Resumen
Tempėte se coloca bajo el signo de la temporalidad; la historia transcurre, en el mundo cerrado de una isla coreana, un lugar original sin historia ni memoria, que parece capaz de tragarse el pasado más oscuro. Protegidos de los embates del tiempo, los personajes emprenden una búsqueda de identidad, al final de la cual les será posible vivir el presente y vislumbrar el futuro. A lo largo de la historia, sus experiencias existenciales de la temporalidad reflejan su evolución psicológica. Examinaremos, pues, la relación de los personajes con el tiempo -sufrido y doloroso, o por el contrario sinónimo de éxtasis- y observaremos el paso de una temporalidad padecida a una reapropiación del tiempo de modo voluntario, elegido y fecundo.
Palabras clave: temporalidad, subjetividad, memoria, presente, escritura.
Résumé
Tempėte est placée sous le signe de la temporalité ; l'histoire se déroule, en effet, dans le monde clos d'une île coréenne, lieu originel sans Histoire ni mémoire, qui semble capable d'engloutir le passé le plus sombre. A l'abri des coups du temps, les personnages de la nouvelle s'engagent alors dans une quete identitaire, au terme de laquelle il leur sera possible de vivre au présent et d'envisager l'avenir. Au fil du récit, leurs expériences existentielles de la temporalité, traduisent leur évolution psychologique. Nous examinerons donc le rapport au temps des personnages - subi et douloureux, ou au contraire synonyme d'extase - et constaterons le passage d'une temporalité subie a une réappropriation du temps sur un mode volontaire, choisi et fécond.
Mots clé : temporalité, subjectivité, mémoire, présent, écriture.
Abstract
Tempėte is placed under the sign of temporality; the story takes place in the closed world of a Korean island, an original place without history or memory, which seems capable of swallowing up the darkest past. Sheltered from the blows of time, the characters engage in a quest for identity, at the end of which it will be possible for them to live in the present and envisage the future. Throughout the story, their existential experiences of temporality reflect their psychological evolution. We will examine the relationship to time of the characters -suffered and painful, or on the contrary synonymous with ecstasy- and will observe the passage from a temporality suffered to a reappropriation of time in a chosen mode.
Keywords: temporality, subjectivity, memory, present, writing.
1.Introduction
L'évocation préliminaire de la nuit dans Tempėte1 place la novella sous le signe de la temporalité : « La nuit tombe sur l'île [...] » (T: 11), peut-on lire děs la premiere phrase. Le lecteur ne peut d'ailleurs que constater les nombreuses allusions au temps, présentes tout au long du récit leclézien ; un temps vécu et appréhendé par les personnages - June et Monsieur Kyo - qui, dans Tempėte, composent a deux voix le récit de leur rencontre.
L'histoire se déroule dans le monde clos d'une île coréenne, lieu originel et sensuel, sans Histoire ni mémoire, qui semble capable d'engloutir le passé le plus sombre. A l'abri des coups du temps, les personnages de la nouvelle s'engagent alors dans une quete identitaire, au terme de laquelle il leur sera possible de vivre au présent et d'envisager l'avenir.
Au fil du récit, leurs expériences existentielles de la temporalité, favorisées par la narration, traduisent leur évolution psychologique. Dans Tempėte, Le Clézio alterne les récits autodiégétiques (Genette, 1972 : 253) de June et de Kyo de façon parfaitement rythmique, procédé qui lui permet de tracer leurs portraits croisés, chacun portant son regard sur l'autre. Les actes narratifs réalisés par les deux protagonistes, adoptent alors l'apparence du récit intérieur, rendant toute la subjectivité et l'intériorité de leur perception. Le lien entre perception subjective de la temporalité et reconnaissance de l'identité est ainsi clairement établie. Dans son ouvrage L'esprit migrateur, Pierre Ouellet (2005: 20) parle d'ailleurs de « spatialisation, temporalisation et de subjectivation» qui correspondent aux «trois parametres de l'identification » puisque «Le repérage ou la reconnaissance des identités repose en effet sur l'identification d'un temps, d'un lieu et d'une instance personnelle, qui permet de dire que quelqu'un est parce qu'il occupe tel espace a tel moment ou, en termes plus narratologiques, qu'un personnage existe dans la mesure ou il s'inscrit dans tel chronotope ou tel espace-temps» (2005: 20). Éric Landowski (1997 : 92), dans son essai Presences de ľ autre. Essais de sociosémiotique II, compose quant a lui une « sémiotique de la presence, entendant par la une problématique genérale des rapports du sujet a lui-meme a travers les modulations du sens qu'il confere a son espace-temps ».
