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RAPHAËL JOTTERAND
Imaginez un peu la Suisse, ce petit pays de 9 millions d’habitants, prise au piège entre deux pays en guerre et devant faire face à ce que les forces de l’ordre appellent désormais «une menace hybride». Depuis mercredi, le canton de Vaud est en situation de crise. Les malheurs qu’il subit sont fictifs, mais ceux-ci tendent à se rapprocher au maximum de la réalité. Cette mise en situation s’inscrit au cœur de l’exercice intégré 2025 (EI 25) de la Confédération, qui est censé permettre à l’administration fédérale, aux 26 cantons, au parlement fédéral et à d’autres acteurs de mettre à l’épreuve leur gestion commune des crises.
«Le Conseil d’Etat a décidé de planifier un exercice dans l’exercice, image Denis Froidevaux, ex-chef de l’Etat-major cantonal de conduite (EMCC). Le mandat que le gouvernement vaudois m’a transmis est clair: réaliser une action stratégique de grande ampleur qui va plus loin que le cadre soumis par la Confédération.» Aucun canton helvétique n’a organisé une mission d’une telle envergure. Il a fallu près de six mois pour mettre sur pied ce projet, qui a mobilisé, dans son ensemble, jusqu’à 150 personnes entre mercredi et vendredi soir, sans coupure. S’il n’est pas question de déployer des forces sur le terrain, cet entraînement grandeur nature vise à mobiliser les états-majors de conduite. L’occasion aussi pour Louis-Henri Delarageaz, nouveau chef de l’EMCC depuis le 1er mai 2025, de se lancer dans le grand bain.
Conseillers d’Etat en action
Pour ce dernier jour d’exercice, Le Temps a pu se rendre sur différents sites stratégiques, à commencer par l’Alarm Receiving Center (ARC) et sa salle des opérations fraîchement inaugurée au début de l’année, le Tactical Operations Center (TOC). C’est ici que se déroule le cœur de l’exercice. Tous les acteurs cantonaux sont réunis pour suivre le déroulement de la situation. Trois communes, Morges, Yverdon et Montreux, font l’objet de cyberattaques. Le CHUV a subi le même sort et se bat pour retrouver une certaine stabilité depuis déjà plus de 24 heures. Vendredi matin, à la suite des incidents de la veille, la maternité a perdu le chauffage.
Tous les acteurs concernés reçoivent tout au long de la journée différents inputs par mail, qui sont transmis par la direction de l’exercice: «totalité des ordinateurs utilisateurs inopérable», «le groupe de hacking publie sur X qu’ils sont à l’origine de l’attaque», etc. Ces indications sont précieuses et servent de marche à suivre. La cellule K, située dans une pièce à part, est le cœur du réacteur. C’est depuis cette base que l’exercice est conduit. On y trouve des représentants de tous les métiers (police, PCI, EMCC, etc.) qui peuvent être sollicités par les individus défiés. L’ancien chef de l’armée Philippe Rebord est installé au fond de la salle. Il a un rôle d’observateur et aura la lourde mission d’évaluer les différents protagonistes et de rédiger le rapport final sur le déroulement des opérations.
Il ne tarit pas d’éloges sur l’expérience qu’il est en train de vivre: «C’est impressionnant de voir tous ces métiers collaborer et prendre cet exercice très au sérieux. Incontestablement, le canton de Vaud va réaliser un saut qualitatif dans la collaboration entre les différents partenaires en situation de crise. C’est un modèle pour la Suisse.» Le Valaisan relève qu’après une mise en route compliquée, le dispositif n’a cessé de monter en puissance et a prouvé qu’il était capable de résoudre des problèmes considérables.
De retour au TOC, c’est ici que le rapport de situation va être prononcé. Un journal de bord est tenu à la lettre. Même si tout cela est fictif, les protagonistes jouent le jeu: il est crucial de lister chaque étape pour que rien ne soit laissé au hasard. Au fond de la salle, les ministres Rebecca Ruiz et Vassilis Venizelos observent la scène avec attention. Les deux magistrats sont aussi mis à contribution respectivement dans le cadre du CHUV et de la police.
A une dizaine de kilomètres, la cellule de crise du CHUV s’active pour résoudre une panne de chauffage qui paralyse donc temporairement la maternité. Deux scénarios sont envisagés. Le préféré: maintenir les urgences gynéco-obstétriques sur place, mais dans une autre salle. Une solution qui évite de solliciter les autres membres du réseau hospitalier vaudois, mais qui complique le fonctionnement interne du CHUV. En visioconférence, Gianni Saitta, directeur général de la Santé, et la conseillère d’Etat Rebecca Ruiz se montrent prudents. Leurs échanges avec la cellule de crise, vifs et instructifs, révèlent la tension entre la réalité du terrain et la décision politique. Ayant la responsabilité de trancher, Rebecca Ruiz refuse de céder à la précipitation.
L’exemple concret
Les équipes décident alors de revoir leur copie. Claire Charmet, directrice générale du CHUV, sort visiblement éprouvée par cette longue séance. «Il faut réussir à gérer les influx et les contraintes avec beaucoup d’acteurs différents. Tout le monde joue sa partition. Nous n’étions pas alignés sur tout, mais le Conseil d’Etat doit aussi prendre en compte des questions de sécurité et de coordination politique.» Pour le CHUV, cette situation de crise n’a rien d’inédit: «Nous nous sommes déjà retrouvés dans une configuration similaire au moment du covid ou du risque de pénurie d’énergie. L’hiver est aussi une période où l’hôpital est régulièrement saturé.»
A Morges, la simulation bat son plein depuis vendredi matin. A 8h40, le secrétaire municipal Giancarlo Stella a déclenché l’alarme: la ville est victime d’une cyberattaque. Les dégâts sont limités, mais plusieurs services sont paralysés, compliquant la communication interne. Dans la salle de crise, inaugurée il y a moins de 10 ans pour 100 000 francs, une vingtaine de responsables y mettent du leur. Un investissement qui pourrait sembler disproportionné? «Pas du tout», rétorque Jacques Brera, chef du service des infrastructures. «Lors des inondations de l’an dernier, nous nous sommes retrouvés ici dans une configuration similaire. Sans ces exercices, nous n’aurions jamais été aussi efficaces.»
Chargé de la sécurité, Vassilis Venizelos suit l’exercice depuis mercredi avec une admiration non feinte. Le bilan est globalement positif: «Le canton dispose de personnes compétentes et d’institutions résilientes. Mais dans les protocoles d’engagement et la circulation de l’information, il reste une marge de progression.» Un constat qui confirme, selon Denis Froidevaux, l’intérêt de l’opération et qui suit sa devise: «Tout ce qui n’est pas entraîné n’est pas maîtrisé.»
Chacun joue le jeu comme si la crise était existentielle
Copyright Le Temps SA Nov 8, 2025