Resumen
El presente artículo propone una primera cartografía de la literatura de Santiago Amigorena con el objetivo de sentar las bases para una comprensión de su proyecto literario en su conjunto. Para ello, comenzamos presentando las problemáticas de fondo que condujeron al autor a lanzarse a la escritura de la inmensa auto-bio-enciclopedia que es Le dernier livre. Posteriormente, ofrecemos una propuesta de clasificación de su literatura poniéndola en relación con otros autores y corrientes literarias que comparten preocupaciones y estrategias estilísticas afines. Finalmente, se realiza una lectura en clave derrideana de la relación que Amigorena establece entre escritura, silencio y palabra, tomando como casos de análisis Une enfance laconique (1998) y Le ghetto intérieur (2019).
Palabras clave: oralidad, escritura, silencio, Le dernier livre.
Résumé
L'objectif de cet article est de proposer une premiere cartographie de la littérature de Santiago Amigorena afin de fournir les bases d'une compréhension de l'ensemble de son projet scripturaire. Il s'agit dans un premier temps de dresser un aperçu des problemes qui ont poussé l'auteur a se lancer dans l'écriture et entreprendre l'énorme projet auto-bio-encyclopédique qu'est Le dernier livre, puis de sortir sa littérature de la particularité en la reliant a d'autres mouvements littéraires, ainsi que de clarifier théoriquement les concepts qu'il utilise dans ses œuvres. Enfin, nous proposons une lecture en clé derridienne du rapport particulier qu'Amigorena construit entre l'écriture, le silence et la parole, et nous prenons comme cas d'analyse particuliers deux de ses ouvrages ou ce rapport tient un rôle prépondérant : Une enfance laconique (1998) et Le ghetto intérieur (2019).
Mots clés : oralité, écriture, silence, Le dernier livre.
Abstract
The current paper is a cartography of Santiago Amigorena's literary project, following to construct the basis for a wider comprehension of his scriptural plan. To that end, we offer an overview of the issues that triggered his writing, and to undertake the enormous auto-bio encyclopaedic project implied by his Le dernier livre. Also, this paper de-particularises his project linking it to other literary strands, at the same time that we contextualise the concepts used by Amigorena in his works. Finally, we propose a Derridean reading of the particular relation built by Amigorena between writing, silence and speech, taking as case study two of his novels where the afore-mentioned link shows a preponderant role: Une enfance laconique (1998) and Le ghetto intérieur (2019).
Key words: orality, writing, silence, Le dernier livre.
1.Introduction
La sélection de Le ghetto intérieur (2019) entre les finalistes du prix Goncourt 2019, ainsi que sa victoire au Goncourt de la Roumanie, ont placé son auteur, Santiago Amigorena, au premier plan de la critique et des médias internationaux. Jusqu'alors, il travaillait depuis le milieu des années 90 sans relâche et a l'abri de la notoriété pour bâtir une construction littéraire aussi rare que démesurée. A ce jour, l'écrivain francoargentin a publié plus d'une douzaine de romans qui font tous, sans exception, parti d'un méme projet : la macro-œuvre Le dernier livre, une quéte en plusieurs étapes des possibles raisons expliquant le silence et la pulsion scripturale - qui ne serait qu'une autre de ses formes - de son narrateur. Toujours en cours d'écriture, cette immense entreprise littéraire prend, selon l'auteur, la forme des anciennes confessions et déploie une recherche minutieuse, faisant de la vie du narrateur la matiere premiere du récit, lequel s'emméle dans les limites complexes entre, d'un côté, parole, voix et vie et, de l'autre, silence, écriture et mort. Pour ces differentes raisons, l'œuvre se préte a étre analysée a partir d'un cadre théorique derridien, cadre que nous jugeons opportun afin d'identifier l'économie qui organise les inquiétudes de Santiago Amigorena et qui se trouverait a la base de son dessein d'écrire.
L'objectif de cet article est de proposer une premiere cartographie de la littérature d'Amigorena, suffisamment large pour dresser les bases d'une comprehension de l'ensemble de son projet scripturaire. Il faudrait pour cela commencer par donner un aperçu des problemes qui l'ont poussé a se lancer dans l'écriture, puis sortir sa littérature de la particularité et la relier a d'autres mouvements littéraires et auteurs apparentés, ainsi que clarifier théoriquement les concepts qu'il utilise dans ses œuvres, leurs implications et sa maniere particuliere de les rapporter les uns aux autres1. Notre article se divise donc en plusieurs sections qui couvrent ces questions. Dans la premiere, «2. Le dernier livre : une œuvre-vie pour conjurer le silence», nous présentons une vision panoramique du projet Le dernier livre : l'enjeu qui est a son origine tel que l'auteur l'explicite dans le prologue au lecteur ouvrant sa premiere publication, (Une enfance laconique, 1998), les œuvres qui le composent et sa logique interne. La deuxieme section, «3. Etat de l'art : nœuds, croisement des mémoires et des générations », s'attaque aux liens que le projet entretient avec d'autres littératures. Nous offrons, tout d'abord, certaines clés pour situer la complexité de la littérature d'Amigorena dans le cadre des écritures de la mémoire de la deuxieme et troisieme génération, puis, nous faisons le jour sur ses affinités et distances avec deux romanciers argentins, Laura Alcoba et Félix Bruzzone ; cela nous permet de mieux le placer dans le contexte de la littérature du témoignage de la derniere dictature argentine dans la génération 1.5 (Rubin Suleiman, 2002, 2012, 2013), ainsi que de constater que certains des traits esthétiques des romans d'Amigorena sont également identifiables chez ses pairs et renvoient, plus qu'a une question de style individuel, a des problemes de représentation et de stratégies narratives partagées par une meme génération. La troisieme section, « 4. Pas le moindre mot : écriture, mutismes et differances », propose un cadre théorique pour interpréter la relation entre écriture, silence et parole dans l'œuvre de l'auteur franco-argentin, dont l'économie apparait de maniere tres claire au travers des idées principales de De lagrammatologie (1967) de Jacques Derrida. Nous justifierons la pertinence de ce choix théorique et le mettrons a l'épreuve en analysant les deux romans d'Amigorena ou le motif du silence est le plus puissant et s'imbrique d'une maniere dominante dans l'intrigue : Une enfance laconique (1998) et Le ghetto intérieur (2019). En raison de l'extension de cet article nous nous concentrons seulement sur l'étude de deux romans d'Amigorena, cependant nous souhaitons souligner que le cadre théorique que nous proposons vise a rendre compte de l'intégralité du projet d'Amigorena.