En outre, puisque Le Clézio accueille dans la novella les multiples experiences temporelles vécues par la conscience, nous examinerons le rapport au temps des personnages - subi et douloureux, ou au contraire synonyme ďextase - et constaterons le passage d'une temporalité subie a une réappropriation du temps sur un mode volontaire, choisi et fécond. Bergson (2013 : 54-55) nous permettra d'éclairer la vision sousjacente du temps, présente dans le récit leclézien, puisqu'il consacra a la temporalité vécue de tres profondes analyses : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand le moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs ». Nous interrogerons également Husserl (1964) et Ricœur (1983, 1985, 1990a, 1990b) afin de saisir la valeur de vérité attachée a la novella concernant la possible maîtrise du temps a travers notre rapport a l'autre et nos modes de communication. Il nous semble, tel que le soutient Philippe Sabot (2002 : 11), qu'« il y [a] quelque chose de philosophiquement intéressant dans les textes dits "littéraires" » et qu'adopter cette perspective « doit nous conduire en tout cas a réfléchir a la nature de l'activité philosophique, des lors que celle-ci est susceptible de s'exercer aussi dans les productions de littérature, sous des formes inhabituelles, du moins non préalablement codifiées » (Sabot, 2002:12). Ricœur reconnaît d'ailleurs aux récits de fiction la capacité particuliere a répondre a des questionnements d'ordre philosophique, notamment ceux qui ont trait au temps et a l'expérience complexe que les hommes en font :
J'ai été intéressé par la dialectique qu'il y a entre l'histoire des historiens et la fiction dans la mesure ou il me semblait que le roman était toujours une solution alternative au probleme fondamental que représente, justement, le rapport de l'homme avec le temps. Du fait de la structure du temps historique, qui est le temps calendaire l'historien n'a qu'un rapport limité, si j'ose dire, avec cette difficulté. Meme lorsqu'on en appelle a la longue durée comme le fait Braudel, l'historien n'échappe pas a la structure cosmologique du temps. En revanche, pour le roman, dans la mesure ou il peut s'affranchir de la contrainte des archives - et donc des traces physiques des évenements -, il devient possible d'explorer les innombrables combinaisons possibles des configurations temporelles. A ce titre, le roman m'apparaît donc comme étant essentiellement le grand laboratoire dans lequel l'homme experimente des rapports possibles avec le temps. (Ricœur, 1990b : 28)
Voyons a présent comment la nouvelle accueille la pluralite des manieres dont le temps peut étre vécu par les personnages. Nous nous pencherons tout d'abord brievement sur la genese de l'œuvre et les allusions a l'Histoire que l'on y rencontre.
2. Une nouvelle dans le temps
Tempėte, la novella sur laquelle va porter notre reflexion, met en scene la rencontre de June, une adolescente née des amours d'un GI noir disparu avant sa naissance et de Philip Kyo, journaliste et écrivain venu se refugier sur l'île d'Udo, petite île située a quelques kilometres de l'île de Jeju au large de la Corée du Sud, dans le souvenir d'une femme passionnément aimée et brutalement disparue.
Ce récit est la premiere des deux œuvres que Le Clézio va situer au pays du matin calme. En effet, en 2018, il publie Bitna, sous le ciel de Séoul qui, cette fois-ci, aura pour cadre la capitale. Rappelons que Le Clézio y a séjourné alors qu'il enseignait a l'Université féminine d'Ihwha en tant que professeur honoraire, entre les années 2007 et 2008. Il tomba alors sous le charme de la Corée et décida d'en apprendre la langue. Sa premiere visite date néanmoins de 2001 ; les lieux qu'il parcourt a l'époque l'inspirent « au point qu'il compose les poemes "Unjusa, la pluie d'automne" et un poeme sans titre a propos d'une falaise de l'île de Jeju » (Kim, 2020 : 83). C'est a l'occasion de ce voyage qu'il découvre que les Haenyo, ces plongeuses en apnée originaires de la province de Jeju, existent vraiment. Il fera part de son étonnement a Claire Devarrieux, dans un entretien pour Libération en 2014 :
Quand j'avais 7 ou 8 ans, mon pere, qui était abonné au Geographical Magazine, avait reçu un numéro qui parlait de ces femmes de la mer [...] Je me souvenais de ce reportage. Quand je le lisais, enfant, il y avait comme un potentiel érotique chez ces femmes qui plongeaient, assez peu vétues, sans aucun appareil, juste en apnée. Il y a quelques années, je les ai vues [...] dans une petite île au large de la Corée [.] J'ai été étonné de voir qu'elles existaient. Je pensais que c'était un mode de vie disparu. J'ai découvert que non seulement elles n'avaient pas disparu mais que, malgré un âge avancé, elles plongeaient, elles menaient une vie héroique (Devarrieux, 2014 : en ligne).
Treize ans plus tard, Le Clézio écrira Tempėte.
