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RAPHAËL JOTTERAND
Quand est-ce que les Vaudois pourront enfin se prononcer sur l’initiative dite «des 12%»? Ce texte intitulé «Baisse d’impôts pour tous: redonner du pouvoir d’achat à la classe moyenne» a été déposé au mois d’avril 2023 par plusieurs acteurs économiques tels que la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI), la Chambre vaudoise immobilière (CVI) et le Centre patronal (CP). Depuis plus de deux ans et demi, cette initiative, qui vise à réduire de 12% la fiscalité des personnes physiques, pèse lourdement sur la vie politique vaudoise.
Alors que la Constitution cantonale prévoit qu’une initiative doit être soumise au vote populaire dans les deux ans suivant son dépôt, aucune votation n’est au programme. Et pour cause, les initiants ont fait recours jusqu’au Tribunal fédéral à cause d’une clause dite «guillotine» introduite lors des débats sur le budget 2025 au parlement. En décembre dernier, le Grand Conseil vote une révision de l’article 8 de la loi sur les impôts communaux (LICom) relatif au bouclier fiscal. Ce mécanisme a pour but que de gros contribuables ne soient pas taxés au-delà d’un certain seuil afin d’éviter que l’impôt ne devienne confiscatoire. Or, depuis une réforme de 2021, introduite juste avant le départ de Pascal Broulis, certains se sont plaints de voir leur taxation augmenter, voire exploser.
Une clause dont personne ne sort gagnant
Le Grand Conseil a également décidé que cette révision du bouclier fiscal n’entrerait en vigueur que si l’initiative «12%» était rejetée en vote populaire. Cette procédure peu commune est le fruit d’un compromis entre des députés des groupes PS et PLR, qui estiment que le cumul des deux baisses fiscales aurait pesé trop lourd sur les caisses du canton. Le retour du compromis dynamique avec, aux manettes depuis Berne, les deux anciens ténors du gouvernement vaudois: Pascal Broulis et Pierre-Yves Maillard.
Pour les initiants, la clause guillotine est «scandaleuse». Elle mêle deux objets sans lien direct, empêchant le peuple de soutenir à la fois la révision du bouclier fiscal et l’initiative des 12%. Quant au délai largement dépassé pour voter sur cette initiative, pour laquelle la population aurait dû se rendre aux urnes au printemps dernier, le Conseil d’Etat se justifie comme suit: «Les initiants ont émis le souhait que l’initiative ne soit pas soumise au vote tant que leur contestation n’aurait pas été tranchée. […] La question de la validité de la clause «guillotine» n’étant ainsi toujours pas tranchée à ce jour, aucune date de scrutin n’a été arrêtée, bien que le délai constitutionnel soit échu.»
A l’heure actuelle, personne ne sort gagnant de cette procédure à rallonge. «La clause guillotine a beaucoup crispé. Avec du recul, c’est une erreur stratégique de notre part d’avoir créé ce lien», reconnaît Florence Bettschart-Narbel, présidente du PLR vaudois. De son côté, le Conseil d’Etat sort d’une année 2025 chaotique (affaire Dittli, bouclier fiscal, budget menacé, pôles santé).
Comment en est-on arrivé à pareil blocage? Ce texte – qui vise une baisse linéaire de l’impôt sur la fortune et le revenu – a complètement échappé aux mains du Conseil d’Etat qui n’a pas su tenir le bâton par le bon bout contre des initiants déterminés. «Du point de vue des contribuables, c’est certainement un des dossiers les moins bien gérés de ces vingt dernières années», concède Kevin Grangier, ex-président de l’UDC Vaud et désormais à la tête de l’Alliance vaudoise. «Avec un contre-projet, le vote aurait déjà eu lieu. En voulant nous tordre le bras en évitant les négociations, le Conseil d’Etat a gâché sa législature. C’est une erreur sur toute la ligne, renchérit Christophe Reymond, directeur général du Centre patronal. Cela a contribué à la situation institutionnelle lamentable dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.»
