Resumen
Le fil (1994) es la primera « novela » de Christophe Bourdin, que narra en tres partes - el « tiempo de la hipocondría », el « tiempo de la agonía » y el « tiempo del sueño » - las fases que han marcado su enfermedad del sida. El presente artículo trata de examinar el modo en que Bourdin percibe su cuerpo y refleja su identidad ante el espejo, la mirada del otro y la página. Una confrontación agravada por el avance de la enfermedad y comparable a la que describe Hervé Guibert en sus relatos autobiográficos sobre el sida: A l'ami qui ne m 'apas sauvé la vie (1990) y Le protocole compassionnel (1991).
Palabras clave: Hervé Guibert, autobiografía, enfermedad, reflejos del « yo ».
Résumé
Le fil (1994) est le premier « roman » de Christophe Bourdin qui, atteint du sida, raconte en trois temps - le « temps des hypocondries », le « temps de l'agonie » et le « temps du reve » - les stades qui ont ponctué sa maladie. Il s'agit dans cet article d'examiner la façon dont Bourdin perçoit son corps et reflete sur son identité a travers le miroir, le regard d'autrui et la page. Une confrontation aggravée par l'avancée de la maladie et comparable a celle décrite par Hervé Guibert dans ces autres récits autobiographiques sur le sida que sont A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie (1990) et Le protocole compassionnel (1991).
Mots clé : Christophe Bourdin, Hervé Guibert, autobiographie, maladie, reflets de soi.
Abstract
Le fil (1994) is the first « novel » by Christophe Bourdin who narrates in three parts - « time of hypochondria », « time of agony » and « time of dreams » - the various stages of his illness, AIDS. This article aims to examine the ways in which Bourdin perceives his body and reflects on his identity through the mirror, the Other and the page. A confrontation aggravated by the progression of his disease and comparable to Hervé Guibert's experiences in his autobiographical narratives on AIDS: A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990) and Le protocole compassionnel (1991).
Keywords : Christophe Bourdin, Hervé Guibert, autobiography, illness, reflections of the self.
1.Introduction
Le fil (1994), sous-titré « roman », est le premier livre de Christophe Bourdin qui, atteint du sida, raconte en trois temps - le « temps des hypocondries », le « temps de l'agonie » et le « temps du reve » - et a travers des pronoms personnels différents les stades qui ont ponctué sa maladie. Dans la premiere partie, c'est a la deuxieme personne et au passé que Bourdin a recours pour se référer a son « moi » passé confronté a sa séropositivité. L'auteur passe ensuite, dans la deuxieme partie, a la premiere personne du singulier pour retranscrire, au présent, passages du journal de son « moi » agonisant. Le récit s'acheve en laissant place au reve, une troisieme partie rédigée a la deuxieme personne du pluriel et au conditionnel, pour suggérer la vision onirique d'une évasion en amoureux. Il s'agit du récit d'une période assez breve, étendue sur une dizaine d'années, ou Bourdin reflete sur les répercussions que le sida a eu sur sa vie.
A la fois témoignage et construction, Le fil appartient a ce corpus de récits de vie marqués par la maladie que Grisi nomme l'« autopathographie », un concept qui emprunte la forme littéraire de l'autobiographie et le fond thématique de la pathologie et qu'il définit comme : « tout écrit autobiographique dans lequel l'auteur évoque de façon centrale ou périphérique, des faits, des idées ou des sentiments relatifs a sa propre maladie » (Grisi, 1996: 25). Si la mort est, de surcroît, ce qui attend l'auteur a la fin du récit, plus qu'une autobiographie, il s'agirait de ce que Boulé (1999: 207) appelle plus dramatiquement une « thanatographie ». Le choix de sous-titrer Le Fil un « roman » pourrait donc insinuer une tentative d'adoucir une réalité, de rendre moins dure la lecture de cet auteur irrémédiablement condamné. En décourageant le lecteur a faire le lien entre le récit et sa vie, Bourdin éviterait d'en dramatiser leur fin, inévitablement unie. Semblable a la fin onirique de Le fil, le sous-titre « roman » autoriserait l'évasion, le détachement par le reve et l'imagination.
Au sujet des récits de vie, Vercier remarque que toutes les enfances se ressemblent des l'instant ou elles passent toutes par les memes découvertes : « Je suis né, Mon pere et ma mere, La maison, Le reste de la famille, Le premier souvenir, Le langage, Le monde extérieur, Les animaux, La mort, Les livres, La vocation, L'école, Le sexe, La fin de l'enfance » (Vercier, 1975: 1033). Une pareille critique peut s'appliquer, d'apres Mars-Jones, aux récits sur le sida ou, explique l'auteur :
There are likely to be rites of passage, hard to avoid but hard to reshape, retroviral equivalents of the Stations of the Cross : first knowledge of the epidemic, first friend sick, first death, first symptom. ... How do you tell a fresh story when the structure is set ? (apud Robinson, 1995: 127).
Une structure a schéma christique que découvre également Hervé Guibert en lisant les lettres que lui envoient ses lecteurs a la sortie de son récit autobiographique Le protocole compassionnel :
Certains mots revenaient souvent dans les lettres : « sainteté », « vous etes un saint », « Saint Sébastien ». J'ai gambergé et tout a coup je me suis dit : mais bon sang, je ne m'en suis pas rendu compte, mais Le protocole compassionnel a un schéma christique [...] Il y a un chemin de croix avec des épreuves comme des stations : la cave, la fibroscopie. Ensuite, il y a toutes ces scenes ou je m'accroche autour du cou du masseur, autour du cou du médecin et qui forment comme des « Pieta ». Et puis, il y a une pseudorésurrection a la fin (apud Boulé, 1999: 209).
Une hagiographie suggérée d'ailleurs par la couverture de l'édition Folio du Protocole compassionnel intitulée : « Le martyre de saint Tarcise », qui montre une illustration du jeune martyre agonisant. S'il est impossible pour Bourdin et Guibert de modifier l'ordre dans lequel les événements sont vécus, il leur reste l'habileté de choisir l'ordre et la façon de les raconter, et chercher a maintenir, comme dirait Guibert, « cette marge d'imprévu réservé a l'écriture vivante, a l'écriture gaie » (Guibert, 1991: 198). Difficile évidemment de parler d'écriture « gaie » ou « vivante » lorsque la maladie, l'agonie et la mort sont les themes qui dominent ces récits. Il s'agira, par conséquent, dans cet article, d'examiner les rapports qu'entretient Bourdin avec l'image de soi que lui reflete le miroir, le regard d'autrui et la page. Une confrontation aggravée par l'avancée de la maladie et comparable a celle décrite par Guibert dans ces autres récits sur le sida que sont A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990) et Le protocole compassionnel (1991).
2.L'expérience du miroir
Le « temps des hypocondries » est le titre de la premiere partie de Le fil, elle-meme divisée en deux temps : celle qui précede et celle qui suit la déclaration de la maladie. Il s'agit d'une période de quelques mois, mais qui fait tout basculer et envisager - comme dirait le « je », plus mesuré, de la deuxieme partie - « le petit drame qui commençait a se jouer » (Bourdin, 1994: 97). C'est le passé qui domine cette partie et c'est aussi exclusivement a la deuxieme personne du singulier que Bourdin choisit de la narrer. Une narration atypique ou le « je » implicite du narrateur fait du « tu » - soit le « je » implicite de son passé - le destinataire de son récit. Au niveau de l'énonciation, il y aurait, comme l'explique Lejeune, une distinction entre « le sujet de l'énonciation » et « le sujet de l'énoncé traité comme destinataire du récit » (Lejeune, 1975: 17). Le « je » implicite qui dit « tu » est, en effet, le point de vue du narrateur présent sur celui qu'il a été. A travers ce dialogue fictif Bourdin cherche a renforcer l'impossible identité et unité entre son « je » présent et malade et un « tu » encore ignorant de son état de santé. Par conséquent, le recours a la deuxieme personne du singulier non seulement suggere une distance temporelle, entre un « je » présent et un « je » passé, mais aussi une distance existentielle, celle d'un sujet divisé, fracturé, passé a une nouvelle étape d'une vie côtoyée par la maladie.