3. Une île sans Histoire ni mémoire
Ainsi, comme nous venons de le voir, Le Clézio se tourne a nouveau vers le dehors, le divers et l'Autre et fait une fois de plus le choix d'une île comme espace narratif. En effet, des l'incipit, il situe l'histoire dans un cadre a la fois spatial et temporel : « La nuit tombe sur l'île » (T: 11) De nombreuses études ont en effet confirmé l'importance des îles dans ses écrits et en ont montré les principales imageries, notamment l'exotisme, la nostalgie des origines, ou encore les questions postcoloniales, pour n'en citer que quelques-unes. On retient surtout les études de Jean-Xavier Ridon (« L'île perdue : entre invisibilité et nostalgie », 2010), Claude Cavallero (« A la recherche de l'île perdue : Le Clézio a Maurice », 2014), Jacqueline Dutton (« Le Clézio l'îlien, ou comment J.M.G. s'est insularisé », 2015), Bernadette Rey Mimoso-Ruiz (« Les îles lecléziennes : mémoire et initiation », 2015) ou encore Justine Feyereisen (« Maurice en héritage : les descriptions de l'île dans l'œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio », 2016). En ce qui concerne Tempėte, c'est l'imagerie de l'île refuge qui nous intéresse tout particulierement, dans la mesure ou celle-ci se présente comme une terre de fuite et d'oubli. Bobae Oh (2020 : 100) insiste sur le fait que l'île d'Udo se constitue dans la nouvelle comme le « dernier endroit ou s'abritent les victimes des guerres, proies du monde barbare ». En effet, bien que Le Clézio n'aborde pas directement les évenements historiques qui se sont produits sur l'île - il ne fait d'ailleurs que les effleurer - il évoque cependant la colonisation japonaise en mentionnant les « masques récupérés sur les cadavres des soldats japonais » (T: 13) par les Haenyo, ainsi qu'a travers le personnage de la vieille Kando « qui paraît-il est la fille bâtarde d'un soldat japonais » (T : 34). De meme, Le Clézio fait indirectement allusion a la guerre du Vietnam par le truchement de ses personnages ; Philip Kyo, ancien journaliste aupres de l'armée américaine est le témoin passif du viol collectif d'une jeune vietnamienne par des soldats américains. Mary Song Farrell, sa compagne, est née elle aussi d'un viol ; celui d'une femme coréenne par un soldat des troupes américaines d'occupation. Enfin, Julia, la mere de June, tombée amoureuse d'un soldat américain et abandonnée avant la naissance de son bébé, se voit contrainte d'errer de ville en ville afin d'échapper a la honte de sa famille. Elle débarque finalement sur l'île d'Udo et devient, elle aussi femme de la mer.
Toutefois, malgré ces rappels discrets, Le Clézio détache délibérément l'histoire de la nouvelle de l'Histoire de l'île dans l'intention tout évidente de la situer dans un contexte imaginaire et universel. Ainsi, non seulement l'île n'a pas d'Histoire mais elle n'a pas non plus de mémoire, puisque l'île abolit le temps : Philip Kyo s'exprime en ces termes dans la novella : « J'ai voulu revoir cette île, ce bout du monde, ce lieu sans histoire, sans mémoire, un rocher battu par l'océan, et harassé par les touristes » (T : 12). Ouellet (2003 : 123) fait également référence aux îles refuges qu'il assimile, cependant, a des ponts ; « [...] forme concrete de la tension ou de la contradiction : il unit deux pôles, deux rives, deux termes contraires - vivre et mourir, ici et la-bas [...]. Le pont est l'image d'un exil arreté, d'un élan solidifié, d'un voyage coulé dans le paysage : un temps spatialisé [...] ». L'île semble donc bien offrir le refuge d'un temps immémorial et mythique aux personnages de la nouvelle, affligés par leur passé, non pas comme une destination définitive, mais dans l'attente d'un nouveau départ vers l'ailleurs.
Les haenyo, tout comme certains éléments naturels tels que le ciel, la mer, le vent et la nuit semblent surgir d'un passé tellurique, et donc d'un passé sans âge. Ils interrompent le temps chronologique de l'Histoire pour ouvrir sur la dimension abyssale d'une origine premiere.
Il n'y a d'autre raison a mon exil, a ma solitude, seul le gris du ciel et de la mer, et les appels lancinants des pecheuses d'ormeaux, leurs cris, leurs sifflements archa'iques, la langue des animaux marins qui ont hanté le monde longtemps avant les hommes... (T : 13).
María Loreto Cantón (2004 : 333) développe cette idée dans un article qui porte sur l'île dans l'œuvre de Le Clézio en tant qu'espace narratologique : « Unida a este espacio ideal de la búsqueda de la libertad, aparece la aniquilación del tiempo. El tiempo se detiene, eternizando el espacio natural. El espacio en el que viven los elementos de la naturaleza no tiene tiempo [.] ».
D'autre part, l'évocation de la nuit des la premiere ligne et ses allusions répétées tout au long du roman semble nous introduire dans un temps cyclique, temps de l'éternel retour, temps du sacré, qui est aussi celui du retour au primordial, a l'origine de la vie.
Mircea Eliade (1987 : 75) décrit le temps du mythe en ces termes : « [...] presque tous les mythes évoquent le commencement, le Temps mythique ou le monde n'existait pas encore ». Ainsi, installés dans le commencement absolu, coincidant sans cesse avec l'inaugural qui se répete, les personnages se retrouvent bien dans un présent sans épaisseur historique ; un passé sans passé, ce qui leur permettra de se vivre au présent, dans la présence absolue de leur etre. Néanmoins, il leur faudra pour cela examiner, puis accepter leur passé.
4.Le temps perdu
Exister, pour l'homme, c'est déborder en permanence l'instant présent en se portant vers le passé et l'avenir. En effet, l'homme vit dans le temps, c'est-a-dire que son existence se développe a travers un rapport permanent au passé et a l'avenir.
Dans Tempėte, les personnages se remémorent leur passé, qu'ils essaient d'interpréter, afin de (re)construire leur identité. C'est en effet dans le souvenir profond, que l'etre se découvre selon Bergson (1946 : 176-177) :
Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-meme, je trouve tout autre chose. [.] C'est une succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui precede. [.] En réalité, aucun d'entre eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres. [...] notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu'il ramasse sur sa route, et conscience signifie mémoire.