En renonçant à un contre-projet direct, le Conseil d’Etat a perdu la maîtrise du dossier. Le Grand Conseil en a profité pour imposer une baisse de 7% de l’impôt cantonal sur le revenu d’ici à 2027, plus ambitieuse que celle prévue par le gouvernement. Celui-ci proposait, via son plan «pouvoir d’achat» présenté en septembre 2024, une réduction cumulée de 5% sur l’impôt du revenu et de la fortune, ainsi que diverses mesures fiscales et sociales visant à redistribuer 270 millions de francs par an à la population d’ici à 2027.
Ce plan pour le pouvoir d’achat, qui faisait office de contre-projet indirect du gouvernement, n’a pas convaincu les initiants, qui lui reprochent d’avoir «ignoré» le succès populaire de leur texte, soutenu par le score historique de 28 000 signatures. Selon Christophe Reymond, «il ne s’est rien passé pendant plus d’un an» après le dépôt de l’initiative, et aucune discussion formelle n’a eu lieu avant l’été 2024, lorsqu’ils ont appris que le Conseil d’Etat s’y opposait officiellement. Cette indifférence a été très mal perçue, ce d’autant plus qu’en toile de fond, les milieux économiques ressentent les fortes divergences entre les membres du gouvernement sur le traitement de ce dossier.
L’impact de la réforme du bouclier
La colère des initiants s’est renforcée au printemps 2024, lorsque les premiers effets de la réforme du bouclier fiscal ont suscité de vives tensions parmi les contribuables concernés. Selon le rapport Studer, Valérie Dittli a été particulièrement attentive à leurs préoccupations. Certains y ont vu un signe d’espoir, d’autant qu’elle a lancé, avec la Direction générale de la fiscalité, une réflexion sur une refonte des barèmes de l’impôt sur la fortune, incluant l’hypothèse d’un taux unique (flat tax).
Parmi les pistes discutées avec les milieux économiques figurait, selon nos informations, une réduction de moitié de l’impôt sur la fortune, qui aurait permis de supprimer le bouclier fiscal. Ce dernier est en effet nécessaire puisque l’impôt sur la fortune est élevé dans le canton de Vaud. Les initiants reconnaissent qu’une telle solution aurait pu les convaincre de retirer leur initiative. Mais cette option a vite été écartée. Trois des ministres, qui planchaient sur les questions de fiscalité, ont évoqué avec l’ensemble du gouvernement un projet de flat tax. Le 22 mai 2024, le Conseil d’Etat l’a refusée, tant pour des raisons politiques (du fait de la difficulté à réunir une majorité autour d’un tel projet) qu’économiques (la baisse fiscale qui en aurait découlé ayant été jugée trop importante).
Après l’abandon de la piste de la flat tax, Valérie Dittli a ravivé les tensions au sein du gouvernement en relançant, durant l’été, des discussions à ce sujet avec les milieux économiques, alors que le dossier était officiellement clos et qu’elle n’avait pas de mandat pour le faire. Les initiants y ont vu «un appel du pied» et l’espoir d’une reprise des négociations, qui n’aboutiront finalement à rien. En janvier, le comité a confirmé le maintien de l’initiative, et depuis lors, tout dialogue est gelé. Selon nos informations, la présidente PLR du gouvernement, Christelle Luisier, a encore tenté une approche auprès des milieux initiants après avoir repris les Finances, sans succès.
Stratégie gouvernementale peu compréhensible
Face au refus de Christelle Luisier et de Valérie Dittli de s’exprimer sur le sujet, Le Temps a cherché à comprendre la stratégie du Conseil d’Etat: pourquoi n’avoir présenté aucun contre-projet direct et pourquoi avoir si peu dialogué avec les milieux économiques?