Au début du récit, le « tu » ignore encore sa maladie, mais bien avant les résultats du dépistage du sida, elle est déja présente dans son esprit. C'est, comme l'évoque le titre de cette premiere partie, le « temps des hypocondries », celui ou Bourdin cherchera a conjurer un sort encore indéterminé a travers toutes sortes de précautions démesurées. Aussi l'auteur raconte-t-il avoir eu peur du froid : « Tu t'es couvert, te protégeant la tete, les oreilles, la gorge et la poitrine, contre le mauvais temps, les courants d'air, l'humidité des nuits et la piqúre du froid » (Bourdin, 1994: 14) ; peur de toucher ce que les autres ont touché jusqu'a désirer avoir « des gants invisibles, permanents », qu'il aurait « portés comme une seconde peau » (Bourdin, 1994: 15) ; peur d'attraper les microbes des passants : « Tu entendais les toux et tu voyais les rhumes ; tu craignais les haleines et les éternuements » (Bourdin, 1994: 15). Une peur si irrationnelle que l'auteur avoue avoir été « soupçonneux » d'autrui au point « qu'autrui [lui] apparÛt hostile » (Bourdin, 1994: 16). L'incertitude d'etre atteint du sida rend l'auteur hypocondriaque, paranoi'aque, mais aussi maniaque de l'hygiene, du ménage, du rangement, tous des signes qui, d'apres Bourdin, suggerent aussi son impuissance a organiser sa vie :
Comme s'ils avaient pu etre, par-dela la matérialité des choses, le signe d'une autre dispersion, de ta propre impuissance a insérer les événements de ta vie dans une trame cohérente, a les organiser, les unifier, a leur donner la souplesse d'une liaison (Bourdin, 1994: 18).
Dans cette premiere partie du récit, c'est a travers le rythme accéléré de certaines phrases que Bourdin suggere la course angoissée de son « je » passé pour reculer les effets de la maladie. Dans cette lutte désespérée, l'auteur fréquente herboristeries, pharmacies, gymnases, comme si, en parvenant a maintenir un corps sain, il pouvait continuer a penser que rien n'allait l'altérer : « Tu as tenté [...] de conjurer un sort dont il n'était pas impensable qu'il t'échút, d'inverser une tendance possible, de reculer une échéance, de retarder un processus, de te consolider par anticipation » (Bourdin, 1994: 31). Un acharnement qui se manifeste par sa hantise de la maigreur, sa crainte de perdre du poids, et son obstination a entretenir la forme, soit toute une réserve d'énergie capable de preserver temporairement un corps sain. Voir et montrer son corps en pleine santé, c'est pour lui « beaucoup de vie » qui s'« allongeait sÛrement, des jours illimités, un petit peu d'éternité » (Bourdin, 1994: 30). A ce stade du récit, le « tu » vit dans l'illusion de ce que lui reflete le miroir ou ce que lui indiquent les balances. Il croit a ce qu'il voit, un corps en bonne santé : « Ces jours ou tu t'apercevais, apres t'etre douché, dans des miroirs fixés un peu partout dans les vestiaires [...] tu te supposais le plus inaccessible aux maladies » (Bourdin, 1994: 31).
Comment, se demande justement Bourdin, « parvenir a croire qu'un virus fÛt actif » ou qu'il fÛt atteint lorsque le miroir montre au contraire un corps « constamment réformé par l'exercice » qui « obéissait parfaitement [...] se développait » (Bourdin, 1994: 29-30) ? Avec l'apparition des premiers symptômes de la maladie, des premiers signes de faiblesse, la peur commence a affecter la façon dont Bourdin observe son corps et son image reflétée. Le miroir ne représente plus un lieu rassurant dans lequel il peut constater sa bonne santé mais devient un lieu incertain qui accroît son insécurité : « A quelque bizarrerie du corps, a des sensations neuves, a la naissance de phénomenes jamais surgis jusqu'ici [...] il est arrivé, progressivement, qu'une peur diffuse, mal définie s'installât en toi qu'aucune certitude ne fÛt plus désormais établie pour toujours » (Bourdin, 1994: 32-33). Obsédé par son reflet, le narrateur avoue se regarder « dans toutes les glaces » pour tenter d'y repérer quelque indice ou anomalie qui confirmerait les premieres manifestations de la maladie :
Tu t'es regardé dans toutes les glaces. Essayant de surprendre un profil resté inconnu de toi, curieusement défait, travaillé, a ton insu, souterrainement, par la fatigue. Rien. Tu as examiné ta peau. Tu recherchais les taches dont tu avais entendu dire qu'elles pouvaient marquer la surface (Bourdin, 1994: 34).
Une obsession que Bourdin traduit par une longue accumulation d'examens soumis par ce « tu » tracassé, a la recherche de maux imaginés, comme si en observant continuellement le miroir, il pouvait empecher la maladie d'avancer. A ce propos, Dauge-Roth remarque que les scenes du miroir apparaissent souvent dans les récits autobiographiques sur le sida et mettent en scene ce que Edelman nomme ingénieusement un « narci-schisme » (Dauge-Roth, 2004: 101), une identité divisée. Devant le miroir, le malade constate ne plus etre capable d'établir une fusion et continuité narcissique entre son identité passée et désirée et son image présente. Un schisme que Bourdin explicite dans cette premiere partie de Le Fil a travers l'emploi de la deuxieme personne du singulier et plus tard a travers les pages de son journal recopié. A un autre degré, cette obsession du miroir est une mise en abyme qui suggere le désir du malade de donner une voix a sa douleur et reflete les répercussions de se voir et etre vu comme un étranger par lui-meme et la société.
Lorsqu'au milieu de la premiere partie Bourdin déclare : « Tu étais séropositif », toute perspective d'avenir est tronquée (Bourdin, 1994: 45). Mise en relief par un blanc typographique, la déclaration crée un écart irrémédiable entre le « tu » des premieres pages encore ignorant de son état de santé, et le « tu » conscient de sa séropositivité et marque aussi le commencement d'un nouveau rapport avec cette maladie non plus imaginée, envisagée, mais bien ancrée dans la réalité, attestée et confirmée par les résultats obtenus. Le choc de la déclaration est d'autant plus violent que le « tu » auquel s'adresse le narrateur dans le paragraphe antérieur est en effet une personne qui a résolu ne plus « preter cet intéret » a ce mal encore « virtuel », « immatériel », « hypothétique » : « Tu estimais que tant de vigilance avait sans doute été prématurée. Idiotement suicidaire » (Bourdin, 1994: 45). L'espace d'un simple blanc, et le narrateur est brutalement catapulté dans le temps pour prendre place a un autre « tu » conscient et non plus appréhendant la présence du virus dans son sang.
Méme s'il subsiste un faible espoir, un « vœu irréaliste qu'une erreur, peut-étre, se fÛt glissée quelque part, sur une fiche, dans un dossier, dans le réseau compliqué d'un ordinateur ou les détours d'une administration », la menace du virus est imminente (Bourdin, 1994: 62). Comme cet autre espoir, non moins irréel, qu'un vaccin puisse sauver le narrateur de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie, du virus. Ces reves auxquels Bourdin et Guibert ne croient pas tout a fait leur permettent cependant de ne pas tout abandonner. Aussi cette premiere partie de Le fil et de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie sont tous deux a leur façon des témoignages de non-résignation a la maladie : le premier dans son acharnement a préserver un corps en bonne santé et le second par l'attente d'un médicament qui pourrait le sauver. Dans les deux cas, il s'agit de maintenir leurs projets, leurs habitudes, en d'autres mots, essayer de controler leur vie avant que celle-ci ne soit conditionnée par la maladie :
Tu n'as pas changé tes habitudes. Tout était pareil. Les cours a l'université, le sport, les sorties, les visites aux amis, la rencontre d'amants. Tu continuerais de remplir tes journées d'obligations. Tu réglerais ta vie comme avant pour qu'elle ne parÛt pas te contraindre déja (Bourdin, 1994: 48).
Cependant, la certitude d'etre atteint du sida change le comportement de Bourdin vis-a-vis de son image reflétée. Désormais, ce que le narrateur voit dans le miroir est un corps « inconnu », qui ne correspond plus a l'idée qu'il se fait de lui. C'est un corps imprévisible dont les transformations ne sont pas toujours visibles. Aussi Bourdin avoue-t-il s'étonner lorsque, dans les vitrines ou « les hautes surfaces réfléchissantes » des gymnases ou il se rend, il aperçoit le reflet d'un corps sain, qui ne correspond pas a cette lassitude qui lui semble devoir etre « flagrante, incontestable, identifiable a des indices, a des cernes, a de petits effondrements » : « Continuant pourtant de t'étonner [...] que rien ne polluât extérieurement ton corps, que rien ne transparÛt encore, que rien ne fÛt bougé. Que ton mal pÛt rester a ce point opaque malgré l'appel des yeux » (Bourdin, 1994: 82-83).