C'est essentiellement a travers le personnage de Philippe Kyo que le texte explore le rapport au passé. Au cours de la novella, il comprend que :
C'est a cause de ces images que je suis ici, pour trouver ce qui les détient, la boîte noire qui les enferme a jamais. Non pour les effacer, mais pour les voir, pour ne jamais cesser de les faire apparaître. Pour mettre mes pas dans les traces anciennes, je suis un chien qui remonte la piste. Il doit y avoir une raison qui justifie tout ce qui est arrivé, une clef a ces terribles évenements (T : 66).
Deux évenements cruciaux ont, en effet, marqué sa vie. D'abord, le viol auquel il a assisté pendant la guerre, ce « crime » dont il porte une « plaie rongée » (T : 21) et dont les souvenirs ne le quittent jamais et le suicide de Mary, qu'il croit étre la consequence de ses actes puisqu'il ne fit rien pour empécher le viol (T : 21) : « Je n'ai jamais rien dit a Mary, et pourtant, c'est a cause de cette scene atroce qu'elle a plongé dans la mer pour ne jamais revenir » (T :19). June évoque elle aussi un passé douloureux. « J'avais quatre ans quand je suis arrivée, et je ne me souviens pas d'avant, ni du voyage, mais ma mere a pris un bateau, et qu'il pleuvait, et je portai un sac a dos tres lourd. [...] Peut-étre que je pleurais. (T: 25). Abandonnée par son pere a sa naissance, enfant métisse de sang asiatique et de sang africain américain (Nakaji, 2020 : 142), elle souffre de sa condition de bâtardise parce qu'elle n'est pas acceptée par les autres enfants de l'île.
A l'école je n'ai pas d'amis. Au début, ça allait bien mais depuis cette année, tout a changé. [...] De tous les enfants de l'école, le plus méchant, c'est un garçon, il s'appelle Jo. [...] Il dit que je suis noire. Il dit que mon pere est un soldat noir américain de la base militaire, et que ma mere est une pute » (T : 29).
Comme nous le voyons, le passé est source de souffrance. Il s'agit d'un temps que nous souhaiterions ne pas avoir vécu, mais qui hélas l'a été ; c'est celui dont nous voudrions ne pas nous rappeler :
Ce sont les images qui me reviennent, qui montent du plus profond. Corps disloqués, tétes coupées jonchant les rues sales, flaques d'essence, flaques de sang. Un goÛt âcre dans la bouche, une sueur mauvaise. Dans un réduit sans fenétres, éclairé par une seule ampoule électrique nue, quatre hommes tiennent une femme. Deux sont assis sur ses jambes, un a attaché ses poignets avec une sangle, le quatrieme est occupé a un viol interminable (T : 15).
Un peu plus loin encore : « Cette image me hante, le corps de cette femme étendue en croix tandis que les soldats la besognent, et sous sa bouche meurtrie le sang a séché en étoile noire. Et ses yeux qui me regardent, alors que je suis en retrait, pres de la porte, ses yeux qui voient a travers moi, qui voient la mort » (T: 19). Il est frappant de constater a quel point les souvenirs de Kyo sont précis alors que la scene évoquée s'est déroulée plus de trente ans auparavant. Certains évenements sont en effet parfois si douloureux, qu'ils ne sombrent pas dans l'oubli salvateur. Ce qui amene naturellement le personnage a regretter ses agissements passés : « Je remonte le temps, je reconstruis ma vie. Je voudrais revenir au pas de la porte de la maison d'Hué, regarder, et mon regard arreterait le temps, jetterait la confusion, libérerait la femme de ses bourreaux » (T : 24).
Parfois, le souvenir des terreurs passées fait de cette vie une survie trop douloureuse. La mémoire prolonge dans le présent le passé, mais ici, ce débordement du temps est vécu comme une pathologie destructrice. Le rapport au temps devient alors impossible parce que les temporalités entrent en collision dans la psyché du personnage, et il ne parvient plus, apres ses traumatismes, a se réinsérer dans la réalité et la temporalité commune. Dans la nouvelle, c'est le personnage de Mary Song qui incarne la dimension infernale du rapport au temps.
Une nuit, parce qu'elle chantait a tue-tete en marchant au bord de la mer, je lui ai dit que n'importe ou ailleurs elle passerait pour une folle. Elle a cessé de chanter, elle a parlé avec amertume de la maison ou on l'avait enfermée sur la recommandation d'un médecin ami de sa famille (T : 47).
Par le biais du suicide, elle s'émancipe du temps, faisant de la mort la seule issue possible.
Toutefois, le temps perdu peut etre aussi un temps heureux dont on se souvient avec regret ou nostalgie, un temps vécu mais qui n'est plus la autrement que par le souvenir. Dans L'irréversible et la nostalgie, Jankélévitch (1974 : 368) aborde le phénomene de la nostalgie qu'il définit comme étant la souffrance attachée au désir désespéré de retrouver le passé, revant inutilement de surmonter une absence temporelle, comme s'il s'agissait d'une distance spatiale : « Le véritable objet de la nostalgie n'est pas l'absence par opposition a la présence, mais le passé par rapport au présent [...] » :. Lorsqu'il se remémore les moments heureux passés aupres de Mary, Philip Kyo en éprouve une nostalgie intense.
