pius en pius large, bien réel en communication avec un au-deiå mystérieux tandis que Gauvain vit dans un espace social qui ne change pas de dimension. 4] Peut-ětre le salut réel esti en dehors du cadre spatio-temporel, par la valorisation de la vie intérieure (les goutes de sang sur la neige] et par la solitude qui est un aboutissementf (auprés de termite, pendant la semaine sainte] Mais n'y-a-t-ii pas une autre fuite hors de tespace dont la permanence est niée (épisode du chateau du Graal] ? Je voudrais commencer par quelques remarques préliminaires, quelques rappels de notions assez banales.1 Tout d'abord, on ne saurait trop exalter ni étudier le génie de Chrétien de Troyes, car il a vraiment créé le roman français sous toutes ses formes : roman d'amour et d'aventure, roman d'éducation, romans doubles, a savoir romans successifs dans la méme oeuvre [Alexandre et Cligés, Perceval et Gauvain] ou romans entrelaces dans le temps méme de leur écriture [Le Chevalier de ia charrette et ie Chevalier au iion], a lire conjointement et a expliquer l'un par l'autre ; romans apparemment inachevés, qui appellent des continuations [c'est le cas du Chevalier de ia charrette, achevé par Godefroy de Lagny, du Conte du Graal], Chrétien n'a négligé aucune des sources d'inspiration accessibles en son temps, a en juger par le prologue de Cligés et l'ensemble de son oeuvre : matiéres celtique, tristanienne, ovidienne, byzantine, hagiographique. L'on passe de l'espace épique, allusif, sans précision ni description [dans la Chanson de Roland, vers 103, Li empereres est en un grant verger] ou ce sont les personnages qui déterminent l'espace, ou c'est au lecteur de le recréer, ou sont multipliés les détails concrets et précis, ou les chateaux tendent a se différencier. Nous retrouvons la dualité fondamentale du Moyen Age, entre Dieu éternel et immuable et le monde imparfait changeant, transitoire, entre la stabilité et le mouvement qui fait peur, ce qu'a bien signalé Georges Poulet dans ses Etudes sur le temps human5: au Moyen Age, «se sentir exister, c'était se sentir étre, et se sentir étre, c'était se sentir non pas changer, non pas devenir, non pas se succéder a soi-méme, mais se sentir subsister.»
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1 Professeur émérite de Paris 3 Sorbonne nouvelle