Ailleurs, c'est au contraire « quelque chose de nouveau » qu'il découvre par malheur dans son reflet et c'est alors qu'il cherchera a se persuader que l'image que lui renvoie le miroir est erronée :
Et quand, d'autres fois, inversement, il t'avait semblé que tu trouvais quelque chose de nouveau en guettant ton reflet, tu te disais que non, décidément, cela ne pouvait étre la ; tu imputais ces découvertes a ces regards que tu avais exercés trop, aux efforts excessifs que tu faisais pour voir (Bourdin, 1994: 83).
Contrairement a l'exemple précédent ou le narrateur se réjouit de voir son corps contredire son état d'esprit, ici, Bourdin se soucie de ce désaccord entre ce qu'il ressent et ce que le miroir lui rend. Dans Le protocole compassionnel, Guibert constate par ailleurs qu'« on s'habitue a son propre miroir et quand on se retrouve dans un miroir inconnu a l'hôtel, on voit autre chose » (Guibert, 1991: 141). Mais parfois cette « autre chose » peut agréablement me surprendre. C'est le cas du narrateur de A l'ami qui ne m 'apas sauvé la vie, qui raconte qu'en se voyant « par hasard dans une glace » a l'hôpital pendant qu'on lui faisait une prise de sang, il s'est « trouvé extraordinairement beau, alors qu'[il] n'y voyai[t] plus qu'un squelette depuis des mois » (Guibert, 1990: 259). Dans son étude sur « le stade du miroir », Lacan souligne le rôle de l'investissement visuel dans la constitution de l'identité du sujet. D'apres lui, le stade ou l'enfant entre six et dix-huit mois aperçoit sa propre image dans un miroir, constituerait la premiere étape dans la formation du moi (Lacan, 1966). Lorsqu'il y a identité entre celui ou celle que je suis et celui ou celle que je vois, je peux dire : « je suis ça ». Mais lorsque le miroir ne reflete plus celui ou celle que je suis ou crois étre mais un « moi » altéré, le sujet risque de perdre son sentiment d'identité. C'est ce qui arrive a Bourdin lorsque l'écart entre ce qu'il voit et ce qu'il voudrait voir devient trop grand. Incapable de superposer a l'image de son « moi » transformé par la maladie, l'image de son « moi » passé, Bourdin perd la rassurante unité de son « moi ». La constante métamorphose qu'opere le sida sur le corps du malade l'oblige en effet a ne plus se fier a son image reflétée car l'image mentale de son corps se voit sans cesse contrariée par l'image extérieure que lui renvoie le miroir. La maladie, explique a ce propos Grisi, est « une blessure narcissique qui rend le sujet méconnaissable pour lui-méme » : elle multiplie en effet l'identification du sujet a une nouvelle identité, et conduit le sujet a un lieu angoissant d'indétermination et aliénation (Grisi, 1996: 164). Cette difficulté de maintenir une relation narcissique avec les constantes mutations de son corps souffrant est ce que Guibert nomme la « frange d'incertitude » et qui est « commune a tous les malades du monde » (Guibert, 1990: 11). Comme le constate encore Grisi au sujet des « autopathographies » :
Les representations et les attitudes de l'écrivain durant sa maladie ne sont ni univoques ni fixées définitivement. Elles évoluent conjointement a l'état morbide, se nuancent ou s'inversent radicalement. Ainsi le patient est-il toujours susceptible de modifier ses dispositions a l'égard de sa pathologie (Grisi, 1996: 153).
Une incertitude qui donne parfois l'impression a Bourdin d'étre en proie au double, a un dédoublement intérieur entre « deux individus incompatibles » : l'un resté sain, « confiant dans son avenir, prét au bonheur, autonome [...] encore robuste et éternel », et l'autre « souffrant, soucieux de sa santé [...] soumis a un principe permanent de tristesse, inconsolable » (Bourdin, 1994: 58-59). Une méme dichotomie se produit également chez Guibert qui, dans Le Protocole Compassionnel, emploie la troisieme personne du singulier pour se référer a son corps altéré :
Je ne peux pas dire non plus que j'avais de la pitié pour ce type, ça dépend des jours, parfois, j'ai l'impression qu'il va s'en sortir [...] d'autres fois il est clair qu'il est condamné, en route vers la tombe, inéluctablement (Guibert, 1991: 18-19).
Le « moi » se fractionne sous l'effet du miroir, et dans ce face-a-face le malade se regarde comme si son « je » reflété était un autre. Un dédoublement commun a nombreux malades affectés non seulement physiquement, comme Bourdin ou Guibert, mais aussi psychiquement, comme pour cet autre auteur de récit « autopathographique » qu'est William Styron qui, dans Face aux ténebres, écrit :
Un phénomene que beaucoup de gens en proie a une grave depression ont pu constater, est la sensation d'etre en permanence escorté par un second moi - un observateur fantomatique qui, ne partageant pas la démence de son double, est capable d'observer avec une curiosité objective tandis que son compagnon lutte pour empecher le désastre imminent, ou prend la décision de s'y abandonner. Il y a la quelque chose de théátral, et [...] je ne parviens pas a me défaire d'un sentiment de mélodrame - un mélodrame dont moi, la victime potentielle d'une mort volontaire, j'étais a la fois l'acteur solitaire et l'unique spectateur (Styron, 1990: 97-98).
Si Bourdin refuse parfois de croire a ce qu'il voit dans le miroir en se rattachant a l'image de son corps passé, c'est aussi parfois son corps futur qu'il guettera a chaque fois qu'il se sentira plus fragile, menacé. Ainsi, lorsque ce « nouveau corps » et ce « nouveau visage » apparaîtront, ils ne feront donc que « combler une attente » : « Ils actualiseraient une pensée, une ancienne théorie, une lointaine disposition des muscles et des traits, en découvrant enfin un masque, une morphologie inscrits virtuellement en toi depuis longtemps [...] mais qu'on ne voyait pas » (Bourdin, 1994: 86).
Parfois ce regard est tellement projeté vers le futur, que Bourdin « redoute d'y croiser la tete de [s] on cadavre » :
Je la sens parfois si pres d'apparaître, si pres de se superposer enfin a mes traits actuels, que je m'y perds, que je ne sais plus voir, a force de l'attendre, si elle est vraiment la, en face de moi, dans le rectangle de la glace, ou s'il s'agit d'une fable, d'une hallucination (Bourdin, 1994: 104).
C'est sa mort que voit également Guibert dans le miroir : « J'ai senti venir la mort dans le miroir, dans mon regard dans le miroir, bien avant qu'elle y ait vraiment pris position », écrit-il dans A l'ami qui ne m'apas sauvé la vie (Guibert, 1990: 15). Et plus tard, dans Le Protocole Compassionnel, il rajoute : « Il n'y avait pas de jour ou je ne découvrais une nouvelle ligne, inquiétante [...] Cette confrontation tous les matins avec ma nudité dans la glace était une expérience fondamentale, chaque jour renouvelée » (Guibert, 1991: 18).
Dans son documentaire autobiographique su les derniers mois de sa maladie, La Pudeur ou l'Impudeur (1992), c'est ce méme passage que Guibert evoque lorsqu'il se filme devant le miroir de sa salle de bain, le corps nu, squelettique. Devant le spectateur, l'auteur « découvre » son corps, se dévétit, mais il « découvre » aussi a la place de son corps, un nouveau corps, qui se degrade chaque jour un peu plus. Cette confrontation avec le miroir oblige Guibert a créer un nouveau rapport avec sa nouvelle image, ce « il » qu'il voit reflété : « Il aurait fallu que je m'habitue a ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie comme ne m'appartenant plus mais déja a mon cadavre, et il aurait fallu, comble ou interruption du narcissisme, que je réussisse a l'aimer » (Guibert, 1990: 242). Aimer l'image de son « moi » altéré, est, d'apres Robinson, la seule façon de ne pas succomber entierement a la maladie : « In loving the otherness of his decaying body, the AIDS sufferer would come to terms with, and in that sense conquer, the imposition of self-estrangement which the alien element of the virus within him has attempted to impose » (Robinson, 1995: 138).
Guibert et Bourdin se trouvent ainsi dans un constant état intermédiaire qui les oblige a s'adapter chaque jour a un « moi » toujours nouveau. Le sida met donc a l'épreuve la résistance physique et mentale du malade car c'est un état d'instabilité ou le « moi » se reconstruit a chaque fois pour éviter de le voir se désintégrer. A la fin de la premiere partie de Le fil, cette désintégration du « moi » sera suggérée par la réticence du sujet a voir son image reflétée. Comme l'explique justement Robinson en opposant le vrai miroir au miroir métaphorique du regard : « The "real" mirror [...] becomes an increasing problem for the AIDS sufferer as it marks the process of physical decline » (Robinson, 1995: 137-138).