Et d'un seul coup la mémoire m'est revenue. J'étais la sur cette route, seul et aveugle, et j'étais a nouveau trente ans en arriere, avec Mary. Je marchais pres d'elle, et brusquement je l'ai embrassée dans le cou, a la naissance de ses cheveux. [...] Nous avons parlé une bonne partie de la nuit, avant de retourner a notre cabane. Cette nuit est restée en moi, et maintenant elle renaît comme si rien ne nous en séparait. C'était a la fois une douleur et un plaisir, c'était aiguisé, tranchant, violent. J'en ressentais de la nausée, du vertige (T : 50).
Sur un mode inverse, la mémoire peut éterniser le passé heureux, le conserver et le ressusciter dans le présent. La mémoire assure parfois une forme de durée continue qui résiste aux vicissitudes de l'existence, aux séparations, aux silences prolongés. Elle permet une forme de persistance in absentia. Ainsi, la tempėte ramene Mary a Kyo :
Quand la tempėte commence, quand le vent souffle en continu de l'horizon de l'est, Mary revient. Non pas que j'ai des hallucinations, ni un début de folie, bien au contraire, tous mes sens sont aiguisés, en alerte, ouverts a l'extréme pour recevoir ce qu'apportent la mer et le vent [...]
Dans la tempėte j'entends sa voix, je sens son cœur, je sens son souffle. Le vent grince par les interstices de la baie vitrée, s'infiltre par le chant rongé par la rouille, traverse la chambre et fait battre la porte. Alors tout s'arrėte dans l'île (T : 17-18).
Ce retour du passé s'effectue pour Kyo avec netteté. Mary semble s'imposer a lui comme une perception actuelle et extrémement vivace. Nous pourrions alors appliquer au temps vécu de la conscience remémorative de Kyo ce que Bergson (2013 : 170) dit de la durée intérieure : « Les moments de la durée interne ne sont pas extérieurs les uns aux autres ». Si tout est la, tout d'un coup, par une percée soudaine des temps anciens dans le présent qui libere l'horizon d'un avenir, c'est que le temps vécu est a la fois remémoration, perception et anticipation. Pour Bergson, vivre au présent, ce n'est pas s'isoler du passé et de l'avenir, c'est vivre en liaison avec le passé, selon une dilatation temporelle, qui projette au-devant de soi le passé en le rappelant a partir de l'avenir par le désir qu'il fait naître. En ce sens, il n'est pas étonnant si Kyo retrouve le goÛt de vivre, aussi, a travers le désir que fait naître en lui la pharmacienne : « Sans ce désir je ne suis rien. Ma vie, mes écrits les années de taule ne m'ont rien enseigné. Mais une nuit, une seule nuit pres du corps d'une femme me donne mille ans ! Ici dans cette île, un lieu proche de la mort, j'ai ressenti mieux qu'ailleurs la force du désir ». (T: 125) En effet, l'acte sexuel « permet d'accroître l'existence au contact du principe vital de l'autre, et de conjurer le temps. [.] Outre l'expression de la sensualité, il révele le désir de vaincre le temps » (Salles, 2008 : 270).
5.Le temps retrouvé
Néanmoins, le temps vécu dans Tempėte reste avant tout le temps du présent. Kyo perçoit des son arrivée sur l'île l'importance que celui-ci revėt et les précieux « moments d'ėtre » qu'il recele. « Maintenant tout cela n'est plus qu'un souvenir. La mémoire est sans importance, sans suite. C'est le présent seul qui compte » (T: 13). La rencontre de June lui permet de sortir progressivement du temps passé. Aupres d'elle, il retrouve le présent et s'y installe, puisqu' « elle ne vit qu'au présent » (T : 88).
Nous nous trouvons en effet face a deux modalitás du present au sein du texte leclézien : une sorte de present élargi - ainsi qualifié par Husserl - et le present de Tinstant. Voyons tout d'abord en quoi consiste cette conception husserlienne du present. A l'instar du son qui «commence et [...] cesse, et toute l'unité de sa durée, l'unité de tout le processus dans lequel il commence et finit " tombe " apres sa fin dans le présent toujours plus lointain. Dans cette retombée, je le "retiens" encore, je l'ai dans une "retention", et tant qu'elle se maintient, il a sa temporalité propre, il est le méme, sa durée est la méme » (Husserl, 1964 : 37). Autrement dit, a chaque représentation du son qui résonne se rattache une suite continue de représentations dont chacune reproduit le contenu de la précédente tout en le modifiant. La durée est produite a la fois par la sensation de l'identique et par des modifications de cette identité. De plus, le son persiste et change sans se fragmenter. Nous assistons donc a une retombée permanente du présent dans le passé ; c'est ce que Husserl appelle la « rétention ». De méme, lorsque nous tendons vers le futur du son, nous opérons ce que Husserl qualifie de « protention ». Des lors, nous ne pouvons plus vraiment parler du passé, présent et futur mais plutôt d'un présent élargi. Nous observons dans Tempėte que c'est ainsi que June perçoit le temps :
Elle a décidé aussi qu'on ne devait jamais se dire bonjour, pour que le temps se continue sans interruption. Elle reprend ce qu'elle racontait la veille, et qu'elle n'a pas pu terminer. Ou bien elle commence une nouvelle histoire, pour elle le temps n'existe pas, ça fait juste une heure qu'elle est partie depuis la veille, elle ne vit qu'au présent (T : 88).