2.Le dernier livre : une œuvre-vie pour conjurer le silence
« J'ai trente ans et j'habite Paris [...] Ma vie fut simple : Je n'ai jamais parlé, j'ai toujours écrit » (Amigorena 1998 : 7-8). Avec ces mots se présente l'auteur-narrateur d' Une enfance laconique (1998) dans le prologue « Au lecteur », présentant, des le début, le motif central des fleuves d'encre qui ne cesseront de s'écouler jusqu'aujourd'hui. Le prologue en question n'introduit pas exclusivement ce texte-ci, mais tous ceux qui le suivront comme parties de ce vaste projet « auto-bio-encyclopédique »2 destiné, comme souligne la couverture de ce premier volume, a en finir avec les autobiographies : « la vie d'un écrivain qui ne voulut jamais écrire, de la premiere a la derniere syllabe » (Amigorena, 1998). Ce prologue évoque déja l'enchainement de situations et résolutions qui l'ont mené a entreprendre cette énorme tâche. Tout a commencé dans sa plus tendre enfance, puisque « L'écriture a été pour moi, jusqu'a il y a quelques années, le seul moyen d'espérer pouvoir m'exprimer » (Amigorena, 1998 : 8). Durant les premieres décennies de sa vie, l'auteur-narrateur ne faisait pas usage de la parole, dirigeant toutes ses élans expressifs vers le registre écrit. « Je cherchais ma langue comme si elle était hors de moi, comme si ce n'était pas moi qui étais dehors » (Amigorena, 1998 : 8). A l'instar, l'écriture a rempli une fonction a la fois analgésique et amnésique pour lui : la souffrance provoquée par chaque souvenir et chaque pensée, nous raconteil, ne s'atténuait qu'au moment de la déposer, pour pouvoir ainsi l'oublier, sur le papier. Mais cette stratégie est tombée en désuétude lors de ses 26 ans ; l'auteur reconnait qu'a ce moment, les doutes le reprirent et il s'est alors demandé si « [les souffrances] s'oublient-elles vraiment ? un souvenir disparaît-il parfois pleinement, tout a fait, irrévocablement ? » (Amigorena, 1998 : 8). Ses années continuelles d'écriture lui sont alors semblées étre un simulacre de communication toujours insatisfaisant ; il a pris la décision d'arréter l'écriture en croyant pouvoir ainsi commencer a parler. Or, cette espérance s'est rapidement vue dé^:ue ; pendant quatre longes années, il n'a pu ni écrire ni parler. C'est ce mutisme radical qui est a l'origine de Le dernier livre, puisque c'est apres ces quatre longues années de silence qu'il a pris la nouvelle résolution présentée dans le prologue : tout écrire, du début a la fin, « exactement d'apres nature et dans toute sa vérité » (Amigorena, 1998: 9) pour essayer de conjurer le silence, qui pour lui s'assimile a l'écriture, et tout ceci pour enfin parvenir a défaire, a terminer par épuisement, « la suite indéchiffrable qui lie, au travers de l'encre qui coule de ma main droite, mon existence a ma mort » (Amigorena, 1998: 9). Santiago Amigorena, de cette façon, se présente comme un auteur-narrateur qui croyait que l'écriture le libérerait du silence, pour finalement découvrir qu'elle n'est qu'une autre forme de silence, ce qui l'a conduit a vouloir tout écrire pour pouvoir ainsi arréter cette tâche mortuaire de tout graver sur le papier. « A présent, le dessein est donc [...] d'avouer noir sur blanc comment l'écriture a abreuvé mon silence, comment elle m'a éloigné du monde, comment elle m'a exclu de moi-méme » (Amigorena, 1998 : 9). Le but ultime de ce dernier massif et exténuant essai n'est autre que de trouver les raisons de son propre silence ; trouver l'origine de « l'indestructible distance qui, a travers le fait de me taire [...], m'a éloigné de la vie » (Amigorena, 1998 : 10), en traquant dans le fond de chaque phrase ce qui l'a rendu muet, pour pouvoir finalement laisser l'écriture et recommencer a parler et, ainsi, a vivre. Dans un projet littéraire aussi vaste, l'écriture du je parvient a se confondre avec la propre vie.
Le plan désigné par l'auteur est donc aussi ambitieux que son but : l'épuisement de l'écriture par l'écriture, c'est-a-dire, recouvrir entierement le vécu par des mots jusqu'a qu'il ne reste rien sans raconter ; alors, quand le matériel autobiographique sera épuisé l'auteur pourra enfin arreter d'écrire et commencer a parler. Cette macro-autobiographie s'étend déja sur plus de vingt-cinq ans, et non en vain porte le titre de Le dernier livre3. Dans son plan originel, cette œuvre-vie consiste en six parties qui couvrent, chacune, six ans de la vie de l'auteur. Chaque partie est organisée en deux chapitres qui forment a plusieurs reprises des livres indépendants. Ainsi, la premiere partie, intitulée Une enfance laconique (1998), se compose de deux chapitres : Le premier cauchemar, qui présente une généalogie familiale et raconte ce qui fut la vie du narrateur jusqu'a une certaine nuit de l'été 1963 ou l'obscurité commença a lui faire peur, et La premiére lettre, qui s'acheve en 1968, lorsque le narrateur apprend enfin a écrire. La deuxieme, Une jeunesse aphone, comporte également deux chapitres : Le premier exil (2021), qui traite des années du narrateur en Uruguay, pays ou ses parents avaient décidé de se réfugier dans les années précédant la derniere dictature argentine (19761983) ; et Les premiers arrangements (2000), qui révele la maniere dont le narrateur découvre la politique et l'amour. Une adolescence taciturne, troisieme partie du projet, se compose de Second exil (2002), texte ou le narrateur exprime l'une des deux douleurs les plus déchirantes de sa vie (celle d'avoir été arraché a sa langue maternelle lors de son exil en France), et les Premiéresfois (2016), catalogue de l'adolescence qui s'acheve par la premiere fois ou le narrateur fait l'amour. La quatrieme partie, intitulée Une maturite coite, couvre les six années suivantes et se compose également de deux chapitres publiés séparément : les joies intenses des deux années du Premier amour (2004) et les intenses souffrances des quatre années de la Premiére défaite (2012). La publication complete de ces quatre premieres parties culmine avec Le premier exil (2021) paru récemment. La cinquieme partie Une vieillesse discréte, qui comptera a son tour deux chapitres avec Le premier silence et L'autre silence, et la sixieme et derniere partie (paradoxalement intitulée La septiemepartie et composée par Le Festival de Cannes et Patmos') se trouvent actuellement en cours de rédaction.
Selon le plan initial le projet devrait étre déja terminé, son auteur pouvant ainsi se dédier exclusivement a la poésie, tel qu'il en révait a ses vingt ans. Pourtant, la rigidité du plan s'est atténuée au fur et a mesure que l'écriture a rempli sa fonction thérapeutique, et il semble n'y avoir aucune urgence pour l'arréter, comme l'auteur lui-méme le reconnait :
L'immodestie de mes vingt ans, moment auquel le titre de dernier livre m'est apparu, est un peu passée ; et ce que je croyais étre de l'ambition me paraît de plus en plus souvent comme de la prétention. J'ai toujours cru qu'apres avoir fini Le dernier livre il en serait fini pour moi d'une certaine forme de littérature. J'ai toujours songé qu'apres Le dernier livre j'écrirai seulement, parfois, rarement, quelques poemes. Mais j'avoue que je prends goÛt aussi ces derniers temps a écrire de la fiction, des petits romans, semblables a ceux du XIXe siecle, qu'adorateur de Proust, Joyce et Musil, je méprisais adolescent (Amigorena, 2021b).
L'un des signes de l'atténuation de cette urgence primaire aspirant a libérer l'auteur de ses douleurs du passé, est le progressif ajout sur le plan initial d'une série d'annexes destinées a approfondir sur une date en particulier, comme s'il s'agissait d'apposer une loupe sur certains aspects éclipsés dans le plan général. Quelques-unes de ces annexes ont déja été publiées : celle de l'année 1978 (parue en 2009 et qui fonctionne comme annexe a la méme année du titre de l'œuvre) ; Des jours que je n'ai pas oubliés (2014), annexe a l'année 2003 ; Mes dernieres mots, annexe a l'année 2086, et par conséquent futuriste ; et finalement Le ghetto intérieur (2019), annexe a l'année 1942. D'autres annexes (1983, 2008, 1780, 2005) sont encore en cours d'écriture.
Le rituel qui accompagne les romans autobiographiques et les annexes est aussi différent. Amigorena travaille d'habitude sur deux textes en méme temps (Bassets, 2019). Il consacre les matinées aux romans autobiographiques, qu'il écrit a la main et, comme le pacte avec le lecteur l'exige, en premiere personne ; de ceux-ci il affirme qu'ils devraient étre lus comme des confessions dans lesquelles on écrit pour s'humilier devant ses freres, et non pour qu'on admire la propre singularité (Amigorena, 1998 : 910). Les annexes sont au contraire écrites a l'ordinateur l'apres-midi et rédigées a la troisieme personne du singulier. Cette différence se manifeste aussi dans le style des uns et des autres : les premiers enchaînent des phrases subordonnées et présentent une écriture dense, tres cérébrale, ou les jeux des mots - qui souvent s'apprécient seulement dans le registre écrit abondent4 ; les secondes, cependant montrent une écriture plus classique : constructions syntaxiques simples, structure temporelle linéaire, dialogues abondants et narration fluide.
