Résumé
Les phénomènes extérieurs masquant souvent l'essence du réel, le linguiste français Gustave Guillaume préconise qu'il ne suffit pas d'observer les phénomènes extérieurs du langage, c'est-à-dire les faits linguistiques. La psychomécanique du langage formulée par celui-ci souligne la nécessité de remonter en amont dans le but d'étudier les structures mentales présidant l'acte de langage à travers le discours. S'inspirant de l'idée de Gustave Guillaume, la néoténie linguistique de Samir Bajrić s'établit aussi sur l'observation des espaces mentaux du locuteur, et poursuit une voie phénoménologique tout en révélant les rapports cognitifs qu'entretiennent le locuteur et la langue. Héritée de la néoténie biologique qui s'attarde sur les phénomènes selon lesquels une espèce conserve des particularités juvéniles dans sa forme de maturité, la néoténie linguistique s'intéresse aussi aux particularités humaines dues aux phénomènes néoténiques, celle-ci renvoie à une théorie du locuteur inachevé. Stricto sensu, la domination d'une langue s'assujettit au principe d'inertie au niveau mental, et nous ne saurions posséder intégralement une langue quelconque. Ainsi, nous ne cessons de renforcer notre capacité du langage à l'âge linguistique adulte. Dans ce contexte, nous accorderons une attention toute particulière aux apports de la psychomécanique du langage à la néoténie linguistique, dans le but de rechercher, de manière analogique, les exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume et Samir Bajrić.
Mots-clés : cognition, langue, locuteur, psychomécanique du langage, néoténie linguistique
Abstract
Since external phenomena often mask the essence of reality, the French linguist Gustave Guillaume recommends that it is not enough to observe external phenomena of language, the linguistic facts. The psychomechanics of language formulated by him underlines the need to go back upstream with the aim of studying the mental structures preceding the speech act through discourse. Inspired bythe idea of Gustave Guillaume, Samir Bajrić's linguistic neoteny is also based on the observation of the speaker's metal spaces and pursues a phenomenological approach while revealing the cognitive relationships between the speaker and the language. Inherited from biological neoteny, which focuses on the phenomena by which a species retains juvenile characteristics in its mature form, linguistic neoteny is also interested in human particularities due to neotenic phenomena, this one refers to a theory of the incomplete speaker. Strictly speaking, language domination is subject to the principle of inertia at the mental level, and we cannot fully possess any language. So, we continue to strengthen our capacity for language in linguistic adulthood. In this context, we will pay particular attention to the contributions of the psychomechanics of language to linguistic neoteny, with the aim of researching, in an analogical manner, the theoretical requirements of linguistics according to Gustave Guillaume and Samir Bajrić.
Keywords: cognition, language, speaker, psychomechanics of language, linguistic neoteny
Introduction
Stéfanini (1959 : 28) a écrit, « [pour] la science, ce qui importe, ce n'est pas ce qu'on voit, mais ce qui se cache derrière, la construction heuristique telle H2O et non pas le liquide sans couleur, sans odeur ni goÛt, qui pèse lkg par 1 dm3[...] ». En effet, les phénomènes extérieurs d'un fait trompent souvent nos yeux ; pour savoir son intégralité, il faut remonter en amont par l'intermédiaire des phénomènes extérieurs. Dès lors, le langage n'est intelligible que parce que nous appréhendons nos états mentaux sousjacents. Quand nous cherchons à reconstruire l'architecture de la langue existant dans la puissance, nous ne décrivons que la manière par laquelle la pensée se saisit elle-même. C'est la raison pour laquelle Gustave Guillaume (1973 : 32) a souligné, dans Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, l'idée suivante : « Quant à la puissance même de penser, à celle que possède l'esprit de saisir en lui-même ses propres mouvements, le seul monument qu'on en ait, c'est la langue ». En écho à l'idée de Gustave Guillaume selon laquelle les linguistes doivent appréhender et reconstruire le mécanisme prélinguistique- la langue selon la terminologie guillaumienne- par le biais des faits linguistiques - le discours selon la terminologie guillaumienne-, Samir Bajrić s'attarde aussi sur les espaces mentaux du locuteur ainsi que sur les problèmes que pose l'appropriation des langues naturelles, et poursuit une voie phénoménologique tout en révélant les rapports cognitifs qu'esquissent le locuteur et la langue au cours de l'appropriation d'une langue1 ou d'une autre langue.