Par ailleurs, la novella célebre l'instant. On y rencontre des instants privilégiés qui permettent aux personnages de vivre pleinement, car ils procurent de riches « moment d'étre ». Grâce a cet examen de l'instant, Le Clézio atteint une forme de profondeur temporelle, occasionnant une sensation d'atemporalité, une sorte de suspens indéfinissable. Si l'on s'en tient a la définition qu'en donne Keith A. Moser, les instants privilégiés que l'on rencontre tout au long de l'œuvre leclézienne naissent d'un contact physique intime avec les éléments naturels : le vent, la mer, le ciel étoilé, etc. : « Moments of enigmatic ecstasy resulting from direct contact by means of one or more of the senses. The « strange joy » that characterizes these experiences defies or escapes logical explanation, demonstrating the limitations of rational thought » (Moser, 2008 : 9-10). L'épisode de la nuit passée sous la tente correspond parfaitement a la définition de Moser de l'instant leclézien :
Nous avons passé la nuit ensemble. [...] Cette nuit, il y avait beaucoup de lune, et des étoiles, ça faisait une lueur douce qui éclairait l'intérieur de la tente. C'était bien, je n'avais pas envie de parler. Nous sommes restés assis, avec la porte de la tente ouverte qui battait un peu dans le vent, a écouter, a regarder. J'entendais mon cœur qui battait dans ma poitrine, lentement, tres lentement. J'entendais aussi sa respiration, un frôlement profond, qui allait et venait avec le mouvement des vagues. C'était bien, je n'avais pas envie de bouger. Je voulais que ça dure toujours, jusqu'au matin. A écouter et a sentir la nuit, la mer, le vent, l'odeur du sable et des algues, les coups de mon cœur et la respiration de Monsieur Kyo, jusqu'a la fin, jusqu'au matin (T : 95-96).
Selon Marchetti (2015 : 167), ces moments « annoncent l'éclosion du personnage, dans une épiphanie du temps qui, désormais, se résume dans l'instant. Dans l'instant, le sujet est finalement sans ancrages temporels ; sans généalogie ». C'est ce que nous constatons lorsque parfois, l'expérience joint l'intensité de la perception et la conscience d'une révélation. En effet, dans la nouvelle, certains de ces moments uniques produisent une communauté affective et les conditions d'une résonnance entre les intériorités psy chiques des personnages. June et Kyo y retrouvent une forme de transcendance sans laquelle aucune vie ne mérite d'etre vécue. A l'église, leurs regards se croisent :
Et puis tout a coup, elle m'a vu. Son visage n'a pas bougé, n'a pas souri, mais j'ai vu que ses yeux s'étaient ouverts, j'ai senti le lien de son regard dans le mien, comme si j'entendais battre mon cœur dans un fil. [...] Elle était tout entiere attachée a moi par ce fil, et plus rien d'autre n'avait d'importance. Et moi, j'ai ressenti un trouble que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais éprouvé. Je sentais une sorte de vertige (T : 81).
Fusion avec le réel, la révélation est donc ce par quoi l'individu échappe a l'expérience d'un temps solitaire.
6.Le temps maítrisé
Tel que nous avons pu constater tout au long de notre étude, la nouvelle rassemble les expériences diverses de l'homme dans son rapport au temps. Souvent contradictores, elles ont pour point commun d'etre subies de maniere passive, de conférer au hasard le soin d'élaborer notre « étre au temps ». La novella propose cependant une évolution de ce rapport a la temporalité en mettant en scene le possible passage d'une temporalité subie a une réappropriation du temps sur un mode volontaire, choisi et fécond.
Cette réappropriation de sa propre temporalité consiste notamment a la faire entrer en harmonie avec celle du monde et des autres. Dans son ouvrage Identite et fuidité dans l'œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio. Une poétique de la mondialité, Mbassi Atéba (2008 : 324 ) évoque une « poétique de la paix et de la réconciliation » concernant l'œuvre leclézienne. Selon le critique, ses personnages « décristallise[nt] le passé et la mémoire, les pren[nent] simplement comme des moments contingents d'une histoire humaine qui préparent le présent et l'avenir de l'humanité » pour vivre en harmonie dans le présent. En ce sens, Philip Kyo parvient a se délivrer de ses souvenirs traumatisants au contact de l'amour pur de June. Il décrit la jeune fille en ces termes : « Le hasard a mis sur mon chemin un ange, une enfant innocente et drôle. Pour la premiere fois depuis longtemps j'ai rencontré un étre humain » (T : 83). Ou encore : « La vie est amere. La vie n'a pas de générosité, sauf parfois, par miracle, quand tu rencontres quelqu'un que tu n'étais pas préparé a rencontrer, un ange, une messagere du paradis, une familiarité avec Dieu » (T : 139). Le temps partagé permet aux personnages de dépasser leur solitude ; Kyo finit par prendre une place importante dans la vie de June et celle-ci envahit la sienne (T : 64). Leurs rendez-vous quotidiens détournent Kyo de la mort : « A cet instant je me sens neuf, il me semble que toutes ces années que je n'ai pas vécues sont pardonnées, emportées dans le vent. Grâce aux larmes d'une petite fille de treize ans [...] j'oublie qui je suis, qui elle est, elle une enfant, et moi un vieil homme » (T: 90). Kyo devient l'ami de June, mais aussi une sorte de pere de substitution et parfois méme un amoureux. Il prend sa défense et lui apprend « l'amertume », c'est-a-dire la vérité ; elle cesse ainsi d'avoir peur. « J'ai révé que Monsieur Kyo était mon pere. Ce n'est pas a cause de la couleur de sa peau et de ses cheveux frisés que j'ai fait ce réve. C'est parce que je crois bien qu'il se soucie de moi comme l'aurait fait mon vrai papa. [.] » (T : 69). Grâce a lui, June se forge une identité : « La nuit je ne peux pas dormir. Je sors par la fenétre, je marche dans la lande. Il n'y a pas longtemps, je serais morte de peur. La moindre silhouette, le moindre buisson m'auraient fait frissonner. Mais a présent je n'ai plus peur. Quelqu'un d'autre est entré en moi. Quelqu'un est né dans mon corps » (T : 110).