Dans cet article nous nous concentrerons surtout sur le premier livre de cette série auto-narrative, le déja cité Une enfance laconique (1998), qui reconstruit l'histoire familiale au cours de plusieurs générations autour du motif du silence et des successives vagues migratoires, ainsi que sur Le ghetto intérieur (2019), le dernier roman-annexe d'Amigorena publié. Le ghetto intérieur fait partie du deuxieme groupe : il serait l'annexe aux années 1940 jusqu'a 1945. Il constitue, par conséquent, le prélude a cet immense projet qui nous situe a la limite de la fusion entre vie et écriture. Si ce roman se trouve a l'origine c'est parce qu'il cherche la premiere raison de son silence dans celui de son grand-pere maternel : Celui-ci avait pris la décision, apres avoir immigré en Argentine, de ne pas parler de ce qui était arrivé a sa mere et a son frere lors de l'invasion nazi de la Pologne. Les raisons qui nous ont menés a choisir de nous concentrer sur ces romans en particulier sont variées : 1) les deux sont axés autour de la question du silence de maniere tres proéminente (bien plus que les autres livres qui conforment le projet), en meme temps que 2) les différentes économies du silence que l'un et l'autre abordent, sont essentielles pour comprendre la problématique centrale du projet de Le dernier livre ; mais aussi 3) les deux romans ensemble reconstituent et expliquent les multiples origines d'un silence qui, comme nous le verrons dans la troisieme section, doit rendre compte tant de l'histoire familiale sur le temps long que de la biographie du narrateur. Par ces raisons, nous croyons pouvoir rendre compte d'un systeme qui serait applicable a l'ensemble.
2. Etat de l'art : nœuds, croisement des mémoires et des générations.
Bien que le projet d'Amigorena soit principalement autobiographique, cette recherche de l'origine de son propre silence le conduit vers l'exploration de sa généalogie familiale. Cela fait de la sienne une littérature ou se croisent différentes générations, différents événements radicaux, et qui se déploie dans différents pays. Il met, donc, a l'œuvre une mémoire transnationale, transgénérationnelle et multidirectionnelle (Rothberg, 2009) du fait que son projet littéraire tourne autour d'une histoire de famille qui traverse plus de cinq générations. Bien que le principal protagoniste de la majorité des récits soit lui-meme, et que, par conséquent, les générations les plus nommées soient les trois dernieres (la sienne, celle de ses parents et celle de ses grandsparents), dans Une enfance laconique (1998) il reconstruit la généalogie familiale jusqu'a son quadrisai'eul paternel, José Francisco de Amigorena, arrivé en Argentine en tant que porteur d'une licence de corsaire délivrée par Carlos III en 1770. Se met donc en œuvre une mémoire transgénérationnelle de grande ampleur, qui conjugue de fait des thématiques telles que le colonialisme (avec le quadrisaieul terrateniente qui a sa descendance avec une indienne), l'antisémitisme européen des pogroms de l'Est dans les premiers années du XXe siecle, la Shoah, les « bons immigrés » qui oublient leur langue maternelle pour s'intégrer dans la Buenos Aires des années 30, les dictatures américaines des 70 ou, finalement, l'exil linguistique souffert par le propre Amigorena a son arrivée en France. Subséquemment, il n'est pas facile d'insérer sa production littéraire dans une catégorie concrete : littérature du témoignage ? Deuxieme, troisieme génération ? La sienne, en tout cas, est l'écriture d'une mémoire familiale qui traverse des générations et dans laquelle s'entremélent la mythologie, la mémoire, la post-mémoire et le témoignage. Cela le différencie d'autres membres de sa génération, et complique en meme temps la possibilité de le rattacher aux traditionnelles divisions générationnelles accompagnées normalement de choix esthétiques partagés. Meme les plus flexibles divisions intragénérationnelles - « génération 1.5 ou 2.5 » (Suleiman, 2002 ; Barjonet, 2016) ne nous sont pas de grande utilité en ce qui concerne cet auteur. L'absence d'une quantité conséquente de travaux théoriques qui permettraient de mieux encadrer les romans d'Amigorena, ainsi que sa double appartenance aux contextes français et argentin, compliquent également la tâche. C'est pour cela que nous avons choisi de le considérer, parallelement, représentant de la troisieme génération5 et de la génération 1.5.
D'une part, il peut étre inclus dans la troisieme génération car le grand événement de sa littérature est la Shoah, et vis-a-vis de cet évenement historique il appartient a la troisieme génération. Par rapport aux événements tels que la fuite d'Amérique Latine a cause des dictatures, il ferait partie de la génération 1.5. Cependant ses choix esthétiques dans les livres que nous allons analyser plus en détail (Une enfance laconique et Le ghetto intérieur) le rattachent plutôt a la troisieme génération, telle qu'elle a été étudiée par Dominique Viart (2009, 2012) ou Aurélie Barjonet (2016). Dans ce sens, sa littérature s'inscrit dans la catégorie des « textes hybrides » (Viart, 2009 : 23), a michemin entre le « roman archéologique » qui cherche a récupérer une histoire familiale avec des techniques plus similaires aux littératures de la deuxieme génération, et les « fictions de témoignage », qui mettent en œuvre des témoins fictifs6. Chez Amigorena, Le ghetto intérieur s'approche d'un exercice de fiction-témoignage en tant que, méme s'il se sert de documents d'époque (journaux, lettres, etc.), l'auteur fait le choix d'un narrateur a la troisieme personne omnisciente, capable done d'accéder a l'identité et a la voix de son grand-pere pour raconter son histoire, ses pensées et ses sentiments. Bien qu'au travers de ce choix narratif l'angoisse de Vicente Rosenberg est mise au premiere plan, ce mécanisme a fait l'objet de critiques, pour des raisons autant éthiques qu'esthétiques, de la part de la deuxieme génération (Young, 2002 ; Van Alphen, 2006 ; Hirsch, 2008, 2012), plus attachée a une poétique du vide. Il est pourtant caractéristique de la troisieme génération de ne pas souhaiter le vide et ne pas craindre le « plein ». Loin, donc, d'une poétique du trou (Raczymov, 1994), ces auteurs essaient de remplir, avec la fiction, tous les espaces ou manque la connaissance, ainsi que l'absence d'une (post)mémoire due a sa distance temporelle avec les événements. Une enfance laconique, en revanche, prend la forme d'un roman généalogique quand, dans la premiere partie du livre, sur un ton mythique, l'auteur reconstruit son arbre généalogique a partir des récits agrandis, mystifiés par la mémoire familiale, ainsi que des documents, puis la superpose au récit de ses premieres années d'enfance. Il opere ainsi un croisement de perspectives propre aux textes hybrides (Barjonet, 2016 : 112). Dans tous les cas, ce roman assume tout comme Le ghetto intérieur que, pour savoir, il faut imaginer ; et tout en assumant que la reconstruction de sa généalogie familiale ou meme de ses souvenirs d'enfance n'est entierement véridique, il l'embrasse dans cette hantise du plein qui se sait, cependant, impossible. Au lieu de trouver une narration douteuse, qui reconstruit une quéte toujours insuffisante et remplie de trous, on trouve dans sa littérature un récit complet, meme quand il remonte a la vie de son grand-pere ou son trisai'eul. Tout simplement, la fiction est parvenue a remplir les vides.
Son ancrage dans la troisieme génération, avec laquelle Amigorena partage des choix narratifs et esthétiques, ne doit toutefois nous éloigner du fait qu'il partage également, quand il s'occupe de son autobiographie et des événements qui ont poussé sa famille a émigrer deux fois, d'importantes affinités avec certains écrivains argentins de la génération 1.5. Nous en aborderons brievement deux d'entre eux, Laura Alcoba et Félix Bruzzone.
