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PAULINE RUMPF ET RAPHAËL JOTTERAND
Rarement les conditions de travail d’une profession auront été autant scrutées que celles des enseignants dans le canton de Vaud. La semaine dernière, les députés se sont penchés une première fois sur la contribution de crise demandée à l’ensemble du personnel de l’Etat, soit une ponction de 0,7% proposée par le gouvernement et remise en cause par plusieurs amendements dans le cadre du budget 2026. Au cœur des échanges figurait également la décharge de fin de carrière des enseignants, dont la remise en question a ravivé les tensions.
En toile de fond, le débat, qui doit reprendre cette semaine, oppose deux visions de la gestion du personnel de l’Etat, et des divergences de points de vue sur son éventuel statut de privilégié.
La plupart des salaires ne baisseraient pas
Mercredi dernier, un tableau présenté par le député Fabrice Moscheni (UDC) montrait les revenus des employés de l’Etat, et leur augmentation au moyen d’annuités, selon les classes salariales et par échelon. Ces chiffres, fournis par le service du personnel et qui ne comprennent pas les conseillers d’Etat, les juges cantonaux et certains médecins, servaient à rappeler que la grande majorité des fonctionnaires ne perdrait pas d’argent après déduction de la contribution de crise de 0,7%, puisque les annuités (augmentation de salaire annuelle en fonction de l’ancienneté à l’Etat) ne sont pas touchées dans la version du Conseil d’Etat.
«Les syndicats jouent sur les mots en parlant de baisse de salaire, dénonce Fabrice Moscheni. C’est faux pour la plupart des fonctionnaires. De plus, la gauche veut que les plus riches payent. C’est exactement la logique proposée par le Conseil d’Etat.» Le tableau montre en effet que le premier salaire concerné, au dernier échelon de la classe 6, est de 89 500 francs par an. Ces employés perdraient quelque 600 francs sur l’année. La tranche la plus touchée, en classe 18, serait ponctionnée de 1600 francs sur un salaire annuel de 229 000 francs.
Selon le député conservateur, le discours syndical relèverait de la désinformation et alimenterait inutilement la colère. Il estime que les annuités, l’indexation ou encore la sécurité de l’emploi constituent des «traitements de faveur» dont ne bénéficient pas forcément les travailleurs du privé, ce qui justifierait de les remettre en question en période de crise. Pour appuyer son propos, il compare le salaire médian des employés de l’Etat (7671 francs) à celui du secteur privé (6422 francs), ainsi qu’au salaire médian vaudois, d’environ 80 000 francs annuels en 2022.
Les enseignants, des privilégiés?
Dans cette grille salariale, les enseignants se situent entre les classes 9 et 12, selon notamment leur degré d’enseignement, leur ancienneté et leur formation. Parmi les autres professions actives dans les écoles, les assistants à l’intégration se trouvent entre les classes 4 et 6, les éducateurs entre 7 et 8, tandis que les enseignants spécialisés sont répartis dans les classes 7 à 11, selon les données publiées par l’Etat de Vaud.
Pour David Vogel, député vert’libéral et enseignant au postobligatoire, cette logique devrait être remise en cause: «Les annuités ne devraient pas être accordées d’office. On devrait avoir des objectifs à atteindre. Cela se fait partout, pourquoi les enseignants seraient hors catégorie évaluable? Pourquoi ne pas demander aux élèves d’évaluer la qualité des cours qu’ils reçoivent? Mais cela nécessite d’avoir la volonté, de discuter avec les syndicats, d’avoir une approche qualitative des choses et de ne pas agir dans l’urgence, à la dernière minute.»
Si le débat est très orienté sur les questions salariales, la situation est loin de se résumer à cela, répondent syndicats et enseignants. «Beaucoup de postes dans le public exigent davantage de diplômes que dans le privé», rappelle Gregory Durand, président de la Société pédagogique vaudoise. Or, analysait la RTS mercredi, si les professions peu titrées sont mieux payées à l’Etat qu’ailleurs, c’est l’inverse pour les titulaires de diplômes universitaires (10 240 francs dans le privé contre 9130 francs dans le public).
La socialiste Aude Billard contredit également la vision d’une fonction publique privilégiée. «Effectivement, certains touchent un salaire un peu plus élevé, jouissent d’une certaine stabilité et n’ont pas d’incertitude quant à leurs annuités. Toutefois, dans le privé, les augmentations tout comme les bonifications peuvent être très importantes.»
Conditions de travail
De nombreux enseignants alertent depuis longtemps sur un durcissement du travail en classe, les maîtres et maîtresses faisant face à toujours plus de comportements violents, mais aussi d’enfants à besoins spécifiques.
L’école inclusive, dont le concept est autant salué que décrié, n’est pas dotée des moyens nécessaires ou adaptés. Dans les classes ordinaires, les élèves au bénéfice de mesures renforcées sont passés de 942 à 1889 entre 2019 et 2025, sans compter les classes spécialisées. Leur proportion sur le total des élèves est passée de 2,8% à 3,5%. «Nous n’avons que quelques périodes de soutien par semaine et nous sommes souvent forcés de délaisser le reste de la classe pour pouvoir accompagner un élève en particulier», regrette une enseignante lausannoise.
Ce printemps, les enseignants de 1-2P manifestaient pour la généralisation du co-enseignement (deux maîtres ou maîtresses par classe) et une limite de 16 élèves à la fois. «Le nombre d’élèves par classe, l’ampleur des tâches administratives et la charge induite par le suivi des élèves à besoins spécifiques sont incomparables entre le public et le privé», témoigne Yannick Maury, enseignant et député écologiste.