En refusant de se confronter a son reflet par peur de voir son visage et son corps de mort, l'auteur abandonne en quelque sorte son corps a sa fin. Dans les dernieres pages du « temps des hypocondries » l'auteur annonce qu'au lieu d'opter pour l'évasion et partir visiter des pays, il préférerait « tenir l'agenda », « déméler » le « fil des jours qui s'accumulent » (Bourdin, 1994: 89). En annonçant la deuxieme partie de son récit, soit l'écriture de son journal, l'auteur donne aussi une explication du titre Le fil : « le fil des jours » qu'il lui reste a ordonner.
3.Le regard comme miroir
En procédant a une lente dégradation du corps, la maladie non seulement modifie la façon de se voir dans le miroir, mais aussi la façon de regarder et se voir dans les yeux d'autrui. Semblable au miroir, le regard de l'autre représente en effet un instrument de référence capable de mesurer la progression de la maladie et devient aussi un lieu d'incertitude ou se reflete l'angoisse que projette sur lui le malade lorsqu'il ne se sent plus maître de son corps et capable de le controler. Aussi Bourdin évitera-t-il, devant les autres, « les mauvais éclairages, les coups de lumiere brutale, les stations prolongées, immobile sous des spots » et bien d'autres lumieres nuisibles, capables de dénoncer une « peau grise », une « drôle de mine » de condamné (Bourdin, 1994: 84). « Pour que personne ne comparat hier et aujourd'hui », l'auteur se met également a cacher les photos ou il apparaissait « athlétique et confiant » (Bourdin, 1994: 84). Cherchant a préserver son secret et a occulter aux autres sa maladie, Bourdin avoue parfois éviter le regard d'autrui :
On t'a souvent regardé longuement comme afin de provoquer une confidence ou de trouver dans la rencontre de tes yeux le commencement d'une explication ; tu les abaissais vite, craignant que ton secret ne fÛt lisible, qu'il n'affleurât soudain a ta figure (Bourdin, 1994: 69).
Face aux yeux inquisiteurs du curieux, l'auteur cherche a « opposer un regard neutre, inexpressif, ou rien ne pÛt étre décelé » (Bourdin, 1994: 69). Ce qui conduit pareillement le narrateur de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie a vouloir se protéger des regards étrangers, est la peur de révéler a travers son propre regard un « moi » qu'il veut en réalité cacher. N'ayant pas avoué a tous sa maladie, Guibert redoute que son regard ne trahisse la mort qu'il voit dans son propre regard : « Est-ce que ça se voit dans les yeux ? », se demande-t-il angoissé (Guibert, 1990: 14). Une question qu'il pose encore quelques lignes plus loin et qui révéle la méme crainte que la mort transparaisse avant qu'il ne la confesse: « Est-ce que je jetais déja cette mort par mon regard dans les yeux des autres ? » (Guibert, 1990: 15). Le souci étant d'aprés lui, « plus tant de conserver un regard humain que d'acquérir un regard trop humain » et par conséquent révélateur (Guibert, 1990: 14). Comme l'explique justement Duncan, « plus le corps est irrévocablement rongé par le virus, plus le regard constitue le lieu ou la perte de la présence du moi se fait sentir » (Duncan, 1995: 107). Une perte d'identité que décrit également le narrateur du Protocole compassionnel lorsqu'il avoue : « Le regard des autres me fait me sentir moi-méme une autre personne que celle que je croyais étre, et qui l'est sans doute pour de vrai, un vieillard qui a du mal a se relever d'une chaise longue » (Guibert, 1991: 141).
Pour Guibert, ce n'est pas seulement la pudeur qui explique la peur du regard des autres, mais aussi l'angoisse de voir sa maladie reflétée et par conséquent confirmée dans le regard d'autrui. Une peur que partage également Bourdin lorsqu'il confesse :
Tu es entré dans des pharmacies réclamer une medication, expliquant négligemment ton mal, contrôlant la hauteur de ta voix et le débit des mots, donnant a ton regard la direction de l'insouciance, parlant d'une géne a peine incommodante [...] en essayant d'en minimiser l'importance et le désagrément, pour qu'en s'alarmant, on ne t'alarmat pas (Bourdin, 1994: 50).
Si devant le miroir le malade arrive parfois a se consoler en superposant a l'image reflétée un « moi » encore inaltéré, difficile de se protéger du regard étranger. Ailleurs, le malade se sert du regard de l'autre pour découvrir ce que l'autre sait sur lui et qu'il ignore encore. C'est ainsi a travers le regard « de ceux qui ne [l]'avaient pas vu depuis un an », que le narrateur du Protocole compassionnel apprend qu'il est « vraiment tres malade » (Guibert, 1991: 141). Non seulement Bourdin et Guibert évitent le regard des autres, mais ils résistent aussi a parler de la maladie. Ce qui incite Bourdin a garder son « secret » est sa peur « de ne pouvoir résister, des les premieres syllabes dites, a l'afflux des mots, a cet emballement de la parole » qui aurait « assommé » la personne disposée a l'écouter (Bourdin, 1994: 78). Il s'agit, en effet d'« éviter le piege d'alourdir » les rencontres, mais surtout, conclut-il : « Avouer tout, le dire aux autres, c'était d'abord reconnaître étre atteint, souffrir d'une maladie [...] c'était prendre ce risque qu'elle ne devînt réelle, qu'elle n'acquît du crédit, une valeur objective, sa liberté » (Bourdin, 1994: 78-79).
Méme réserve chez Guibert qui souhaite avant tout « laisser vivre les amitiés libres comme l'air et insouciantes et éternelles » (Guibert, 1990: 15). Non seulement Bourdin évite-t-il de parler de la maladie, mais il évite aussi de nommer le nom du virus, de prononcer le mot « sida ». Comme si en éludant ces quatre lettres, il se protégeait de la contamination a la fois physique et psychique de la maladie. Méme difficulté chez Guibert dans Le protocole compassionnel, ou, dans un clin d'œil au lecteur, l'auteur avoue entre parentheses et apres avoir substitué le mot « sida » par « maladie » : « (voyez comme j'ai du mal de nouveau a prononcer le mot) » (Guibert, 1991: 22). Tout le poids sous-entendu dans le mot sida rappelle l'influence qu'exercent certains mots chez Nathalie Sarraute dans son autobiographie Enfance, comme le mot « malheur », qui « frappe » et s'abat sur l'enfant avec toutes ses allusions d'images « terribles » (Sarraute, 1983: 121). Semblable a Sarraute qui cherche a s'évader de ce mot emprisonnant de peur d'y adhérer, Bourdin préfere parler généralement de « virus », de « maladie », de « pathologie », persuadé qu'en prononçant le mot « sida », il aurait « sans doute háté un processus, accéléré le temps, validé une donnée, fixé un terme » (Bourdin, 1994: 79). Un des rares moments ou l'auteur personnalisera sa maladie et parlera de « son sida » est celui qui suit l'annonce de sa maladie (Bourdin, 1994: 51). Mais retour ensuite aux substituts de ces quatre lettres qu'il ne prononce « jamais devant personne », et a sa définition on ne peut plus générale de « maladie » (Bourdin, 1994: 79).
Méme discretion dans la deuxieme partie de Le fil ou, pour éluder le mot tabou, Bourdin se réfere encore a la « maladie », ou encore « pathologie » (Bourdin, 1994: 105-119). Pourtant si l'auteur refuse de prononcer le mot « sida », ce méme refus, chez autrui, est séverement dénoncé. C'est le cas de l'euphémisme « probleme » employé par un ophtalmologue qui, d'apres l'auteur, fait « curieusement montrer l'espoir » que sa « contamination pourrait disparaître un jour » (Bourdin, 1994: 119). A remarquer cependant que la encore, c'est le terme « contamination » que Bourdin emploie a la place de « sida ». En évitant de fixer et attacher un nom a la maladie il s'agirait pour Bourdin et Guibert d'empécher qu'elle se concrétise et devienne réalité. Mais comment faire, se lamente Guibert (1990: 15), « quand on est épuisé, et que la maladie arrive meme a menacer l'amitié » ? Il y a done ceux, comme la famille ou certains amis, auxquels ces auteurs choisissent de tout avouer. Tres differente est la perception de la maladie chez Pascal de Duve dans son recit autobiographique Cargo Vie (1993). En personnalisant « son » sida, de Duve renforce au contraire le caractere unique de son experience, souffrance et témoignage. A l'inverse de Bourdin et de Guibert, de Duve avoue meme aimer sa maladie et affirme que le sida n'est pas une source de desintegration, alienation ou negation du sujet, mais bien une partie integrante de son identite :
Si j'aime mon sida, ce n'est pas seulement parce qu'il me fait vivre plus intensement que jamais : je l'aime aussi parce qu'il est unique. Il m'est, en quelque sorte et si j'ose dire, « propre ». Il n'y a pas deux sidas identiques. Les formes en sont infiniment riches. En cela mon sida me « surdetermine », il me propose une dimension d'unicite supplementaire (de Duve, 1993: 70).