En premiere lieu, en ce qui concerne Laura Alcoba, il est intéressant de récupérer les réflexions d'Isaac David Cremades Cano (2020) par rapport a cette « littérature migrante » qui « dépasse le débat postcolonial » (Cremades Cano, 2020 : 250). En effet, Alcoba étant une romanciere argentine, elle n'appartient pas aux pays qui ont eu une relation coloniale avec la France. Meme quand ceci pourrait étre relativisé en se souvenant des invasions franco-anglaises de 1804, ou méme des tres proches rapports diplomatiques que la France de Giscard d'Estaing a eu avec l'Argentine de la dictature (1976-1983) (Buch, 2016 ; Greco, 2019), l'analyse que fait Cremades Cano sur la narratrice d'Alcoba est éclairant sur au moins trois points. Tout d'abord, pour elle, comme pour Amigorena, « le français est un objet admiré, (..) libérateur » par rapport a la langue espagnole, incarnée dans les échanges postaux avec son pere en prison (comme l'étaient pour Amigorena ses échanges avec ses amis d'enfance abandonnés en Uruguay a cause de son deuxieme exil en France). Deuxiemement, l'intégration - a la langue, a la culture, aux « vraies françaises et familles françaises » (Cremades Cano, 2020 : 259) - qu'Alcoba représente dans ses romans « ne semble pas entrainer une réflexion sur l'acculturation » que l'intégration comporte. Finalement, les descriptions physiques dans son œuvre sont uniquement celle des français (Cremades Cano 2020 : 259), d'ailleurs, stéréotypés, « tronquées, enjolivées [...] : cheveux toujours clairs, blonds ou châtains [...], taches de rousseur » (Balaguer, 2018).
Le second travail autour d'Alcoba qu'on reprendra pour mieux contextualiser l'œuvre d'Amigorena est celui de Patricia Swier (2013). Dans celui-ci, l'autrice nordaméricaine, en se concentrant autour de la figure des « lapins » (« rabitts »), inclut le roman d'Alcoba Maneges (2007) dans les fictions sud-américaines qui thématisent les « traumas d'enfance » et le « sinistre ». Ce dernier terme a été pris par l'académicienne fondamentalement dans son accentuation freudienne, c'est-a-dire, le Unheimlich qui combine le familier et l'étrange. En ce faisant, Swier (2007 : 169), qui reprend aussi les leçons de Mélanie Klein autour des « models of the mind » et de Lacan sur « la notion d'anxiété par rapport au trauma », analyse le roman d'Alcoba, et surtout les reves qui y sont décrits, comme une représentation de « l'encontre avec le réel » (Swier, 2007 : 174), c'est-a-dire, du « silence étroitement répandue dans la société argentine » (Swier, 2007 : 171). Cette affirmation, vu la date de publication de l'article (2013), devrait étre relativisée et accompagnée par une analyse plus profonde de l'affrontement qui a marqué la société argentine dans les années 70 (« otherwise sensless massacre », Swier, 2007 : 177), mais aussi comment d'importantes portions de la société argentine ont pris en main la persécution, poursuite et punition des coupables militaires du « Proces », meme immédiatement apres la fin de la dictature.
Le deuxieme écrivain duquel nous récupererons quelques lectures d'entre sa production pour continuer a contextualiser Amigorena, est Félix Bruzzone. Fils de parents disparus pendant la derniere dictature argentine (1976-1983), avec son roman Los topos (2008) il a bouleversé, avec des productions similaires comme celles de la réalisatrice Albertina Carri, la façon dont une génération qui n'a pas vécu directement les évenements traumatiques, mais qui en a souffert les conséquences, représente le passé. Celui-ci a été au cœur de l'analyse développée par Cecilia Sosa (2013), qui a repris les théories de Freud autour de l'humour, ses fonctions et les lieux -symboliques, psychiques, subjectifs- depuis lesquels l'humour peut étre mis en œuvre. Peut-on rire des disparitions, de la torture, du viol ? Sosa, méme si elle ne répond pas directement cette question, analyse comment l'humour chez Bruzzone a été employé pour se moquer des « former HIJOS members "transitioned" into public servants, [who] became enthusiastic state supporters » (2013 : 81), d'une façon similaire a celle de Mariana Eva Pérez, « another brilliant mind of the post-generation » (Sosa, 2013 : 81), quand elle a décrit les organisations argentines des droits de l'homme comme « the Disneyland of Human Rights » (Pérez, 2012 :126). Ce sens de l'humour est autant remémoré que partagé par Sosa vers cette citation parfaitement halbwachienne : « Our laugh is always the laughter of a group » (Bergson, 2008 :11). A quel groupe, peut-on se demander, appartient Amigorena dans ses façons de représenter le passé récent argentin ?
Le dernier travail que nous reprendrons autour de Bruzzone pour encadrer Amigorena est celui de Jordana Blejmar (2016). Dans le contexte plus général de son livre sur le « tournant autofictionnel » dans la littérature argentine de la post-dictature, l'académicienne analyse les mécanismes -narratifs et esthétiques- par lesquels Bruzzone « défamiliarise », rend étrange, le familier. On peut apprécier, dans les travaux cités ici, la préoccupation commune a maints écrivains argentins pour trouver le moyen d'approcher cet apparemment connu mais en meme temps incroyable : la dictature, les disparitions et/ou ses continuités dans l'étape démocratique. Pour ce faire, Blejmar (2016 : 149) se sert des références a la « affirmative biopolitics » (Roberto Exposito, Gabriel Gorgi) en raison de la présence actuelle des animaux dans la culture latino-américaine contemporaine (Blejmar, 2016 : 161) ; a Borges (avec sa phrase bien connue selon laquelle, dans le Coran, il n'y a pas de chameaux) ; et a Hamlet, qui, plutôt qu'Antigone, représenterait mieux le passé récent argentin. L'analyse de Blejmar est un travail nécessaire pour s'interroger sur comment l'usage de l'humour permet le souvenir en meme temps qu'il rend étrange un passé déja passé mais qui revient de façon incessante. Ce passé c'est celui qu'Amigorena, plus proche d'Alcoba (littérature migrante, dépassement du débat postcolonial, admiration de la langue française) que de Bruzzone ou Carri (humour, expérimentation radicale avec la forme de la mémoire sans forcément la rendre égale a la fiction), exprime plutôt sans humour, ou en tout cas avec un humour qui, contrairement a ses propres intentions avouées, le laisse toujours dans la bonne position de l'écrivain muet et observateur.