La direction du Département de la formation estime cependant que le canton en fait déjà beaucoup pour soutenir les conditions de travail des enseignants. La preuve avec des charges en constante augmentation. Pour 2026, 240 équivalents pleintemps (EPT) supplémentaires sont prévus, dont 90 non liés à l’augmentation démographique. Les subventions aux établissements en matière de pédagogie spécialisée ont augmenté de 25% depuis 2019.
Décharge de fin de carrière
Parallèlement, pour atteindre les objectifs du budget 2026, le Conseil d’Etat a décidé de réduire le tarif horaire des remplaçants non titulaires et de supprimer la décharge de fin de carrière, une mesure représentant 1 million de francs d’économies. Cette décharge avait pourtant été négociée en 2002 avec les syndicats, en contrepartie notamment d’une hausse des cotisations des employés à la caisse de pension. «Cette dernière mesure revient unilatéralement sur une partie de l’accord», dénonce Grégory Durand, qui estime que les enseignants sont «fortement impactés par les mesures d’économies».
La sixième semaine de vacances proposée en compensation ne convainc pas (les enseignants ont officiellement cinq semaines de vacances, le reste des congés scolaires étant destiné aux préparations, formations et corrections). Les enseignants interrogés par Le Temps expliquent qu’elle augmenterait le travail de préparation des remplacements et que le nombre de périodes réellement offertes serait inférieur à celles perdues. De plus, remplacer la décharge de fin de carrière par cette semaine supplémentaire obligerait les établissements à engager des remplaçants externes, parfois non diplômés. «Pédagogiquement, ça n’a aucun sens», souligne Grégory Durand. Selon lui, si les enseignants descendent dans la rue, c’est non seulement pour leurs conditions de travail, mais surtout pour défendre celles des élèves.
Le responsable syndical ajoute que plusieurs solutions existent pour faire des économies dans les écoles. «Des députés ont proposé de supprimer les épreuves cantonales de référence (ECR). On peut aussi réduire les dépenses pour les outils numériques. Aujourd’hui, les premiers iPad distribués dans les classes sont déjà obsolètes.»
Deux logiques qui s’entrechoquent
Alors que la grève bat son plein, deux visions se confrontent tant au parlement que sur les réseaux sociaux ou dans les foyers vaudois. Si les manifestations de la fonction publique ont obtenu un soutien considérable dans la rue, elles sont aussi décriées par un autre pan de la population. «C’est lamentable, honte à eux», «Ces grévistes au statut professionnel à faire pâlir d’envie 90% des salariés outre-Jura»: tels sont les commentaires qui figurent sous les articles du Temps qui relatent des événements de la semaine passée. «Je ne nie pas que nous avons de bonnes conditions, admet une enseignante. Mais qu’on nous traite de tire-au-flanc, ça me dérange. C’est un travail éreintant, qui demande une présence et un investissement total, beaucoup de gestion humaine, et du travail durant les soirées, les weekends et les vacances.»
Les enseignants sont souvent les premiers à être pointés du doigt. «Je comprends l’agacement que ça peut procurer, même si j’entends aussi les fonctionnaires qui ont un contrat de travail et qui ne toucheront pas leur annuité complète, témoigne Michael Wyssa, député PLR et professeur en informatique au Centre professionnel du Nord vaudois. Dans le privé, les employés ne vivent pas une période de développement des salaires. Ils sont aussi confrontés à la hausse des coûts et, donc, à une baisse du pouvoir d’achat. Beaucoup ne seront pas augmentés à la fin de l’année et n’ont pas les mêmes facilités que les enseignants qui se retrouvent dans la rue. Ils ne manifestent pas pour autant.»
David Vogel refuse aussi de participer à la grève: «Je suis toujours gêné de ne pas donner cours à des élèves. Des défenses de travaux de maturité ont été annulées pour cause de grève. Or, on demande aux élèves de respecter les délais et, au dernier moment, on les reporte.» Toutefois, selon lui, les enseignants n’ont pas à être la variable d’ajustement des non-décisions du Conseil d’Etat: «On n’a vu aucune volonté de baisser les charges de l’Etat et là, tout à coup, dans l’urgence, le gouvernement décrète et attend que ça se tasse, s’étonnant de la réaction. Au niveau «sens politique», on a déjà vu plus aiguisé.»
L’idée d’une participation à un effort commun est, elle, dénoncée comme trompeuse par Arnaud Bouverat, syndicaliste chez Unia et député socialiste. «Quel effort commun? La participation des employeurs via une hausse ciblée des allocations familiales a été refusée par le plénum, et celle des communes est clairement menacée. On fait donc peser la responsabilité de ces économies sur les seuls travailleurs, et sur la qualité du service public.» Aude Billard abonde dans ce sens en pointant du doigt les baisses fiscales. «Les nouvelles baisses d’impôts intégrées au budget 2026 reportent les quelque 50 millions de francs ponctionnés sur les salaires directement vers les fortunes les plus élevées. Et ce, de manière pérenne.»
«On devrait avoir des objectifs à atteindre. Cela se fait partout»
DAVID VOGEL, DÉPUTÉ VERT’LIBÉRAL ET ENSEIGNANT AU POSTOBLIGATOIRE
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Retrouvez l’intégralité de cet article, avec des données chiffrées sur l’évolution des salaires annuels 2026 de six classes de la fonction publique vaudoise, en scannant le code ci-dessous.
Copyright Le Temps SA Dec 9, 2025