Mais comment comprenons-nous la continuité entre l'idée de Gustave Guillaume et celle de Samir Bajrić ? À ce sujet, en premier lieu, nous analyserons la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume au prisme de la philosophie ainsi qu'au prisme des neurosciences ; en second lieu, nous éluciderons la mutation néoténique de l'être cognitif à l'êtrelocuteur; en troisième lieu, nous nous attarderons, de manière analogique, sur les exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume et Samir Bajrić.
1. La psychomécanique du langage de Gustave Guillaume
Du point de vue anthropologique, l'acte de langage n'est qu'un comportement cognitif humain se déroulant dans le temps, et cette opération n'est qu'une réalisation du plan des activités électrochimiques au plan des activités phonétiques et comportementales. La construction de la phrase véhiculant le sens est assujettie, ipso facto, au fonctionnement de nos systèmes cognitifs ; et la phrase parlée, c'est-à-dire l'énoncé, ressort au résultat final de nos traitements cognitifs. Le philosophe français Henri Delacroix (cité dans Guillaume, 1973 : 245) a dit : « [...] la pensée fait le langage en se faisant par le langage ». Et Gustave Guillaume (1973 : 245) a ajouté le commentaire suivant : « Elle signifie que, dans l'ouvrage fait par elle, la pensée trouve une vue de ce qu'il faut entreprendre pour que la pensée en construction d'elle-même n'en reste pas où le langage lui dit qu'elle est arrivée ». À vrai dire, la linguistique guillaumienne s'établit amplement sur cette parole d'Henri Delacroix; l'idée de la stimulation réciproque entre la pensée et le langage, soulignée à la fois par Henri Delacroix et Gustave Guillaume, nous invite à révéler la structure de la pensée véhiculée par la langue.
Gustave Guillaume, lui-même, a confirmé la nature de la pensée ; si la pensée contrôle nos expressions, c'est parce qu'elle sait appliquer des mécanismes cognitifs préconstruits à s'expliquer. Il (1973 : 94-95) a écrit :
La psycho-systématique n'étudie pas les rapports de la langue et de la pensée, mais les mécanismes définis et construits que possède la pensée pour opérer une saisie d'elle-même, mécanismes dont la langue offre une reproduction fidèle. Ce qui se conçoit, une toute première nécessité de l'acte d'expression étant que la pensée ait acquis la puissance de se saisir elle-même. Sans saisie de la pensée par elle-même, pas d'expression possible.
Et il (1973 : 223) a affirmé aussi ce principe de recherche sur la structure puissancielle du langage :
Le principe qui préside à mes recherches, toujours le même et d'une autonomie absolue, c'est que la langue se compose de résultats sous lesquels il s'agit de découvrir, afin de rendre raison des choses, l'opération de pensée créatrice. Autrement dit la règle d'or qui guide ici nos travaux, c'est la reversion du résultat constaté en procès - en procès génétique. C'est ainsi qu'au substantif qui est dans la langue une chose visible, un résultat, on a opposé le procès, nécessaire et antécédent, de la substantivation ; et à l'adjectif, lui aussi visible et lui aussi tenu pour un résultat, le procès d'adjectivation.
Dès lors, l'approche guillaumienne nous invite à nous déplacer de la visibilité à l'invisibilité dans le but de découvrir le monde métalinguistique qui prépare les mots.
1.1. La psychomécanique du langage au prisme de la philosophie
Le philosophe français André Jacob a souligné, dans Les Exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume, que la psychomécanique du langage relève fondamentalement d'une phénoménologie du langage. Il a observé l'approche guillaumienne davantage d'une manière philosophique, nous en recensons principalement les quatre aspects suivants.
Tout d'abord, en soulignant un certain oubli de l'Être dans des recherches - attesté par Martin Heidegger -, André Jacob a envisagé, d'une certaine manière, l'approche guillaumienne comme une recherche métaphysique; il n'en demeure pas moins que l'approche guillaumienne cherche à éclaircir le mystère du langage à sa racine. Tout comme la confirmation suivante d'André Jacob (2011: 143) : « En privilégiant la construction, la linguistique guillaumienne vise à répondre à la question de l'être plus encore qu'à celle de la fonction du langage ». Les préoccupations génétiques de la linguistique guillaumienne nous conduisent à explorer la raison d'être du langage.