3.« Pas le moindre mot » : écriture, mutismes et differences
Le silence est le grand motif de l'œuvre d'Amigorena, qu'il se retrouve dans un rôle principal indiscutable - Une enfance laconique ou Le ghetto intérieur - ou partagé - Le premier exil ou Une adolescence taciturne -, ou occupe un rôle de discret contexte - Les premiers arrangements, entre autres -. C'est surtout la raison qui les relie, les dotant d'une unité et faisant en sorte que ses livres ne constituent pas une simple biographie par étapes, mais une recherche beaucoup plus large, qui prétend « faire a Proust ce que Joyce a fait a Homere » (Amigorena, 2012). Toutefois nous nous gardons de commettre l'erreur qui tendrait a unifier les différents types de silence présents. Bien que la caractérisation puisse nous permettre d'établir des différenciations plus concretes, nous avons identifié deux grandes formes de silence dans Le dernier livre, dont la confusion conduirait a passer outre la spécificité du silence scripturaire typique du narrateur amigorenien. Ce dernier est un premier silence, le protagoniste des œuvres autobiographiques, propre, unique et exclusif au narrateur-protagoniste-auteur. Il est lié a l'écriture, et met en jeu une logique derridienne (Derrida, 1967a, 1967b). Dans cette recherche des origines et des causes de son propre silence, l'auteur-narrateur parcourt sa mythologie familiale et trouve un second silence qu'il place comme cause hypothétique du premier. C'est celui qu'ont subi certains de ses ancetres - son grand-pere Vicente Rosenberg (Amigorena 2019), mais aussi son arriere-grand-pere et arriere-arriere-grand-pere (Amigorena 1998) - et il a une origine bien connue : les événements de violence radicale dans le cadre de l'antisémitisme. Ce silence n'est pas accompagné d'une trace scripturaire, comme c'est le cas pour le premier ; il ne se déploie que sur le plan de la voix. Amigorena lui-meme souligne que, dans le cas de ce second silence (celui du grand-pere Vicente, mais aussi celui d'autres ancetres), l'origine est claire et ne peut étre assimilée a la genese de son propre silence :
Dans l'histoire de mon grand-pere Vicente, le silence a une seule origine, si claire : l'Holocauste. La mort de son frere dans le ghetto de Varsovie et de sa mere en Treblinka. Et celui est un silence mélancolique pour lequel néanmoins il n'a jamais cherché des mots. Son silence est une partie du mien, qui a pourtant maints racines différentes. L'exil, avoir change de langue, surement est une racine si profonde comme celle du silence de mon grand-pere. La grande différence entre le rapport de mon grandpere Vicente et le mien vis-a-vis du silence, c'est que moi, je ne peux jamais m'arréter de chercher des mots. Méme si je les cherche dans ce silence, différent et similaire au silence de la parole, qui est le silence de l'écriture (Amigorena, 2021b).
Commençons par traiter ce premier silence. Nous le ferons d'abord a travers Une enfance laconique (1998). Son silence y est décrit comme « manque de parole, de chose dite, de son, de bruit » (Amigorena, 1998 : 10) et non pas, comme nous le verrons ci-apres, comme un manque d'écriture.
Le premier cauchemar donne le titre au premier chapitre de cette deuxieme partie, ou Amigorena, en plus de raconter la premiere nuit ou il a eu peur de l'obscurité (nuit de l'été 1963, il convient de considérer « l 'obscurité » aussi métaphoriquement) dessine déja le probleme central du silence et le parcourt en présentant sa mythologie familiale et le silence (de second type) de certains de ses ancétres, ainsi que son énigmatique cauchemar. De ce souvenir d'enfance il n'en reste qu'une trace ; cependant, il prend une importance démesurée et est lié a une sorte de traumatisme infantile. Ce premier moment, ou le mot n'est pas encore apparu, lance l'autobiographie et présente les origines chronologiques de son silence. L'importance accordée a ce premier événement, presque fondateur, semble énigmatique. Le narrateur s'en souvient a peine ; il n'est pas capable d'en identifier le contenu et pourtant il occupe une place centrale. Pour le narrateur amigorenien cet événement a quelque chose d'originel : sans bien comprendre comment, il reconnaît son importance et le croit lié a l'origine de son silence. Or, comme nous le postulons en lien avec certaines idées de Derrida, cette origine n'est pas telle : elle agit en réalité comme une non-origine.
La deuxieme partie, « La premiere lettre », explore ses débuts dans l'écriture a l'âge de six ans, concrétisés par une lettre a sa tante. C'est le deuxieme événement important qui traverse Une enfance laconique et, pour l'auteur, il est indissociable a la fois de son silence et du premier exil subi en Uruguay. « Le premier cauchemar eut lieu avant que je n'apprenne a parler. Je ne peux m'en tenir qu'a cette certitude : tous ces événements (mutisme, exil, écriture) pourraient arriver dans une succession modifiée ou inverse sans qu'on y vīt nulle difference » (Amigorena, 1998 : 149). Nous y trouvons déja énoncé un lien qui attire notre attention : celui qui s'établit entre le silence (silence oral, absence de parole) et l'écriture (laissons pour le moment le facteur exil hors de l'équation). Dans l'autobiographie de notre auteur, l'écriture vient avant la parole, ce qui semblerait renverser l'ordre naturel des apprentissages tant au niveau individuel qu'historique : d'abord vient la voix, ce n'est que bien plus tard que naît l'écriture. Le narrateur et protagoniste du dernier livre écrit avant de parler ; nous pourrions méme dire, écrit au lieu de parler.
A notre sens, ces prémisses qui sont a l'origine des deux événements centraux de ce premier livre, deviennent compréhensibles a la lumiere de quelques notions derridiennes, notamment celles mises en circulation dans De lagrammatologie (1967), ouvrage tres pertinent en raison de ses contributions aux rapports entre oralité et écriture. L'éloge de l'(archi)écriture conduite par Derrida nous aide a mieux estimer la situation du narrateur d'Amigorena qui, incapable de parler, n'a pas pu s'empécher d'écrire7.
4.1.Écriture, archi-écriture et non-origine
Débutons donc par rappeler les fondements théoriques du Jacques Derrida de 1967 pour pouvoir plus tard le faire dialoguer avec ces deux événements du début : Derrida décrit comme «la derniere intention » de sa Grammatologie de « rendre énigmatique ce qu'on croit entendre sous les noms de proximité, immédiateté et présence (le proche, le propre et le pré-de la présence) » (Derrida, 1967a : 103). Pour y arriver, il considere indispensable une révision de ce que la métaphysique occidentale a compris sous le concept d'écriture : la proximité absolue entre la voix et l'étre (Derrida, 1967a : 23). Dans cette logique, la présence et la voix seraient a l'origine, tandis que l'écriture leur serait secondaire : elle viendrait a leur place, quand elles ne peuvent plus l'étre. Or, Derrida postule qu'en réalité, l'écriture « n'a jamais été un simple supplément » de l'oralité ; de plus, qu'«il n'y a pas de signe linguistique avant l'écriture » (Derrida, 1967a: 26). Pour cette raison, « il est urgent de reconstruire une nouvelle logique du supplément » (Derrida, 1967a : 17) qui démontre l'originalité constitutive de l'écriture.
La question « Qu'est-ce que l'écriture ? », selon le philosophe, ne peut étre répondue qu'en se demandant a son tour « Ou et quand est-ce qu'elle commence ? » (Derrida, 1967a : 43)8. Derrida systématise les differentes façons dont la tradition métaphysique occidentale a défini l'écriture : « ustensile, outil imparfait, technique dangereuse, presque maléfique » (Derrida, 1967a : 51). Ceci ne veut pas dire, éclaircit Derrida, rendre innocente l'écriture, mais en tout cas souligner que sa violence n'advient pas a un langage tout a fait innocent (Derrida, 1967a : 55). Le langage est déja écriture, il participe a une « monstruosité » (Derrida, 1967a : 57) sur laquelle il faut s'arréter, et ne pas chercher a le punir pour ce « crime monstrueux » (Derrida, 1967a : 61-62). L'écriture, en d'autres mots, c'est le nom d'une double absence : du signataire et du référent (Derrida, 1967a : 60). Dans le cas d'Amigorena nous voyons bien cette absence, ou plutôt effacement, tant du signataire comme du référent ; dans le cas du premier, personne ne signe rien, car le nom « Santiago H. Amigorena » est la synthese de trois figures différentes : la personne de chair et d'os, l'auteur et le narrateur. Dans le second cas, pour ce qui est du référent, il n'y en a guere : Amigorena, comme nous le démontrerons, écrit pour le seul plaisir dangereux de l'écriture, en produisant une ouvre monstrueuse qu'il ne contróle plus, mais qui le dirige.