Selon plusieurs sources de l’administration, le Conseil d’Etat a renoncé au contre-projet direct parce qu’il souhaitait une réforme progressive pour la législature. Or, au moment d’agir, plusieurs mesures étaient déjà en cours et ne pouvaient plus être intégrées, ce qui aurait affaibli toute alternative face à l’initiative. Cette situation soulève une question essentielle, relevée par le député vert’libéral Jérôme De Benedictis: «Si le texte des milieux économiques venait à être accepté, est-ce que celui-ci viendrait s’ajouter aux baisses fiscales déjà entrées en vigueur?» Rien ne semble l’empêcher, même si le Conseil d’Etat pourrait demander au Grand Conseil de revenir sur les 7% de baisse de l’impôt sur le revenu déjà actés. Quant à la mesure du plan «pouvoir d’achat» augmentant la déduction fiscale pour les primes maladie, qui s’élève à 73 millions de francs, son sort reste totalement incertain.
Le manque de dialogue entre les initiants et le Conseil d’Etat s’explique différemment selon les protagonistes. Plusieurs témoins estiment que l’agacement de Christelle Luisier a freiné les échanges: elle reprochait aux milieux économiques d’avoir lancé une initiative explosive dès son arrivée à la présidence, alors qu’ils auraient pu le faire sous la précédente majorité de gauche. Les initiants contestent cette lecture. «Il n’y a rien de personnel. Nous n’avons pas choisi d’agir en fonction des majorités mais en fonction des contribuables», affirme Olivier Feller, directeur de la CVI, rappelant que des démarches avaient été entreprises lors de la législature précédente, sans résultat: «Notre dernier outil à disposition était l’initiative populaire.»
Un passé lourd de sens
Dès 2019, les organisations économiques lancent l’action «Vache à lait» pour faire pression sur le gouvernement et réduire l’imposition des personnes physiques. Après vingt ans de redressement des finances cantonales, elles estiment qu’une fenêtre de tir s’ouvre pour restituer une partie de ces efforts à la population. La majorité de gauche de l’époque, avec le président Pierre-Yves Maillard (PS), refuse toutefois de compromettre les acquis.
Les aspirations des milieux économiques sont alors ignorées, ce qui les conduit à revenir en 2021 avec une nouvelle liste de revendications pour les futurs élus. Bien qu’ils reconnaissent à Pascal Broulis ses réformes sur la fiscalité des entreprises, ils lui reprochent d’avoir négligé les contribuables privés. A son départ, le canton de Vaud possède une fiscalité parmi les plus lourdes: un salaire de 125 000 francs est imposé à 10,96%, un revenu de 500 000 francs à plus de 30%. Pour un ténor de la gauche, le constat est clair: «Contrairement au gouvernement actuel, Pascal Broulis n’a jamais cédé aux sirènes et aux utopies des milieux économiques.»
Au sein des faîtières, certaines personnes confirment que Pascal Broulis était «un dur à cuire» et bloquait toute initiative sur la fiscalité: «Il tirait les ficelles et avait suffisamment d’autorité pour que chaque proposition soit tuée dans l’œuf. Parler d’initiative à ce moment-là était inenvisageable», assure une figure de la politique vaudoise.
La situation commence à évoluer au printemps 2022. Le député UDC Philippe Jobin devance le PLR en déposant une motion visant à réduire de cinq points le taux d’imposition cantonal sur le revenu des personnes physiques dès le 1er janvier 2023. Christophe Reymond se souvient: «Nous avions beaucoup d’attentes, la droite venait de reprendre la majorité et avait fait campagne sur les baisses fiscales. Mais lorsque nous avons appris que le gouvernement vaudois était hésitant sur cette motion et qu’il allait proposer de perler cette baisse d’impôt dans le temps, on s’est dit qu’il n’avait décidément rien compris et qu’il fallait agir.»
C’est donc au mois d’août, à peine quelques semaines après l’arrivée des trois ministres PLR et de la centriste Valérie Dittli au Château Saint-Maire que les milieux patronaux décident de lancer l’initiative «12%». Pour la nouvelle présidente du gouvernement, ce texte est perçu comme un affront. «Christelle Luisier a immédiatement compris que ça allait être une grosse épine dans le pied du gouvernement, assure l’un de ses proches collaborateurs. Trois ans plus tard, on se rend compte qu’elle avait vu juste. Même si la réponse n’a peut-être pas été à la hauteur.»