Lorsqu'autrui est un malade comme lui, Bourdin s'en servira comme d'un instrument de reference, capable de l'instruire sur son avenir. Avant de connaître les mutations de son corps a travers le miroir, c'est le corps de l'autre qui anticipe, en effet, ce que son propre corps connaîtra : « C'est en les regardant, avant meme qu'aucune metamorphose ne se fÛt produite en toi, ne se fÛt refletee dans les glaces, que tu t'es connu » (Bourdin, 1994: 75). Comme le suggere justement Foucart (2000 : 46), « quand la maladie apparaît comme l'intrusion brutale de la mort dans la vie, la premiere chose a laquelle le malade va s'habituer s'est d'essayer de percevoir en l'Autre ce qu'il va ressentir ». C'est donc son futur proche que Bourdin voit dans le corps de tous ceux qui le devancent dans cette maladie :
Le lieu du corps des autres etait toujours pour toi l'occasion d'une comparaison [...] Ils etaient une regle, un principe, une mesure ou tu te rapportais spontanement. Ils te parlaient de toi. Ils t'anticipaient. Ils etaient un avertissement. Ton futur vraisemblable et prochain. Tu leur ressemblerais (Bourdin, 1994: 75).
Meme comparaison et perception de soi dans le regard et corps d'autrui chez Guibert. Si le narrateur de A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie et du Protocole compassionnel traque le regard des autres malades comme lui lors de ses visites a l'hôpital, c'est en effet parce que l'autre peut le renseigner sur son etat de sante. Dans ce leurre du regard comme miroir Guibert observe, en effet, les regards que se lancent les patients, tous occupes a se devisager :
Je m'avançais dans un couloir en carrelage, transforme en salle d'attente pour de pauvres types comme moi qui se devisageaient en pensant que la maladie se tapissait tout comme chez eux derriere ces visages qui avaient l'air sains [...] alors qu'eux- mėmes voyaient une tete de mort lorsqu'ils se regardaient dans la glace, ou inversement avaient l'impression de détecter immédiatement la maladie dans ces regards décharnés alors qu'eux-mémes s'assuraient a chaque instant dans un miroir qu'ils étaient encore en bonne santé (Guibert, 1990: 57).
Parfois cette comparaison avec le corps des autres donne l'illusion au malade de se voir non pas tel qu'il est, mais tel qu'il voudrait étre. C'est ce que constate le narrateur du Protocole compassionnel lorsqu'en regardant un matin, a l'hôpital, ces « jeunes cadavres aux yeux de braise », il admet :
J'ai l'impression qu'ils sont en plus mauvais état que moi, mais peut-ėtre que personne ne se voit lui-méme tel qu'il est, peut-étre qu'il subsiste un tel narcissisme fÛt-ce dans la personne la plus abímée qu'elle n'est jamais capable que d'estimer les ravages de l'autre (Guibert, 1991: 55).
Ailleurs, comme chez Bourdin, ce n'est plus le reflet d'un « moi » present que Guibert cherche dans le regard et corps des autres malades, mais celui d'un « moi » futur. Accompagné a la clinique par son amant Jules pour faire le test de dépistage du virus du sida, le narrateur de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie raconte comme ils assistent a la détresse d'un jeune garçon qui vient d'apprendre qu'il est séropositif. La propre séropositivité du narrateur est alors anticipée a travers celle d'autrui et ressentie par médiation comme un pressentiment projeté sur l'écran d'un autre :
C'était pour Jules et moi une vision terrifiante, qui nous projetait une semaine en avant [...] comme si nous la vivions au mėme moment, de façon précipitée, par procuration, un exorcisme a peu de frais dont ce pauvre bougre était la victime (Guibert, 1990: 145-146).
Dans un autre passage, c'est encore en regardant le corps d'un ami malade que Guibert évalue et assimile sa propre maladie. Il s'agit de la maladie et la mort de son ami Muzil, dont l'expérience anticipe le chemin que suivra l'auteur : « Ce n'était pas tant l'agonie de mon ami que j'étais en train de décrire que l'agonie qui m'attendait, et qui serait identique » (Guibert, 1990: 107). Voir sa propre évolution a travers celle d'autrui, c'est devancer son visage futur, délimiter, comme dirait Guibert, « une image posthume » (Guibert, 1981: 65). C'est ce que l'auteur entreprend d'ailleurs dans un chapitre de son essai sur la photographie, L'image fantôme (1981), intitulé « Autoportrait » ou, en alignant cinq autoportraits de Rembrandt de la jeunesse a la vieillesse, Guibert a l'impression de créer son propre autoportrait, de se trouver devant « un miroir de science-fiction qui [lui] renverrait tous les âges de [s]a vie a la fois » (Guibert, 1981: 64). Ailleurs, cette image de soi anticipée est trop dure a tolérer de sorte que Guibert cherchera alors a éviter le regard des malades comme lui, pour se protéger de la mort que ce regard étranger lui prédit. Dans A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie, le narrateur explique que n'ayant pu éviter a l'hôpital le regard d'un malade mourant, il constate avec stupeur que « le regard du cadavre vivant est le seul regard inoubliable au monde » (Guibert, 1990: 238-239). Cherchant encore une fois a détourner ses yeux de ceux d'un autre jeune homme mourant, l'auteur se voit « attrap[é] de plein fouet » par ce regard rempli d'une « haine terrible » (Guibert, 1991: 49). En refusant le regard de l'autre, c'est son « moi » futur et en meme temps son regard futur que le narrateur refuse de regarder.
Toutes ces identifications sont, en réalité, d'apres Duncan, une sorte de « narcissisme déplacé », car le malade ne voit dans les autres que ce qui se rapporte réellement a son « moi » (Duncan, 1995: 106). En projetant sur autrui l'image d'un « moi » futur, c'est a chaque fois, explique le narrateur du Protocole compassionnel, « de moi-meme que je suis le voyeur, le documentariste » (Guibert, 1991: 122). C'est son « moi » qui semble en effet intéresser et apitoyer le narrateur de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie lorsqu'apres la visite de Muzil, il voit reflété dans le regard des passants son visage « défiguré » et décomposé par la douleur :
Cette certitude [de la mort de Muzil] me défigura dans le regard des passants qui me croisaient, ma face en bouillie s'écoulait dans mes pleurs et volait en morceaux dans mes cris, j'étais fou de douleur, j'étais le Cri de Munch (Guibert, 1990: 109).
Outre le regard des autres malades, c'est aussi le regard des médecins ou infirmieres que Bourdin et Guibert s'efforcent a interpreter. Dans le premier regard que lui lance la personne chargée de lui annoncer les résultats de ses analyses, Bourdin (1994: 65) tente de capter si « on allait lui apprendre une régression ou au contraire une avancée du mal ». Meme chose dans A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie ou le narrateur cherche a lire dans le regard du médecin ce qu'il contient d'espoir ou d'appréhension sur son destin. En arrivant a capturer le regard « effondré » du docteur Chandi, Guibert découvre « l'apparition previsible de cette chose inconnue pour [lui] » :
Mon regard s'effondra a la seconde, de meme que s'effondra pour un 125e de seconde, transpercé et flashé par le mien comme un coupable traqué par un détective, le regard du docteur Chandi lorsque je lui montrai la langue, des le lendemain, a sa consultation du mardi matin (Guibert, 1990: 143).
Inexpert dans l'art du mentir, le regard du docteur Chandi ne possede pas cette habileté a occulter au patient ses sentiments et pressentiments de mort. C'est donc a travers son regard qu'est annoncée la mort de l'auteur, une mort, d'apres Buisine, « si visible dans le regard de l'autre », qu'elle est « littéralement photographique » (Buisine, 1997: 99). Comme le suggere en effet Guibert (1990: 143-144) :
Son regard n'est pas habitué a s'opacifier au moment venu, a ne ciller en rien, il conserve vis-a-vis de la vérité une transparence d'un 125e de secondes comme le diaphragme photographique s'entrouvre pour absorber la lumiere, avant de se refermer pour maturer sa conserve.
Un verbe qui décrit bien cette superposition du regard d'autrui est le verbe « calquer » qu'emploie l'auteur pour expliquer la façon dont chaque matin, devant le miroir de la salle de bain, il inspecte sa langue a travers les yeux de son médecin :
J'avais pris l'habitude de l'inspecter en calquant mon regard sur celui du docteur Chandi lors de mes visites, sans connaître la teneur ni l'apparence de ce qu'il cherchait, mais persuadé par cet examen répété qu'il guettait l'apparition prévisible de cette chose inconnue pour moi (Guibert, 1990: 143).