Cette écriture dont parle Derrida n'est pas l'écriture phonétique-alphabétique. Cette époque de la « parole pleine » (Derrida, 1967a : 64) est tout a fait contraire a l'écriture comme « inscription » (Derrida, 1967a : 65), comme quelque chose a la fois plus externe et plus interne que la parole. Tout ceci, avec Derrida, nous conduit, plus qu'a une définition orale de l'écriture, au concept de « graphie ». Cette graphie est une trace instituée, « immotivée mais pas capricieuse » (Derrida, 1967a : 68). Il faut, selon le philosophe, en se différenciant d'Heidegger, penser la trace plutôt que l'étre (Derrida, 1967a : 69). La trace est toujours devenue, et il n'y a de fait pas méme une trace immotivée, tout ce qu'il y a c'est une trace qui est indéfiniment son propre devenirimmotivé (Derrida, 1967a). De quelle façon pourrait-on définir la littérature d'Amigorena mise a part cette idée d'une grande trace, certes immotivée, mais pas pour autant capricieuse ? En effet, il part d'un plan originel visant a remplir tous les vides silencieux de sa vie mais il le dépasse rapidement, pour se perdre dans le jeu (et la jouissance) de l'écriture, en oubliant la quéte originelle qui avait été l'élément déclencheur de son entreprise. L'écriture, selon Derrida, c'est justement le jeu dans le langage (Derrida, 1967a : 73), tandis que l'unité entre sens et sons n'est que la clóture de ce jeu de langage (Derrida, 1967a : 84). L'écriture ainsi définie nous invite a repenser notre « logique du parasite » -et aussi des lecteurs d'Amigorena-, de ce qui supposément vit au travers de quelque chose d'autre. Nous postulons que cette nouvelle logique du parasite s'applique aussi a Amigorena car il n'en fait qu'écrire noir sur blanc chaque instant de sa vie : tout comme la métaphore de la carte et du territoire, la premiere se montre rapidement plus grande que le deuxieme. Mais, il y a aussi une autre logique du parasite chez Amigorena qui réside spécifiquement dans son pacte phénoménologique de lecture avec les lecteurs : parasiter le temps de son lecteur, sa patience et sa volonté de continuer a le lire, en l'accompagnant dans chaque petite in-motivation qu'il trouve indispensable faire devenir en trace. La langue orale pourtant, selon Derrida, a toujours déja appartenu a cette écriture. Celle-ci est la définition d'archi-écriture, le mouvement de la différance.
La différance, néanmoins, ne peut pas étre pensée sans la trace (Derrida, 1967a : 83), c'est-a-dire, sans la disparition de l'origine, sans la non-origine qui devient ainsi l'origine de l'origine : cette non-origine est aussi celle du silence amigorenien, c'est-adire, le silence qui nous est propre, que l'on cherche dans ces silences familiers, mais qui en méme temps ne se laisse pas résumer dans les trous produits par l'agglomération des traumatismes. L'origine de l'origine, dans le jargon derridien, c'est la trace originaire ou archi-trace. Mais, si tout commence par la trace, cela veut aussi dire qu'il n'y a méme pas de trace originaire (Derrida, 1967a : 89). La trace (pure), « ce qui ne se laisse pas résumer dans la simplicité d'une presence » (Derrida, 1967a : 97), c'est la différance (92, 95) : elle ne dépend d'aucune plénitude qu'elle soit sensible, audible, visible, phonique ou graphique. La différance differe : présent, passé et avenir, tout ce qui en eux répond aux concepts du temps et de l'histoire, sont héritiers du concept métaphysique du temps en général. L'espacement (la pause, le blanc, la ponctuation, l'intervalle en général) est a l'origine, cependant, de la signification (Derrida, 1967a : 99). « Hier ist kein warum [Ici, il n'y a pas de pourquoi]» (Amigorena, 2019 :162), « l'oxy-dent » (Amigorena, 1998 : 112), « un serpent serpentait, [...] langue maternelllllle, [...] capitalisme vient de capitalis, [...] l'étre peut-til disparetre » (Amigorena, 2021 : 103, 239, 272, 300), « la soirée ou j'embrasse Sandra pour la deuxieme fois » (Amigorena, 2000 : 61, 67), « tu sais comment on dit gusano, verso, vidrio, vaso, hacia et verde ? Ver » (Amigorena, 2002 : 43), « différent - différant - diférent - differant - differand - diférand - dit fait rend - dis fée rend - difiere en - dif et rend - dyphairran - dis Ferrant » (Amigorena, 2002 : 43, 201). Ce ne sont que quelques exemples tirés des cinq livres de son « auto-bio-encyclopédie » ou les jeux de mots, le dépassement des langues, les tirets séparant et unissant des unités minimes de signification, entre bien d'autres outils rhétoriques, sont les manieres par lesquelles Amigorena crée des espaces, des pauses dans la lecture. Les blancs et les ponctuations baroques font l'éloge de l'écriture espacée. L'espacement est ainsi le non-perçu, le non-présent et le non-conscient. L'archi-écriture est un espacement. Et l'espacement est également une écriture, le devenir-absent et devenir-inconscient du sujet (Derrida, 1967a : 100). La signification, en d'autres termes, se forme seulement dans le creux de la différance. La trace est l'archiphénomene de la mémoire.
4.2.Une enfance laconique
Le silence amigorenien que l'on qualifie de derridien n'est pas le silence familier et traumatique de la Shoah et de l'antisémitisme européen en général, mais son silence personnel, intime, cauchemardesque qui aurait son origine-non-originelle dans une nuit de 1963. Ce silence n'est pas contextualisé en Uruguay (« le premier exil »), ni en France (« le deuxieme »), mais en Argentine, et plus particulierement lors d'un moment précis de l'histoire du pays « les glorieuses années quarante et cinquante, le principal pays consommateur de Rolex » (Amigorena, 2019 : 24), c'est-a-dire, l'Argentine de son grand-pere. Pour parler de son silence, l'auteur-narrateur a besoin de revenir sur les problemes de communication de ses ancetres : le mutisme de son grand-pere, Vicente Rosenberg, et la surdité de son arriere-grand-pere. Les aphonies, laconismes, mutismes, etc., dans le projet amigorenien, ne sont pas l'attribut d'une seule génération mais la marque de problemes, traumatismes et difficultés d'élaboration partagés et hérités. La difference réside dans le fait qu'entre le silence d'Amigorena et celui de ses ancetres, se joue un détail : la présomption d'une origine claire, distante et précise, traçable, identifiable, historique.
Mais ce ne sont pas exclusivement les mutismes et surdités que le narrateur partage ou hérite de ses ai'eux : c'est aussi l'exil souffert par Amigorena d'abord en Uruguay puis en France. Meme si la diversification des langues est une autre expérience que le narrateur partage avec ses ancetres (du polonais au castillan, du castillan au français), le remede qu'ils ont trouvé pour faire face a l'exil est tout a fait différente : tandis que son arriere-arriere-grand-pere, « faute d'indiens, quitta Mendoza pour s'installer dans la Capitale Fédérale » (Amigorena, 1998 : 34), son grand-pere Vicente se dédie au jeu, et, comme tout bon joueur, joue jusqu'a tout perdre. Pour sa part, l'arrierepetits-fils et petit-fils, le narrateur, essaie de tout conserver : dans l'écriture, il se découvre « moins original que le copiste », mais en meme temps « mégalomaniaque, ne pouvant écrire qu'en citant d'autres textes » (Amigorena, 1998 : 43).
Néanmoins, le jeu de l'écriture n'a pas résolu les problemes de communication du narrateur : déja en France, en essayant de parler avec son frere ainé (aussi exilé), il ne sait pas dans quelle la langue le faire :
En français, ce serait ridicule ; en espagnol les mots se heurtent. Je songe a ces rares fois ou il est parvenu a forcer mon mutisme. Alors qu'il me parlait en français, je lui répondais en espagnol, comme si je ne pouvais m'empecher de le tirer en arriere, d'essayer en vain de le rappeler a notre enfance (Amigorena, 1998 : 126).