L'approche guillaumienne s'apparente ensuite à une approche phénoménologique, nous nous intéressons aux phénomènes qui président aux actes de langage. D'où le commentaire suivant d'André Jacob (2011 : 102) : « [...] la visée guillaumienne épousait essentiellement la forme de la réflexion. Ce qui est en cause, ce sont des structures qui se trouvent être coextensives à l'activité des sujets parlants ». Maintenant que nous distinguons le langage puissanciel - la langue - du langage effectif - le discours -, il faut que nous expliquions le caché par l'apparent, il faut que nous comprenions le puissanciel par l'effectif, et il faut que nous observions l'invisible par le visible. Il n'en demeure pas moins que :
Si la langue n'est pas directement observable, comme tout ce qui est virtuel dans la nature, ce n'est pas une raison pour refuser d'en restituer les potentialités sans lesquelles la réalité linguistique ne saurait être fondée. Se laisser hypnotiser par les signes extérieurs, c'est renoncer à l'explication scientifique. (Ibid. : 110).
En effet, ces mécanismes préétablis dont il est question dans des recherches considérées comme phénoménologiques décident déjà que l'approche guillaumienne relève d'une pré-linguistique, c'est la raison pour laquelle André Jacob (2011: 183) a dit qu'«[...] on pourrait voir dans l'ambition guillaumienne la visée d'une hyperlinguistique[...] », et il (2011: 183-184) a précisé : « Hyperlinguistique qui s'est révélée être une sublinguistique, étant donné la nature essentiellement anthropologique de l'objet que constitue le langage, à la racine de l'avènement de tout sujet proprement dit ». Cette recherche hyperlinguistique ne doit pas ne pas être une étude anthropologique, il n'en demeure pas moins qu'elle s'attarde sur l'origine même des actes de langage humain.
De plus, Gustave Guillaume n'a pas épargné ses forces pour harmoniser les systèmes apparemment opposés, et il a introduit l'idée que le pensable2s'appuie largement sur les mouvements cinétiques. D'où l'affirmation suivante d'André Jacob (2011 : 108) : « La linguistique de position dépasse celle des oppositions, en les intégrant à une dynamique des systèmes ». Et celui-ci (2011:177) a insisté sur le fait qu'« [...] il y a un caractère concentrique des différents systèmes qui constituent la langue [...] ». Par exemple, le système mental de l'article en français se constitue d'un mouvement de particularisation et d'un mouvement de généralisation, ce sont les deux mouvements opposés qui peuvent garantir l'intégralité du système de l'article. Gustave Guillaume a eu bien raison de préconiser que ce sont les oppositions et les complémentarités qui peuvent décider de la stabilité du pensable, c'est la raison pour laquelle l'approche guillaumienne nous invite sans cesse à transcender les opposés.
In fine, dans le Dictionnaire terminologique de la systématique du langage d'Annie Boone et André Joly (2004 : 314), nous y trouvons la parole complète du philosophe Henri Delacroix selon laquelle « [la] pensée fait le langage en se faisant par un langage intérieur », Gustave Guillaume a souligné que ce langage intérieur que nous cherchons constitue l'origine du discours, et que la pensée et les signes linguistiques connaissent un parfait chiasme au niveau de ce langage intérieur. En écho à ladite thèse de Gustave Guillaume, André Jacob (2011:136) a affirmé :
En fait, il y a entre la pensée et les signes une réciprocité d'appel empêchant sous peine d'inefficacité de les prendre absolument à part. Aussi intériorisée qu'elle devienne, la pensée se cherche à travers des signes, en particulier lorsqu'elle passe par le canal du dialogue. Inversement, le signe ne naît et ne se développe que pour informer ou transformer de la pensée, sinon il se perd lui-même et devient un son ou une trace sans signification.
En effet, si la pensée proprement dite peut engendrer le discours, c'est parce qu'il existe un relais cognitif-c'est-à-dire le langage intérieur-qui est constitué à la fois de la pensée et des signes linguistiques. En clair, aux yeux d'André Jacob, l'approche guillaumienne épouse étroitement les champs philosophiques.
1.2. La psychomécanique du langage au prisme des neurosciences
Dans Notions de neurolinguistique théorique, Philippe Monneret a observé la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, particulièrement d'une manière anthropogénique, il en a conclu que les cinq principes suivants dirigent l'approche guillaumienne.