Une appropriation du regard de l'autre qui permet au narrateur d'interpréter ce que verrait l'autre. Ce qui interesse évidemment Guibert dans le regard du docteur Chandi, n'est pas son jugement moral, mais médical. Habitué a deviner dans le regard de ses médecins ce qu'ils ont a lui annoncer, c'est parfois intentionnellement qu'il évite de les regarder. Dans Le protocole compassionnel Guibert (1991: 51) raconte « qu'au lieu de [s]'approcher de Claudette Dumouchel pour saisir au bord de ses yeux le sens de sa lecture », il se force a rester a sa place pour faire « celui qui a assez de sang-froid pour attendre au loin qu'on l'appelle » et qu'on l'informe de ses derniers résultats. Mais il arrive aussi, évidemment, que l'auteur se trompe dans cette lecture du regard d'autrui, et que ce qu'il y lit ne correspond pas du tout a ce qu'autrui pense de lui. C'est ce qui arrive au narrateur de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie lorsque craignant étre atteint d'un cancer du foie, il « invectivai[t] le praticien dont l'œil [lui] semblait trop froid, trop égal durant son inspection pour ne pas cacher quelque dissimulation » (Guibert, 1990: 43). L'auteur accuse l'œil du docteur Nocourt de « mentir », jusqu'a ce que « [s]es soupçons le fassent éclater de rire » (Guibert, 1990: 44). Méme erreur d'interprétation chez Bourdin qui soupçonne son médecin de lui cacher la vérité :
En fixant mon médecin tout droit dans les yeux pour bien lire son regard, je lui ai demandé tout a l'heure si on pouvait considérer maintenant, apres la pneumopathie que je venais de faire, que j'étais parvenu a ce stade que l'on dit déclaré du sida [...] J'ai bien pensé qu'il me mentait, alors j'ai insisté, j'ai ajouté s'il prétendait, en jouant sur les mots, m'épargner un aveu difficile a entendre [...] Il me répete que non (Bourdin, 1994: 111).
Ailleurs, c'est la pitié et la « douceur » que le narrateur de A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie lit dans le regard d'une infirmiere, comme si ses yeux voulaient dire : « tu mourras avant moi » (Guibert, 1990: 58). Lorsque le narrateur du Protocole compassionnel raconte qu'il « vacille dans les rues avec [s]es lunettes noires devenues trop grandes pour [s] on visage émacié », c'est encore « plein de bonté » qu'il perçoit dans « le regard des gens » (Guibert, 1991: 131). Dans tous les exemples précédents, Guibert se sert du regard d'autrui comme un miroir pour y discerner l'image de son « moi » réfléchie. C'est en revanche une réciprocité entre sujet regardant et sujet regardé qui est échangée entre le narrateur de A l'ami qui ne m 'apas sauvé la vie et son médecin, lorsque ce dernier cherche a guider son patient vers un autre stade de la maladie :
A toutes petites touches tres subtiles, par sondes du regard qui devait tout a coup freiner ou reculer devant les scintillements de l'autre, il m'interrogeait sur ces degrés de conscience et d'inconscience faisant varier de quelques milliemes de millimetres l'oscillometre de mon angoisse (Guibert, 1990: 144).
La lecture de la pensée n'est donc plus une qualité exclusive du narrateur, mais fait devient aussi celle de son docteur. Parfois cette réciprocité du regard va encore plus loin et l'hermétisme visuel des premiers exemples fait place a ce que Duncan (1995: 107) nomme un « cannibalisme visuel ». Comme dans ce passage du Protocole compassionnel ou le narrateur n'accepte d'assouvir la curiosité de Djanlouka en montrant son corps nu, ruiné par la maladie, que si a son tour celui-ci se dénude aussi. Dans cet échange de regards chacun cherche a posséder visuellement le corps de l'autre : « Je le bus des yeux et lui, une fois que je fus dénudé a mon tour, commença a m'observer des pieds a la tete » (Guibert, 1991: 184). Le narrateur explique que le regard de Djanlouka était si absorbé qu' « on aurait dit qu'il enregistrait chaque parcelle de [s] a dépouille, que son regard la filmait pour pouvoir s'en souvenir, se la repasser » (Guibert, 1991: 184). Si cette « obsession des yeux » est tellement présente chez Guibert et Bourdin, c'est surtout par désir de trouver une image de soi vraie. A un autre degré, c'est aussi le regard du lecteur qui peut assouvir la peur de ces deux auteurs. En s'exposant au regard implicite du lecteur, Bourdin et Guibert peuvent en effet trouver une sorte de confirmation de leur existence apres la déclaration de la maladie. Leur expérience serait confiée, en effet, au lecteur pour neutraliser l'objectivation dont ils sont victimes durant la maladie.
4.Le miroir de la page blanche
Le « je » qui émerge dans la deuxieme partie de Le fil est passé a une nouvelle étape de la maladie : c'est le « temps de l'agonie », celui ou le narrateur apprend a vivre avec « son » sida et non plus contre lui (Bourdin, 1994: 51). Si dans cette partie, l'auteur passe du « tu » au « je », ce n'est pas seulement pour souligner la rupture entre ces deux étapes de la maladie, mais pour séparer deux genres différents : le journal du récit. Narrée a la premiere personne du singulier et au passé, cette deuxieme partie se présente comme une reconstruction de notes, les unes datées et d'autres sans dates, que Bourdin a insérées dans Le fil en cherchant a respecter un certain ordre chronologique. Un avertissement au lecteur, placé en bas de page, informe en effet : « Des parties laissées sans date, qui en portent la mention, ont été intégrées au texte par l'auteur au gré de sa mauvaise mémoire. Au lecteur de les articuler dans une chronologie meilleure, s'il y a lieu » (Bourdin, 1994: 93).
L'inclusion des pages d'un journal dans le récit pourrait indiquer que le passage a la premiere personne du singulier restaurerait un « je » homogene, libre de tout schisme existentiel, temporel ou énonciatif. En réalité, cette deuxieme partie met en question la rassurante unité du « je » qui caractérise les récits autobiographiques et démontre qu'il s'agit d'une reconstruction ou, comme dirait Barthes, d'une « double simulation » :
Ecrivant mon Journal, je suis, par statut, condamné a la simulation [...] Double simulation, méme : car, toute emotion étant copie de la méme émotion qu'on a lue quelque part, rapporter une humeur dans le langage codé du Relevé d'Humeurs, c'est copier une copie (apud Darrieussecq, 1997 : 124).
C'est en effet encore une fois, comme dans la premiere partie, un double point de vue que Bourdin invite son lecteur a observer : celui du narrateur qui écrit le journal et celui du narrateur qui le recopie. Contrairement a Guibert qui, dans A l'ami qui ne m 'a pas sauvé la vie ou Le protocole compassionnel, installe le lecteur dans le présent et la durée de la maladie en lui donnant l'impression de suivre le personnage dans son évolution, Bourdin se place en marge de la narration. Le journal recopié obligerait donc le lecteur a s'en détacher pour essayer de le lire dans la perspective présente de l'auteur et spéculer a quel nouveau « temps » le « je » qui recopie ce journal appartient désormais. Si Bourdin et Guibert sont « condamnés a la simulation », ce qui différencie leurs « autopathographies » est le recours a la fiction. Contrairement a Guibert qui confond journal et fiction en déclarant dans Le protocole compassionnel que « c'est lorsque ce que j'écris prend la forme d'un journal que j'ai la plus claire impression de fiction », Bourdin semble donner, grâce a cette partie datée et écrite au présent et a la premiere personne du singulier, une plus grande impression d'authenticité. Dans ces pages tres intimes, tout se passe comme si l'auteur laissait pénétrer le lecteur dans son univers privé, en partageant avec lui ses derniers onze mois d'agonie.