En cherchant quelque chose en commun avec son frere (l'enfance, la vraie patrie depuis laquelle on devrait compter les exils selon l'auteur), le narrateur a besoin d'exagérer la différence, la différance, pour constituer un seuil commun. Meme son plurilinguisme ne l'aide guere dans sa condition muette : « je me souviens avoir écrit en d'autres langues : des lettres en espagnol, des poemes en anglais, parfois méme en italien. J'ai étudié le chinois, langue peu bavarde » (Amigorena, 1998 : 128). Cependant il s'agit toujours du probleme de l'écriture, rien de plus que de l'écriture. La parole, « attachée a son lieu d'origine » (Amigorena, 1998 : 143), lui échappe telle un gant qui ne lui irait pas. « Mutisme, exil, écriture » (Amigorena, 1998 : 149) devient ainsi une triade qui définit la vie de l'auteur, comme si ces trois termes étaient des petites poupées russes qui s'intercaleraient parfaitement, selon les nécessités du moment : le mutisme avant l'exil, le mutisme dans les exils, l'écriture dans les mutismes et les exils. Comme un corps décomposé, l'auteur-narrateur se (dé)compose d'une « oreille qui pas et d'une bouche qui non » (Amigorena, 1998 : 155) :
Avec une dizaine d'années de psychanalyse en plus j'aurais compris que le gris des insectes sur la grille de la voiture s'associe aux gris-gris africains que je ne connaissais pas encore mais qui me séduiraient, quelques années, plus tard, au Sénégal, qui n'étant pas égal mais pareil rappelle l'oreille qui pas et que l'oreille qui pas, bien évidemment, c'est la bouche que non, c'est-a-dire moi. (Amigorena, 1998 : 158)
Cette citation mérite d'étre soulignée, non nécessairement pour ses références aux exils ou aux rapports oralité-écriture, mais surtout pour l'enjeu derridien qu'elle démontre dans le projet d'Amigorena : l'unique sens de la phrase « au Sénégal, qui n'étant pas égal mais pareil rappelle oreille qui pas », est le jeu de l'écriture, la musicalité des mots, les rimes d'abord entre « Sénégal » et « égal » et puis entre « pareil et oreille ». Une (archi)écriture qui aurait voulu dire autre chose au-dela d'elle-méme, une écriture - bref - qui aurait fait du sens-son de la proximité une définition de l'étre et non pas de la trace, qui aurait pu - pas seulement dans ce paragraphe-la mais dans son projet tout entier - communiquer différemment ses mutismes d'enfance et ses aphonies de l'adolescence.
De cette façon, que ce soit pour « se taire dans l'écriture » (Amigorena, 1998 : 159), ou pour s'« étourdir » (Amigorena, 1998 : 162) avec l'écriture, « la gauche maniere d'écrire du tétard » (Amigorena, 1998: 171) amigorenien, est celui d'un silencieux ou muet - « la racine de mudarse était mudo ? » (Amigorena, 1998 : 174) - qui trouve dans l'écriture tout ce qu'il n'a pas voulu, su ou pu trouver dans l'oralité. Méme lorsque, tout en conservant son étrangeté a l'égard de la langue française - qui le conduit a ne pouvoir éviter « de voir le cercle quand j'écris autour » (Amigorena, 1998 : 178, cursives dans l'original) - Amigorena, l'auteur-narrateur-auto-bio-encyclopédique, s'appuie sur l'écriture pour (re)construire un monde qui ne peut exister que par l'écriture.
4.3.Le ghetto intérieur
Le ghetto intérieur est un livre sur le grand-pere de Santiago Amigorena, dont il cherche a comprendre le silence. C'est un livre qui essaie de saisir pourquoi le silence du grand-pere fait partie du sien (Bassets, 2019). Le livre a trois sources :
La historia me llegó, sobre todo, por tres fuentes escritas: un libro escrito por mi tía, Viqui Rosenberg, en inglés (Time Secret); un libro escrito por mi primo, Martín Caparrós, en español (Los Abuelos) y una serie de cartas en polaco que estuvieron durante años en manos de mi tía, Martha Rosenberg, y que mi madre, hace solo cinco o seis años, hizo traducir. Fue la lectura de esas cartas la que me permitió entender la forma que podría tomar el libro que, desde hace tanto, sabía que algún día tenía que escribir (Amigorena, 2020).
Vicente Rosenberg est un immigré polonais qui est arrivé en Argentine apres la Premiere Guerre mondiale, motivé par les conséquences de celle-ci sur le continent, par l'antisémitisme croissant qu'il souffrait en Pologne, et pour fuir « la misere » générale (Amigorena, 2019 : 31). Une fois établi a Buenos Aires, Vicente, en train de perdre définitivement sa polonité et déja devenu un local qui a appris a parler en argentin (Amigorena, 2019 : 35), commence a se soucier de sa mere, restée en Europe. Une mere qu'il avait dÛ oublier pour traverser la mer et a qui il avait cessé progressivement de répondre par lettre, comme si elle n'existait plus. Les évenements qui commencent a se dérouler en Europe au début des années 40 lui rappellent que, en plus de sa femme et sa fille argentines, il a aussi une mere polonaise, un passé européen et un continent d'origine qui est en train de s'effondrer. Cependant, bien qu'il se considere comme argentin de plein droit, certains traits de son passé dans le vieux monde demeurent : un « sentiment de supériorité » (Amigorena, 2019 : 25) face a ses camarades porteños pour avoir fait des études de Droit a l'Université de Varsovie, ou son goÛt pour la poésie allemande, « non seulement Goethe, Schiller, Hölderlin, Novalis et Heine, mais aussi Mörike, Nikolaus Linau et d'autres poetes romantiques mineurs » (Amigorena, 2019 : 68). A vrai dire, Vicente, pour qui « a la passion pour l'Allemagne s'ajoutait une curiosité amicale par la France, l'Italie, l'Espagne, l'Angleterre » (Amigorena, 2019 : 69), apparaît comme un internationaliste cosmopolite qui habite une ville qui, pour l'instant, lui ressemble, mais qui trente ans plus tard fera comme « on a fait en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes, en Crimée, en Ukraine, en Russie [...] : ne pas parler, ne pas savoir » (Amigorena, 2019 : 97). La derniere dictature argentine (1976-1983) sera l'éternel retour du méme, l'expérience postérieure qui, comme la mere de Vicente, rappellera des choses - des pratiques, des émotions, des désirs - qu'un régime social voulait oublier.
Vicente commence a se taire : poursuivant une pulsion minimaliste, il finit par ne pas émettre le moindre « mot », « mouvement de ses levres », « bruit », « signe d'affection », « désir ni plaisir », « effort », ni la moindre « peur », « réponse », « considération », « image », « valeur », « importance » (Amigorena, 2019 : 83, 99, 100, 134, 146, 167, 113, 117, 121, 123, 154, 170). Que devient-on quand on ne produit « le moindre rien » ? Il serait disputable de définir le ghetto intérieur en tant que Bildungsroman, cependant, aux vues de l'argument suivant, nous pouvant pencher pour cette catégorisation : le ghetto physique dans lequel les nazis ont enfermé la mere de Vicente en Pologne est le ghetto intérieur ou Vicente s'enferme a Buenos Aires. Vicente s'efforce de tout lâcher et tout perdre : entre le silence et le jeu, ses deux nouvelles passions, il fait face aux évenements qui se déroulent en Europe. Vicente est un immigré polonais cosmopolite qui ne peut pas continuer l'enquete identitaire (suis-je argentin ou polonais ? suis-je juif ou pas ?) en raison de la culpabilité qui naît en lui sachant sa mere enfermée dans un proto-camp de concentration européenne.