Premièrement, selon lui (2003 :133) :
La systématique du langage est une linguistique authentiquement énonciative au sens où elle thématise, dans ses élaborations théoriques, les opérations du sujet en action de langage. Diverses figurations peuvent être proposées pour schématiser l'ensemble des opérations subjectives impliquées dans l'acte de langage.
En effet, l'acte de langage n'est qu'une transition de la puissance en effet en passant par l'effection, c'est-à-dire du savoir-dire - « conditions d'énonciation » (Joly, Roulland, 1981: 556) - au dit - énoncé - en passant par le dire - énonciation - (Joly, 1984 : 262). Maintenant que le pensable peut suffire à nos utilisations subjectives de la langue dans des contextes précis, nous devons alors prendre en considération toutes les potentialités sémantico-syntaxiques du mot - pour les langues à mots, telle que le français - ou du caractère - pour les langues à caractères, telle que le mandarin - dans divers contextes au cours de l'élaboration de la langue au sens guillaumienne ; ce sont bien ce dont nous nous préoccupons dans la linguistique énonciative. En l'occurrence, la prise en considération du sujet énonciateur et de l'énonciation incite la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume à verser dans la perspective énonciative.
Deuxièmement, « fia J systématique du langage est une linguistique de position » (Monneret, 2003 : 134). Philippe Monneret a ajouté que la prise de position sur les mouvements cinétiques du pensable par le sujet pensant a immanquablement besoin du temps dit opératif. À dire vrai, nos pensées sont toujours fluctuantes dans le temps, elles nous permettent de nous déplacer mentalement; nos déplacements entre les potentialités sémantico-syntaxiques, qui épousent étroitement le découlement du temps, nous permettent de nous positionner et de faire un choix correspondant.
Troisièmement, « fia J systématique du langage est une linguistique de la genèse des opérations mentales » (Monneret, 2003 : 134). À vrai dire, cette thèse est déjà formulée dans la première et la deuxième thèse. L'acte de langage n'est qu'une ordination mentale, il s'explique par la transition de la langue au discours, du pensable au pensé, et du langage puissanciel au langage effectif : en amont, la prise de position sur les mouvements cinétiques de la langue par le sujet pensant n'échappe pas à une ordination mentale ; en aval, I'« opération de discours » (cité dans Joly, 1984: 262) selon la terminologie de Gustave Guillaume - I'« acte d'énonciation » (cité dans Joly, 1984 : 262) selon la terminologie d'André Joly - s'interprète par la transformation de l'ordre structural à l'ordre linéaire, cette opération dérive immanquablement de l'ordination mentale. En l'occurrence, l'acte de langage est envisagé comme une opération cognitive, il n'échappe pas aux traitements mentaux.
Quatrièmement, « fia J systématique du langage est une linguistique à visée systématique, qui maximalise la notion d'arbitraire relatif » (Monneret, 2003 : 134). Si la langue - ou le savoir-dire - constitue une médiation entre la pensée proprement dite et le langage, c'est parce que le savoir-dire lui-même se constitue à la fois de la pensée et de la langue. Autrement dit, le savoir-dire constitue un lieu où se superposent la pensée et la langue. La loi qui préside au tranchant psychosystématique du savoirdire relève d'une parfaite cohérence, il n'en demeure pas moins que les ordinations anthropogéniques de l'acte de langage font partie intégrante des opérations cognitives, et que le fonctionnement cohérent de l'ensemble des opérations cognitives nous permet de comprendre et de représenter le monde ; la loi qui préside au tranchant psychosémiologique du savoir-dire relève d'une autosuffisance expressive, il n'en demeure pas moins que c'est le sens qui appelle les signes, et que les signes peuvent suffire à des expressions à un moment donné et peuvent aussi connaître des glissements nécessaires.
Cinquièmement, « flaj systématique du langage est une linguistique foncièrement non-instrumentaliste » (Monneret, 2003: 134). La terminologie psycho dans la psychomécanique du langage vise essentiellement à soutenir l'idée que la pensée et la langue ne font qu'une au moment où nous voulons parler, ou juste parler mentalement. Nos fonctions cognitives s'apparentent, de ce fait, à un grand système intégrant où se trouvent une série de fonctions cognitives intégrées, y compris la faculté du langage. Cette thèse de Philippe Monneret va de pair avec celle d'André Jacob, qui (2011: 81) a écrit que « [quel] que soit son caractère instrumental, la langue ne pourra pas s'ajouter à la pensée comme un vêtement indifférent au corps qui l'habite ». En effet, au moment où nous voulons parler, ou juste parler mentalement, la pensée et la langue connaissent un parfait chiasme si bien que nous ne saurions distinguer clairement l'une de l'autre. Au sens strict, au moment où nous ne saurions distinguer l'outil de nous-même, cet outil n'est plus envisagé comme un outil au sens proprement dit, il fait partie intégrante de nous-même.