Ainsi, le temps partagé les sauve en abolissant la menace angoissante du vide qui peut s'abattre a tout moment sur l'individu dans le temps solitaire. C'est l'un des rares acces possibles a la plénitude. Le Moi s'ouvre a l'altérité du monde, notamment grâce a une communication véritable. Mais comment y parvenir ? Il est nécessaire pour cela de sortir des formes de communication toutes faites que la société et l'usage conventionnel du langage imposent. La ou la société et l'usage codifié du langage figent le rapport a autrui, le temps vécu, par son inépuisabilité, par la déchosification de soi et d'autrui qu'il réalise, par la complexité des liens qu'il tisse entre les differentes dimensions temporelles, permet qu'une véritable communication s'établisse. Les personnages se livrent alors a un dialogue intérieur qui restitue leur propre durée intérieure. Dans la novella, June et Kyo ont recours a un langage inventé qui leur permet de se réapproprier leur temps :
Avec Monsieur Kyo, nous avons inventé un drôle de jeu. [...] C'est le jeu que nous jouons quand il y a cette ombre sur son visage. Au début, nous touchions des choses sur la plage, des morceaux de rien du tout, des bouts de bois, des feuilles d'algues. Puis nous avons décidé de faire cela a tour de rôle, en prétextant que nous déplacions des pions, ou des dominos. [...] Ça peut sembler idiot, mais quand nous jouons, ça veut vraiment dire quelque chose. [...] Quand nous nous mettons a jouer, nous ne pensons plus a rien d'autre. Le temps n'existe plus (T: 57-58).
June s'occupe de l'infime parce qu'elle est apte a la découverte et possede cette faculté ďémotion et ďétonnement qu'ont perdu les adultes. Pour Louise Labbé (2004 : 128), « C'est ce que cherche la poésie contemporaine : comme l'enfant, s'attacher au détail, avec la méme faculté de focalisation, d'oubli de soi et du temps, la meme aptitude a se couler dans les choses et a s'y perdre. Comme Michaux, Gullevic, Le Clézio joue de l'insignifiant avec le secret espoir de dévoiler le sens ».
Finalement, le texte propose une seconde maîtrise possible du temps, plus essentielle mais toujours en rapport avec le langage ; l'écriture. En effet, nous avons précédemment évoqué l'omniprésence de la nuit dans Tempėte. Cet espace-temps est mis en rapport avec l'écriture des la premiere page du livre.
La nuit tombe sur l'île.
La nuit remplit les creux, s'infiltre entre les champs, une marée d'ombre qui recouvre tout peu a peu. Au méme instant, l'île se vide d'hommes. Chaque matin les touristes arrivent par le ferry de huit heures, ils emplissent les espaces vides, ils peuplent les plages, ils coulent comme une eau sale le long des routes et des chemins de terre. Puis quand vient la nuit, a nouveau ils vident les mares, ils s'éloignent a reculons, ils disparaissent. Les bateaux les emportent. Et vient la nuit (T : 11).
Immédiatement apres cet incipit, aux allures de récit de la création, Le Clézio évoque l'écriture comme un des moyens de maîtriser son rapport a la temporalité en la transformant en mots. Rappelons que la nuit renvoie a l'origine du monde, telle que la décrit Hésiode dans sa Théogonie : « En tout premier, Chaos naquit. Du Chaos sortirent l'Érebe et la Nuit obscure. L'Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s'unissant d'amour avec l'Érebe » (Hésiode, 2001 : 38). Or, Hésiode est le premier a avoir défini une temporalité propre aux dieux de l'Olympe - l'éternité - et une temporalité métaphorisée par le foie de Prométhée qui repousse toutes les nuits, le temps cyclique du Jour et de la Nuit. « Ce temps prométhéen est semblable aux mouvements des astres, c'est-a-dire a ces mouvements circulaires dans le temps, qui permettent de mesurer le temps par eux [.] C'est un temps dont les philosophes pourront dire qu'il est l'image mobile de l'éternité immobile », écrit Jean-Pierre Vernant (1999 : 88-89). Ainsi, Cronos génere le temps, et c'est en émergeant de ce magma nocturne que la pensée et la parole adviennent, notamment la parole poétique. En effet, dans le mythe d'Orphée ; c'est au plus noir de la nuit que retentit le cri : « Eurydice !». Orphée doute des dieux, se retourne dans la nuit, inventant ainsi le lyrisme originel. Des lors, l'île constitue non seulement un refuge pour les victimes, mais elle est aussi cet espacetemps protégé d'ou peut naître l'écriture :
Je suis arrivé sur l'île la premiere fois il y a trente ans. Le temps a tout changé. C'est a peine si je reconnais les lieux, les collines, les plages, et la forme du cratere effondré a l'est.