Un lien qui unit le « tu » de la premiere partie et le « je » de la deuxieme, est la description d'une photo datant de la période a peine narrée ou le narrateur y décele déja malgré un corps « en pleine santé », un air, une pose qui semblait « contredire un verdict » (Bourdin, 1994: 98). Bourdin se rend compte rétrospectivement que malgré tous ses efforts d' « opposer a l'attention des autres » et a ses propres doutes l'image d'un « je » plein de « vitalité, joie de vivre, insouciance et aplomb », c'est en réalité celle d'un « je » déja marqué par la maladie qu'il reflétait a lui-méme et a autrui (Bourdin, 1994: 98). Le « je » qui surgit, par conséquent, dans cette deuxieme partie est un « je » qui a évolué, et qui peut désormais voir avec objectivité le comportement qu'il avait choisi d'adopter les mois qui ont précédé et suivi l'annonce de sa contamination. Meme évolution dans ses rapports avec autrui et avec son image dans le miroir : la coexistence avec la maladie l'a obligé a mieux accepter son « je » reflété. Ainsi, ce n'est plus son futur lointain que Bourdin verra dans les autres malades du sida, mais son futur proche. En regardant un autre jeune homme arrivé « visiblement au stade irréversible de sa maladie », le narrateur avoue s'etre « pour la premiere fois, aperçu vraiment » (Bourdin, 1994: 106). Un constat qui s'accompagne encore une fois de la peur du regard des autres, et que ces regards posés sur lui ne devancent le sien :
J'ai peur [...] qu'on me découvre avant moi [...] J'ai peur de faire a travers eux l'apprentissage d'une mutation, que chaque rencontre ne soit pour eux l'occasion de reconnaître le malade que je deviens ou risque de devenir, qu'ils ne m'envisagent comme je me refuse encore souvent de m'envisager [...] et que cette quete inévitable des yeux, impossible a contrarier, de ceux qui sont informés, ne m'installe dans la défaite, ne m'oblige, sans qu'on le veuille vraiment, a me conformer a l'idée qu'on se fait forcément de moi, et ne me rende effectivement souffrant (Bourdin, 1994: 142).
Dans les dernieres pages de son journal, Bourdin annonce que « des renversements viennent de s'opérer » en lui. Son comportement face aux autres malades a changé : ceux qui partagent sa meme pathologie, ces miroirs, ces « jumeaux qu'ils deviennent parfois », ne sont plus des personnes qu'il évite, mais qu'il « rassure », « écoute », « conseille » (Bourdin, 1994: 153). Il supporte d'avoir moins faim, de ne plus aller régulierement se « fortifier dans les gymnases », de voir son corps « se modifier doucement ». Toute une série de « négligences » qui plus qu'un « bienfait » pourrait représenter un « renoncement » (Bourdin, 1994: 154). Meme évolution dans ses rapports avec son image reflétée. Devant le miroir, c'est souvent un « je » futur, un visage rongé par la maladie, qu'il imagine voir :
Ce matin, le nez sur un miroir, rivé a mon reflet, j'ai imaginé mon visage déformé par la maigreur. J'ai bien vite repéré les points saillants a venir, les endroits ou s'effectueraient les déficits, ou les méplats se creuseraient, ou la peau se rétracterait pour coller a l'os (Bourdin, 1994: 129).
Ailleurs, a la place de son « je » présent ou futur, c'est son « je » passé que le narrateur tente désespérément de retrouver :
Souvent, je me persuade, en face de moi dans les miroirs, que ce nouveau visage [...] n'est qu'une croÛte superficielle, qu'un masque fragile et provisoire qu'il suffirait que je lave [...] gratte [...] frictionne [...] alors réapparaítrait peut-etre mon autre figure, celle, idéale, de la bonne santé, en fait indemne, préservée, perdue passagerement de vue, juste cachée derriere une autre (Bourdin, 1994: 149).
Méme désaccord entre image intérieure et image extérieure chez Guibert dans Le protocole compassionnel ou le narrateur constate :
Le sida m'a fait accomplir un voyage dans le temps, comme dans les contes que je lisais quand j'étais enfant. Par l'état de mon corps, décharné et affaibli comme celui d'un vieillard, je me suis projeté, sans que le monde bouge si vite autour de moi, en l'an 2050. En 1990, j'ai quatre-vingt-quinze ans, alors que je suis né en 1955 (Guibert, 1991: 130).
Pour Bourdin et Guibert, toute la dimension temporelle est ébranlée : le sida les emporte en effet dans un temps irréel, au-dela de la chronologie du vieillissement. A la fin de la deuxieme partie de Le fil, Bourdin (1994: 168) refusera de consulter le miroir, par peur d'y voir trop clairement sa « téte de mort ». Méme reaction chez Guibert (1991: 231) qui explique, a la fin du Protocole compassionnel, que l'idée de se regarder dans un miroir lui devient « physiquement intolérable ». En choisissant de ne plus se regarder, ces deux auteurs cherchent en quelque sorte a s'annihiler, a laisser leur corps, leur « moi », se désintégrer. Sans la surveillance de leur image reflétée, ils perdent tout contróle sur leur corps et identité. Pour Bourdin, c'est le corps qui contróle désormais son esprit et non plus le contraire, comme dans « le temps des hypocondries » :
Je suis, du matin jusqu'au soir, de mon lever a mon coucher, occupé exclusivement par moi. Je n'ai pas réussi a me défaire de moi. Je suis devenu l'unique objet de mon attention. On m'a imposé a moi-méme. On m'a cloué a ma personne (Bourdin, 1994: 167).
Lorsque pour la premiere fois depuis longtemps Bourdin décide de se « mettre nu devant une glace » et s' « examiner froidement de pied en cap », il constate : « Je ne vais pas sourire ni grimacer pour m'empécher de m'apparaître comme je suis certainement devenu [...] Je ne serai pas incrédule » (Bourdin, 1994: 169). Suit une longue description au futur de son corps imaginé, comme si l'auteur se préparait a voir son corps déformé par la maladie : « Mon squelette saillera davantage. On lira mieux chaque articulation [...] Les os de mon bassin ressortiront un peu plus a mes hanches. Mes joues seront plus rentrées que dans mon souvenir. Des mycoses plus nombreuses auront rougi ma peau » (Bourdin, 1994: 169-170).
Annoncée par un blanc typographique et suggérée par un retour au présent, la confrontation réelle et non plus imaginée du miroir est introduite par le commentaire de l'auteur sur ce nouveau corps visualisé qui ressemble a celui qu'il avait a quinze ans : « Je ne me différencie plus maintenant de celui que j'avais voulu fuir, de celui que j'espérais avoir dépassé [...] Ä presque trente ans, j'ai recouvré l'aspect de mes quinze ans » (Bourdin, 1994: 170-171).
C'est l'« ultime portrait de lui » que Bourdin vient sans doute d'apercevoir dans le miroir : son « dernier corps » et son « dernier visage », avant de pénétrer ces chambres d'höpital « sans miroirs [...] ou on meurt » (Bourdin, 1994: 171). C'est par ce commentaire glacial que l'auteur termine son journal. Arrivé a ce stade de la maladie, la lutte cede la place a l'abandon, et sous la date du vendredi 29 mai, l'auteur annonce qu'il décide de « consentir a la fatigue ». Ce qu'il relate apres coup est son étonnement de « constater avec quelle rapidité, quelques semaines, quelques jours seulement d'inactivité, d'angoisse et de retombement, hypothequent des mois, voire des années, d'optimisme et d'énergie » (Bourdin, 1994: 138-139). Il s'agirait de ce stade de la maladie que Guibert nomme la « zone de l'incontrôlable » : ce stade ou, d'apres lui, « on n'a plus prise sur elle, ou il serait vain de croire qu'on peut en maîtriser les mouvements » (Guibert, 1991: 32-33). Le malade devient alors l'observateur passif d'un corps qui ne lui appartient plus. Impossible pour Bourdin de s'évader, d'échapper, ne serait-ce qu'un instant, de ce corps mourant.
En provoquant « la rupture amoureuse et l'exclusion sociale », la maladie, explique Braud, entraîne « le désir de mourir, ou elle suscite directement, par la souffrance physique, le désespoir et la tentation du suicide » (Braud, 1992: 138). Exclus de la communauté des vivants, les malades connaissent une terrible solitude. Avec la maladie, disparaît un mode de vie marqué par les sorties, le sport, les amis, et s'en impose un autre rythmé par les visites médicales, attentes angoissantes de résultats. C'est dans ce climat morbide que l'idée du suicide est considérée chez Bourdin et Guibert, lassés de lutter. Pour le narrateur du Protocole compassionnel, l'attente du DDI le plonge dans « un laps de temps ou le suicide devenait a chaque seconde plus évident, plus nécessaire » (Guibert, 1991: 24). Dans son journal d'hospitalisation, Cytomegalovirus (1992), Guibert arrive a un stade ou il pense « en finir pour ne pas arriver a la peur de la mort » (Guibert, 1992: 93). Pareillement, Bourdin explique, vers la fin du « temps de l'agonie » : « Si j 'avais eu, cette nuit, sous la main, dans ma pharmacie, quelque drogue, un produit vénéneux, un somnifere puissant a mélanger a de l'alcool, ou toute autre chimie capable d'arreter mon cœur, je me serais tué » (Bourdin, 1994: 148).