Dans Le ghetto intérieur le silence a une origine identifiable et concrete : la culpabilité, qui ronge la vie quotidienne du protagoniste jusqu'a couper le fil de sens que le relie a sa propre vie. Ce fil est celui de la culpabilité, de vouloir partager le destin de l'autre. Comment l'auteur y parvient narrativement ? Avec le monologue intérieur (joycien), le protagoniste se remplit de mots :
[...] il voulait faire taire toutes ses voix : celle que lui faisait encore, rarement, prononcer des mots que les autres pouvaient entendre et aussi cette autre voix, muette, intérieure, qui lui parlait de plus en plus et qui résonnait parfois comme celle d'un ami intime et parfois comme celle d'un dieu étranger - la voix de la conscience (Amigorena, 2019 : 122)
5. Conclusions
La dialectique tendue et troublée entre l'écriture et le silence est le probleme fondamental qui encourage l'écriture du Dernier livre. Dans cet article, nous avons voulu montrer que l'objectif qui a conduit Santiago Amigorena, des le prologue au lecteur d' Une enfance laconique (1998), a entreprendre cet énorme projet auto-bio-déterminé a été celui de radicaliser cette polarité tendue pour ainsi pouvoir la désactiver. Le chemin que l'auteur emprunte pour cela passe par le suivi approfondi de l'origine possible de son silence, ce qui l'amene a élaborer non seulement son autobiographie en détail mais aussi a raconter sa mythologie familiale. Cependant, sa recherche nous a permis d'identifier qu'il existe deux silences différents dans son travail : celui de ses ancetres, qui a son origine dans l'expérience d'événements radicaux liés a l'antisémitisme européen, et le sien, d'origine floue ou opaque. Ce dernier, qu'il explore de maniere privilégiée dans Le dernier livre, est en fait un silence sans origine, ou qui a comme origine une non-origine. C'est pourquoi nous avons repris certains des concepts et idées que Jacques Derrida déploie dans De la grammatologie (1967) pour éclaircir la logique « parasitaire » de la quete amigorenienne autour de l'origine de son silence. La pensée de Derrida nous a aussi guidés par rapport au jeu particulier entre écriture et silence de l'auteur franco-argentin. Ainsi, nous avons pu montrer que les théorisations derridiennes sur l'écriture en tant que supplément originelle et non pas comme la co-présence constitutive de l'etre et de la voix, sont une contribution conceptuelle qui s'adapte exactement a l'entreprise auto-bio-encyclopédique amigorenienne, qui fait du jeu du langage et de la jouissance de l'écriture le moteur immobile de sa pulsion scripturaire.
En définitive cet article a tenté de combler un état de vacance par rapport a l'analyse de l'œuvre de Santiago Amigorena, auteur, pour le moment, peu approché par la critique spécialisée malgré sa longue carriere littéraire. Nous avons voulu offrir un premier aperçu théorique de son œuvre, en donnant quelques clés pour son interpretation qui passent aussi par sa mise en relation avec d'autres courants et auteurs. En ce sens, nous proposons que le projet littéraire d'Amigorena soit pensé, en relation avec la littérature de la troisieme génération d'écrivains de la mémoire en France, avec laquelle il partage de nombreux choix esthétiques, mais aussi avec certains écrivains argentins de la génération 1.5, de laquelle il se rapproche lorsqu'il traite de questions autobiographiques telles que ses exils successifs.
* Artículo recibido el 1/09/2022, aceptado el 12/02/2023.
1 À ce jour, aucune critique académique, ni aucune these de doctorat ou autre travail d'analyse spécialisée, n'a été consacrée a la littérature de Santiago Amigorena dans son ensemble. L'article « Au-dela des mots(dé)construction identitaire et architecture du silence dans Le ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena» de Dimitra Baron (2019) constitue la seule exception, cependant, elle ne s'intéresse pas au projet amigorenien dans sa totalité, mais seulement a Le ghetto intérieur (2019). L'autrice, notamment influencée par la reconnaissance que la section roumaine du Prix Goncourt a donnée au roman, propose une analyse qui reprend différentes théorisations du silence (José Luis Arráez Llobregat et Pierre Bertrand, entre autres). Baron souligne la double « (dé)construction identitaire » qu'on peut lire dans le roman : d'abord, celle du personnage protagoniste, Vicente Rosenberg, qui « a oublié le yiddish et a appris a parler parfaitement l'argentin » (Amigorena, 2019 : 31) ; puis, celle d'Amigorena meme, qui, presque cinquante ans apres, aurait renversé le chemin de ces antécesseurs pour oublier « l'argentin » et apprendre le français. Meme si cela pourrait comporter quelques confusions entre auteur, narrateur et personnages, nous considérons que l'analyse de Baron autour de « la haine des mots » qui entrainerait une haine de soi a propos du personnage principal enfermé dans son propre « ghetto intérieur », mériterait des développements postérieurs.
2 Amigorena parle de son propre projet en ces termes dans l'interview suivante (entre autres) : « Santiago Amigorena et "le premier exil", souvenirs d'Uruguay » (Amigorena, 2021a).
3 Le statut générique de cet ouvrage colossal n'est pas exempt de controverses, et pourrait bien faire l'objet d'une discussion dépassant les objectifs de cet article. Afin de ne pas nous laisser distraire par ce type de débats, nous avons choisi de considérer Le dernier livre comme une œuvre autobiographique, fondée principalement sur deux raisons : i) l'utilisation de la premiere personne du singulier ajoutée a l'identité nominale entre auteur, narrateur et protagoniste, ce qui, sans etre explicitement contesté par aucun autre élément, conduit le lecteur a considérer que l'auteur noue avec lui un pacte autobiographique (Lejeune, 1975 et 1984) ; ii) le prologue « Au lecteur » qui ouvre la premiere des parties de ce grand projet, Une enfance laconique (1998), signé du nom de l'auteur et dans lequel il s'engage explicitement dans ledit pacte autobiographique.
4 C'est aussi en raison de ce style tres peu oral et qui approfondi les possibilités du registre écrit, que se sustente notre lecture en clés derridiennes de Le dernier livre.
5 Les écrivains de la « troisieme génération » sont les petits-enfants des survivants d'un événement radical. Aussi différentes dans leurs choix narratifs et esthétiques que la premiere génération - qui a vécu et souffert les événements radicaux et traumatiques personnellement (les témoins) - et la « deuxieme » - qui a reçu la transmission d'une maniere suffisamment charnelle pour construire une « mémoire posmémorielle » (Hirsch 2008, 2012) ou vicaire (Young 2002), c'est-a-dire, basée sur les narrations, les silences et les gestes des témoins qui étaient leurs parents -, les productions de la troisieme génération ont commencé a apparaître autour des années 2000, et depuis lors, se sont ouverts d'innombrables débats éthico-esthétiques dans le domaine de la littérature mémorielle (voir Barjonet, 2016).
6 Selon Barjonet (2016), l'introduction de témoins fictifs est la raison pour laquelle certains de ces auteurs ont été accusés d'usurpation d'identité ou méme de s'étre mis du côté des exécuteurs, comme c'était le cas, entre autres, de Jonatthan Littel dans Les bienveillantes (2006).
7 Cette écriture ne peut cependant étre subsumée dans l'écriture des survivants qui, apres avoir écrit, ont décidé d'interrompre leur vie. Pour déchiffrer ce qu'on peut trouver d'original et de singulier dans ces personnages-la, on retournera vers Derrida et ses concepts d'écriture et d'archi-écriture.
8 On peut bien apprécier l'influence heideggérienne derriere Derrida en répondant a une question par une autre, en se niant a répondre aux questions parce que cela ferme, plutôt qu'ouvre, les problemes.
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Abstract
El presente artículo propone una primera cartografía de la literatura de Santiago Amigorena con el objetivo de sentar las bases para una comprensión de su proyecto literario en su conjunto. Para ello, comenzamos presentando las problemáticas de fondo que condujeron al autor a lanzarse a la escritura de la inmensa auto-bio-enciclopedia que es Le dernier livre. Posteriormente, ofrecemos una propuesta de clasificación de su literatura poniéndola en relación con otros autores y corrientes literarias que comparten preocupaciones y estrategias estilísticas afines. Finalmente, se realiza una lectura en clave derrideana de la relación que Amigorena establece entre escritura, silencio y palabra, tomando como casos de análisis Une enfance laconique (1998) y Le ghetto intérieur (2019).