Les finances cantonales mises à mal?
Les quatre conseillers d’Etat de droite ont toujours tenu le même discours concernant cette initiative «12%». Ce texte est trop coûteux et mal ciblé. Dans une interview accordée au Temps en décembre dernier, Valérie Dittli estimait que cette réforme était dangereuse pour le canton et qu’une baisse de 12% n’aurait pas un impact suffisamment important pour inverser la tendance. Selon elle, seule une refonte des barèmes généraux permettrait de ramener Vaud dans la moyenne suisse.
Pour la trentenaire, cette position est moins difficile à tenir que pour les trois conseillers d’Etat PLR. En effet, le Parti libéral-radical est divisé sur la question. Au sein du comité d’initiative, on retrouve plusieurs figures du parti: Olivier Feller, Philippe Miauton ou encore Regula Zellweger. Contrairement à l’UDC qui soutient sans réserve cette initiative, l’assemblée générale de la section vaudoise du PLR ne s’est pas encore prononcée. Le Centre, troisième membre de l’Alliance vaudoise, non plus. Mais les discours tenus cet été, notamment par son nouveau président Mario-Charles Pertusio, laissent peu de place au doute: ils devraient soutenir ce texte.
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer que le PLR, qui a fait de la fiscalité un de ses chevaux de bataille, refuse une opportunité de réduire les impôts. «J’ai aussi de la peine à voir l’assemblée générale du PLR s’y opposer, admet une membre de la section cantonale. Plus on s’éloigne des élus, plus l’opinion semble favorable aux 12%.» Un constat qui pourrait s’expliquer notamment par le fait que les élus ont le nez plongé dans les affaires et qu’ils sont conscients des difficultés financières du canton.
Membre de la Commission des finances, le député PLR Alexandre Berthoud reste opposé à l’initiative. «Je suis favorable à agir sur l’impôt sur la fortune, mais passer d’aucun allègement à 12% n’est pas réaliste. Je veux réduire les impôts tout en préservant les finances de l’Etat. Les 12% ne peuvent pas être intégrés au budget sans coupes drastiques», analyse-t-il. Selon le canton, l’initiative entraînerait une perte de recettes fiscales d’environ un demi-milliard de francs par an.
La position délicate du PLR
Au PLR, ces divergences créent une forte tension autour de l’initiative. Selon le comité, le Tribunal fédéral devrait se prononcer sur la clause guillotine au premier semestre 2026, ce qui permettrait une votation à l’automne, en pleine campagne pour les élections cantonales.
«Pour favoriser une alliance entre les partis de centre droit, l’idéal serait de voter sur ce sujet avant les échéances cantonales [les prochaines élections cantonales auront lieu le 28 février 2027, ndlr], souligne Kevin Grangier. L’UDC soutient ce texte et le Conseil d’Etat fait campagne contre. Quant au PLR et au Centre, on ressent qu’ils pourraient se rallier à l’initiative.» Ces désaccords internes ne remettraient toutefois pas en cause l’alliance. A contrario, si l’assemblée générale du PLR soutenait l’initiative, elle pourrait devenir un thème de campagne commun.
Si le Tribunal fédéral déboutait le recours des milieux économiques, la clause guillotine serait effective. En cas de victoire du oui, le canton devrait composer avec un bouclier fiscal encore exploité selon la formule de 2021. De quoi raviver certaines tensions. La politique vaudoise restera, dans tous les cas, loin d’être apaisée.
«Du point de vue des contribuables, c’est certainement un des dossiers les moins bien gérés de ces vingt dernières années»
KEVIN GRANGIER, EX-PRÉSIDENT DE L’UDC VAUD ET DÉSORMAIS À LA TÊTE DE L’ALLIANCE VAUDOISE
En renonçant à un contre-projet direct, le gouvernement a perdu la maîtrise du dossier
«Le Conseil d’Etat a gâché sa législature. C’est une erreur sur toute la ligne»
CHRISTOPHE REYMOND, DIRECTEUR GÉNÉRAL DU CENTRE PATRONAL
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