Pourquoi suis-je revenu ? Est-ce qu'il n'il n'y avait pas d'autres lieux pour un écrivain en quete d'écriture ? (T : 11).
Un peu plus loin, nous pouvons également lire : « [...] c'est moi qui aie pensé au silence. Pour écrire, pour recommencer a écrire apres les années perdues. Le silence, la distance. Le silence, dans le vent et la mer. Les nuits froides, les amas d'étoiles » (T : 12-13). Pien (2004 : 246) rappelle d'ailleurs que Le Clézio a confié :
Qu'il ne pouvait désormais écrire que la nuit, lorsqu'il fait chaud, c'est-a-dire dans les conditions memes de la cabine du Nigestrom. Retrouver l'impulsion premiere qui a porté l'enfant vers l'écriture est le seul moyen pour combler l'angoisse et pour la dépasser, comme c'est le seul moyen d'aller au fond de soimeme tout en rejoignant le mythe [...].
Tel que le signale Claude Cavallero (2014 : 511-512), la nuit fait l'objet « d'une scénographie repetitive dont l'observation des elements naturels - la mer, la voÛte céleste - institue le motif essentiel » et favorise « une poursuite du reve éveillé grâce a ce pouvoir nyctalope d'accroître l'acuité de la vision ». L'écriture est en effet intimement liée a la nature. Bernabé Gil (2011 : 29) suggere d'ailleurs que,
L'écrivain nous propose, a travers une communion avec la nature, une recherche de sa propre identité et de ses origines. [...] tout au long d'une œuvre en spirale - ou le récit n'a pas de fin et ou les themes et motifs reviennent sans cesse - le narrateur lutte contre le temps chronologique pour rejoindre un temps de l'origine, le temps mythique et primordial.
Puisque, l'écriture donne acces a la compréhension de l'etre et du monde.
J'ai compris a cet instant que j'étais venu pour rester, rien a voir avec les insectes humains qui éclosent et meurent chaque jour. Je devais reprendre la suite logique de cette aventure, la disparition de Mary n'avait rien changé. Je devais essayer de comprendre. Je devais aller au bout de l'amertume, au bout du malheur (T : 50).
En effet, la littérature peut donner forme au temps vécu, et ainsi le rendre « habitable », intelligible, humain. Nous rejoignons ici l'un des points les plus importants abordés dans Temps et Récit ou Ricœur explore la question de l'identité narrative : « Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous re-configurons notre expérience temporelle confuse, informe, et, a la limite, muette » (Ricœur, 1983 : 12). Selon lui on ne peut « vivre » réellement et pleinement dans le temps que lorsque le Moi devient sujet et objet de récit, récit qui seul lui confere une forme d'unité ontologique combinant le stable et le mouvant : « [...] l'histoire d'une vie ne cesse d'etre refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu'un sujet se raconte sur lui-meme. Cette refiguration fait de la vie elle-meme un tissu d'histoires racontées » (Ricœur, 1985 : 443). L'écriture transcende en ce sens le temps en lui conférant une dimension volontariste et pérenne. Bergson estime lui aussi que les romanciers sont a meme de rendre compte de la réalité de notre moi, du temps vécu, forçant le langage commun, le détournant de ses finalités pratiques afin qu'il épouse les ressorts les plus secrets de notre existence individuelle. Ils nous invitent a nous retrouver, par-dela le symbolisme meme qu'ils ont dÛ adopter. Le langage s'avere alors le reflet authentique de notre richesse intérieure.
7.Conclusion
Il nous a été loisible de constater tout au long de notre analyse du texte leclézien que le temps que l'on y rencontre est le temps réellement vécu, celui qui possede une densité particuliere et qui se partage afin de perdurer. Conscience présente et mémoire sont donc les principaux outils d'appréhension et de maîtrise du temps. Cependant, l'œuvre d'art apparaît comme un moyen supérieur pour l'individu de maîtriser son propre rapport a la temporalité en la transformant en mots. Il permet a l'individu de se transporter dans un ailleurs aux couleurs de l'éternité. C'est bien ce que réalise Le Clézio par le biais de la création romanesque.
* Artículo recibido el 23/02/2022, aceptado el 15/05/2022.
1 Désormais, les références a ce texte seront indiquées entre parentheses a la suite de la citation, précédées de la mention « T».
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Abstract
Tempėte se coloca bajo el signo de la temporalidad; la historia transcurre, en el mundo cerrado de una isla coreana, un lugar original sin historia ni memoria, que parece capaz de tragarse el pasado más oscuro. Protegidos de los embates del tiempo, los personajes emprenden una búsqueda de identidad, al final de la cual les será posible vivir el presente y vislumbrar el futuro. A lo largo de la historia, sus experiencias existenciales de la temporalidad reflejan su evolución psicológica. Examinaremos, pues, la relación de los personajes con el tiempo -sufrido y doloroso, o por el contrario sinónimo de éxtasis- y observaremos el paso de una temporalidad padecida a una reapropiación del tiempo de modo voluntario, elegido y fecundo.




