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Yann Rieder
Qui se souvient de Gerald «Jerry» Lawson (1940-2011)? Cet ingénieur informaticien, pionnier noir américain de la Silicon Valley, fut aussi le concepteur de la première console permettant d’utiliser des cartouches de jeu interchangeables. Une invention qui constitua un tournant majeur dans la pratique et la commercialisation des jeux vidéo. Lawson, à la tête de toute une équipe chez Fairchild, développa cette console en coopération avec des ingénieurs d’une autre entreprise que la sienne (Alpex). Les subtilités de ce travail collaboratif n’effacent en rien l’importance de l’homme dans l’histoire du jeu vidéo.
Pourtant, malgré sa position de pionnier et l’omniprésence de cette industrie dans notre société, son décès en 2011 n’entraîna aucun hommage des médias francophones – une pratique pourtant habituelle lors de décès de personnalités culturelles. Un silence qui interroge: la jeune industrie née il y a 75 ans ne «sait-elle» pas reconnaître et faire connaître ses héros? Ni les enterrer comme il se doit?
Pour une majorité, c’est l’oubli
Il faut savoir que nombre de métiers sont nécessaires pour créer un jeu vidéo ou une console: développeur, bien sûr, mais aussi dessinateur, musicien, Level Designer, traducteur… Sans oublier des rôles encore plus discrets comme ouvrier sur une chaîne d’assemblage, personnel d’entretien ou comptable. Alors tout cet équipage n’est pas logé à la même enseigne, une fois le repos éternel venu. Pour le souvenir de certains, des messages apparaissent sur les réseaux sociaux. Pour d’autres, des statues ou des plaques virtuelles sont ajoutées à même le jeu – pour le comédien de doublage Rick May, dans le jeu Team Fortress 2, par exemple.
Si l’image d’un défunt est particulièrement associée à celle d’un personnage de jeu en ligne, il n’est pas inhabituel qu’à l’annonce de son décès, les joueurs choisissent d’incarner «son» personnage en masse pour lui rendre hommage. Reste qu’une large majorité des membres de l’industrie tombent dans l’oubli, faute de visibilité et d’un effort concerté du milieu à célébrer la mémoire de tous. Pourtant, un nombre infime d’entre eux connaissent le destin inverse: devenir une légende. C’est le cas de feu Satoro Iwata, un des plus emblématiques dirigeants du secteur.
Iwata, l’homme devenu légende
Satoro Iwata (1959-2015) est l’ancien président de la société japonaise Nintendo, active dans la production de consoles et la création de jeux. Sa carrière commence dès 1980 chez HAL Laboratory, studio japonais aujourd’hui connu pour la série de jeux Kirby. En 1993, Iwata se retrouve à la tête de HAL sur demande de Nintendo, qui n’a voulu la renflouer qu’à cette condition. Puis l’histoire bégaye: il prend les rênes de Nintendo en 2002. Iwata devient le premier patron (depuis sa création en 1889!) à ne pas appartenir à la famille fondatrice des Yamauchi.
L’annonce de son décès a été copieusement reprise dans la presse. Un ouvrage synthétisant sa philosophie de management, Ask Iwata, a vu le jour sous la plume de quelques collègues et amis. En 2017, peu après la sortie de la console Nintendo Switch, des fans débrouillards ont découvert que le système de la console contenait une version secrète du jeu Golf. Tout un symbole: le jeu a été développé par le jeune Iwata au début de sa carrière, et ne pouvait être activé sur Switch que le 11 juillet, jour de son décès. Il est le disparu le plus célèbre du jeu vidéo, ou au moins l’un d’entre eux. Les honneurs à sa mémoire font office d’exceptions.
Tous ces créateurs inconnus
Comment en effet peut-on se souvenir de quelqu’un dont on n’a jamais entendu parler? Nintendo, comme beaucoup d’autres entreprises du secteur, omet certains noms dans les remerciements qui défilent à la fin des jeux. Les traducteurs, par exemple, y sont parfois invisibles. Et cela va plus loin: depuis quelques années, l’entreprise a pris la mauvaise habitude de ne pas divulguer à l’avance le nom des studios qui développent ses jeux. Quant aux consoles, il est rare que leurs constructeurs mettent en avant ceux qui ont travaillé à leur conception, au-delà d’un chef de projet ou deux.
Dans le processus de mémoire, la presse a également son rôle à jouer. Or, même lorsqu’un média généraliste décide de traiter du jeu vidéo, il aborde souvent le sujet via ses enjeux technologiques et économiques plutôt que via sa dimension culturelle. Or, c’est par ce biais que les créateurs de tous horizons pourraient véritablement être mis en valeur. On peut d’ailleurs se demander pourquoi le jeu vidéo n’est pas fait son apparition dans la célèbre émission de critiques de France Inter, Le masque et la plume.
Un panthéon à construire
C’est peut-être dans le domaine des cérémonies qu’il y aurait le plus à espérer pour que ce secteur gagne la mémoire collective. Là aussi, la célébration du gaming la plus regardée, The Game Awards, ne compte pas de séquence in memoriam, ce que font pourtant ses grandes sœurs (les Emmy, Grammy et Academy Awards). Un manque si criant que le site satirique Hard Drive titrait en 2022: «Les Game Awards créent une séquence «in memoriam» pour célébrer les personnages morts cette année.»
De l’autre côté de l’Atlantique, la cérémonie britannique des BAFTA fait mieux. Elle qui célèbre l’excellence dans le domaine du jeu vidéo, entre autres disciplines artistiques, tient depuis 2006 une liste des créateurs disparus. Même esprit pour les New York Game Awards, qui contiennent un in memoriam.
En matière de mémoire, l’initiative la plus courageuse pourrait bien être celle de Don Daglow. Lui-même pionnier dans le monde du jeu vidéo, le concepteur et producteur a entrepris de tenir sur son site personnel une liste de plus de 700 personnes disparues ayant contribué de près ou de loin à l’industrie. Là-bas se côtoient Melissa Batten, qui a travaillé chez Microsoft autour de plusieurs jeux destinés à la console Xbox 360 avant d’être victime d’un féminicide en 2008, et un certain... Steve Jobs qui, avant de monter Apple, a assisté Steve Wozniak dans la programmation du prototype du célèbre jeu de casse-briques Breakout pour Atari.
Malgré ces initiatives éparses, ni l’industrie ni la presse généraliste ne semblent tout à fait prêtes face à ce qui se joue: au vu de l’âge du média jeu vidéo (50 – 75 ans) et de la longévité humaine moyenne, nul doute que la question devient de plus en plus pressante. Reste à voir si cette pression naturelle sera suffisante pour mieux honorer celles et ceux qui ont compté.
Copyright Le Temps SA Aug 30, 2025