Si le suicide donne, d'apres Boulé, l'illusion de dominer la mort en l'accélérant, il apparaît surtout comme une délivrance, un soulagement, le seul moyen de stopper leur longue et intolérable agonie (Boulé, 1999: 218). Or ce désir d'autodestruction ne représente chez Bourdin et Guibert qu'une tentation a laquelle ils renoncent finalement en s'abandonnant a la maladie qui, d'apres Braud, est également « une forme affaiblie de ce désir d'en finir », puisque la maladie « porte comme seule perspective la mort » (Braud, 1992: 144), et en confiant d'autre part leur vie a l'écriture. D'apres Boulé le choix devient en effet progressivement plus clair : soit l'écriture d'un nouveau récit, soit le suicide (Boulé, 1999: 199). Ce que l'on remarque ici est que plus le texte avance, plus le « je » du narrateur se rapproche du « je » de l'auteur. Aussi auteur et lecteur redoutent-ils la fin du livre, car elle signifie aussi la fin d'une vie :
J'ai confié, d'abord a Gareth, puis a Heidi, ma crainte que la fin de la rédaction de mon livre ne constitue un carrefour, une frontiere, une borne sur la ligne de mon agonie, ne marque un aboutissement, apres quoi il semblait que tout pÛt m'arriver (Bourdin, 1994: 144).
Meme sentiment d'etre fatalement lié a son récit chez Guibert :
J'entrevois l'architecture de ce nouveau livre que j'ai retenu en moi toutes ces dernieres semaines mais j'en ignore le déroulement de bout en bout, je peux en imaginer plusieurs fins, qui sont toutes pour l'instant du ressort de la prémonition ou du vœu, mais l'ensemble de sa vérité m'est encore caché (Guibert, 1990: 10-11).
5.Conclusion
Contrairement a Guibert, Bourdin ne constate rien de bénéfique dans cette maladie. Si l'auteur de A l'ami qui ne m 'apas sauvé la vie perçoit son sida comme « une géniale inversion moderne » qui « donnait le temps de mourir, et qui donnait a la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie » (Guibert, 1990: 181-182), Bourdin constate au contraire que « la perspective de mourir bientôt ne m'a pas donné la clef de ma vie » (Bourdin, 1994: 155). Tous deux semblent, en revanche, partager ce « sort commun de tous les grands malades » qui est, « apres tant revé de la mort », une horrible « envie de vivre » (Guibert, 1991: 191). C'est pour cette raison que Bourdin choisit de terminer son récit non pas par le « temps de la mort », mais « le temps du reve », titre de la troisieme et derniere partie. Confiées a un temps irréel, ces dernieres pages de Le fil emportent le « vous » de l'auteur et d'un personnage imaginé dans un univers fantasmé. Ce reve, écrit au conditionnel et a la deuxieme personne du pluriel, ou « la mort et son idée seraient absentes » (Guibert, 1994: 48) rappelle celui que l'auteur avait fait a la suite des resultats qui le déclaraient séropositif, lorsqu'il s'était « abandonné a quelque reve d'existence heureuse, égale, pacifique et docile » : « Quelqu'un t'aurait aimé d'un amour tranquille, lisse comme cette apresmidi, élémentaire comme l'air ou la lumiere, et tu vivrais toujours sous d'endormeuses saisons » (Bourdin, 1994: 47).
* Artículo recibido el 25/4/2021, aceptado el 15/09/2021.
References bibliographiques
BARTHES, Roland (1984) : Essais critiques IV: Le Bruissement de la langue. Paris, Seuil.
BOULÉ, Jean-Pierre (1995a) : « Hervé Guibert a la télévision : Vérité et Séduction ». Nottingham French Studies, 34 : I, 112-120.
BOULÉ, Jean-Pierre (1995b) : Hervé Guibert: A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie and other writings. Glasgow, University of Glasgow French and German Publications.
BOULÉ, Jean-Pierre (1999) : Hervé Guibert: Voices of the Self Liverpool, Liverpool University Press.
BOULÉ, Jean-Pierre (2015) : Hervé Guibert, L'écriturephotographique ou le miroir de soi. Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
BOURDIN, Christophe (1994) : Le Fil. Paris, Gallimard.
BOWIE, Malcolm (1991) : Lacan. London, Fontana Press.
BRAUD, Michel (1992) : La tentation du suicide dans les écrits autobiographiques: 1930-1970. Paris, Presses Universitaires de France.
BUISINE, Alain (1997) : « A toute allure, Hervé Guibert », in Ralph Sarkonak (éd.), Le corps textuel de Hervé Guibert. Paris, Minard (La Revue des Lettres Modernes), 97-112.
DARRIEUSSECQ, Marie (1997) : « De l'autobiographie a l'autofiction, Mes Parents, roman ? », in Ralph Sarkonak (éd.), Le corps textuel de Hervé Guibert. Paris, Minard, 115-132.
DAUGE-ROTH, Alexandre (2004) : « Staging Dialogues and Performing Encounters in French AIDS Narratives ». French Forum, 29 : 3, 95-109.
DE DUVE, Pascal (1993) : Cargo Vie. Paris, J.C. Lattes.
DUNCAN, Derek (1995) : « Gestes autobiographiques : le sida et les formes d'expressions artistiques du moi ». Nottingham French Studies, 34 : I, 100-111.
EDELMAN, Lee (1993) : « The Mirror and The Tank : 'AIDS', Subjectivity, and the Rethoric of Activism », in Writing AIDS: Gay Literature, Language, and Analysis. New York, Columbia Press, 9-38.
FOUCART, Claude (2000) : « Le sida et la douleur ». LUllcritic, 6, 41-50.
GUIBERT, Hervé (1981) : L'ImageFantôme. Paris, Éditions de Minuit.
GUIBERT, Hervé (1986) : Mes Parents. Paris, Gallimard.
GUIBERT, Hervé (1990) : A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Paris, Gallimard.
GUIBERT, Hervé (1991) : Le Protocole Compassionnel. Paris, Gallimard.
GUIBERT, Hervé (1992) : Cytomégalovirus. Journal d'hospitalisation. Paris, Seuil.
GRISI, Stéphane (1996) : Dans ľintimité des maladies : de Montaigne a Hervé Guibert. Paris, Desclée de Brouwer.
ROBINSON, Christopher (1995) : Scandal in the Ink. London, Cassel.
SARKONAK, Ralph (1997) : « Une histoire de corps », in Ralph Sarkonak (éd.), Le corps textuel de Hervé Guibert. Paris, Minard (La Revue des Lettres Modernes), 5-22.
SARRAUTE, Nathalie (1983) : Enfance, Paris, Gallimard.
SCHEHR, Lawrence R. (1994) : « Hervé Guibert under bureaucratic quarantine ». L'espritcréateur, 34 : I, 73-82.
STYRON, William (1990) : Face aux ténebres.
VERGER, Bruno (1975) : « Le mythe du premier souvenir : Pierre Loti, Michel Leiris ». Revue d'histoire littéraire de la France, 75 : 6 (L'Autobiographie), 1029-1046.
You have requested "on-the-fly" machine translation of selected content from our databases. This functionality is provided solely for your convenience and is in no way intended to replace human translation. Show full disclaimer
Neither ProQuest nor its licensors make any representations or warranties with respect to the translations. The translations are automatically generated "AS IS" and "AS AVAILABLE" and are not retained in our systems. PROQUEST AND ITS LICENSORS SPECIFICALLY DISCLAIM ANY AND ALL EXPRESS OR IMPLIED WARRANTIES, INCLUDING WITHOUT LIMITATION, ANY WARRANTIES FOR AVAILABILITY, ACCURACY, TIMELINESS, COMPLETENESS, NON-INFRINGMENT, MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Your use of the translations is subject to all use restrictions contained in your Electronic Products License Agreement and by using the translation functionality you agree to forgo any and all claims against ProQuest or its licensors for your use of the translation functionality and any output derived there from. Hide full disclaimer
© 2022. This work is published under https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ (the“License”). Notwithstanding the ProQuest Terms and Conditions, you may use this content in accordance with the terms of the License.
Abstract
Le fil (1994) es la primera « novela » de Christophe Bourdin, que narra en tres partes - el « tiempo de la hipocondría », el « tiempo de la agonía » y el « tiempo del sueño » - las fases que han marcado su enfermedad del sida. El presente artículo trata de examinar el modo en que Bourdin percibe su cuerpo y refleja su identidad ante el espejo, la mirada del otro y la página. Una confrontación agravada por el avance de la enfermedad y comparable a la que describe Hervé Guibert en sus relatos autobiográficos sobre el sida: A l'ami qui ne m 'apas sauvé la vie (1990) y Le protocole compassionnel (1991).