En clair, André Jacob a eu bien raison d'observer la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume du point de vue philosophique, et Philippe Monneret a eu également raison d'observer la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume du point de vue anthropogénique. Lesdits points de vue nous amènent à nous installer dans une approche considérée comme hypothético-déductive des signes linguistiques.
2. La néoténie linguistique de Samir Bajrić
2.1. De la néoténie biologique à la néoténie linguistique
Julius Kollmann (1834-1918), zoologiste suisse, tout en observant les larves de grenouilles et de crapauds de différentes dimensions, a émis l'idée qu'il est possible que la métamorphose soit tardive suite aux adaptations aux conditions de vie (voir le cas de larves manquant la métamorphose printanière suite aux traitements de congélation et étant obligées d'attendre la prochaine saison printanière), ou parfois suite à une série de raisons inapparentes. « Kollmann met donc en évidence une capacité de persister à un état de jeunesse, larvaire, qu'il applique ensuite au célèbre axolotl. Il baptise ce phénomène du néologisme de "néoténie" en 18833 ».
Ensuite, Louis Bolk (1866-1930), anatomiste et biologiste néerlandais, n'a cessé de s'intéresser aux particularités humaines dues aux phénomènes néoténiques. En observant et en comparant les particularités communes de l'être humain et de jeunes primates, il a formulé la « théorie de la fœtalisation4 ». Exposée puis publiée en 1926, la « théorie de la fœtalisation » envisage l'être humain comme un primate véhiculant des particularités foetales. Plus précisément, l'être humain naît « prématurément » : le manque de pilosité, la séparation de la boîte crânienne à la naissance et la faiblesse du système musculaire, sont des signes de néoténie.
Dans l'ensemble, la néoténie est conçue comme un phénomène selon lequel une espèce conserve des particularités juvéniles dans sa forme de maturité, c'est-à-dire chez les adultes. Dans ce contexte, Samir Bajrić est parvenu à introduire la notion de néoténie dans le phénomène d'appropriation des langues naturelles par l'être humain, et il a envisagé le chemin d'appropriation des langues naturelles de l'être humain comme un chemin sans fin. Théoriquement, il est impossible de parcourir ce chemin sans fin, néanmoins, nous pouvons nous approcher infiniment de la fin. Dès lors, la néoténie du point de vue de l'appropriation des langues naturelles s'explique par le phénomène du « locuteur inachevé » (Bajrić, 2013 : 314) : l'être humain, partant de l'être cognitif, conçoit l'identité de l'être-locuteur - atteint progressivement l'harmonie entre l'homme et la langue - au fil de toute sa vie. Cette harmonie entre l'homme et la langue constitue une prémisse du phénomène « je parle, donc je suis ».
2.2. « Je parle, donc je suis »
Pour être dans une langue, nous devons parcourir telle ou telle autre étape dans le but de construire un lien cognitif fiable entre la langue et nous. Samir Bajrić (2017 : 62) a écrit :
[...] ce qui permet d'identifier le degré d'ancrage identitaire d'un locuteur donné, dans une langue donnée, à un moment donné de son existence, ce n'est pas la chronologie des langues côtoyées, mais le type de rapport cognitif qu'il entretient en synchronie avec telle langue ou avec telle autre.
Il n'en reste pas moins vrai que le changement de rapport cognitif entre le locuteur et la langue qu'il apprend s'explique par celui de rôles du locuteur et de la langue côtoyée :
Le locuteur non confirmé désigne tout individu dont la maîtrise de la langue, quelles qu'en soient les raisons, se révèle inférieure à celle du locuteur confirmé. Inversement, le terme locuteur confirmé se réfère à tout individu dont le sentiment linguistique est suffisamment fiable et développé pour formuler des jugements d'acceptabilité sur des énoncés produits dans la langue. (Bajrić, 2006 :118).
- langue in posse : toute langue naturelle dans laquelle le locuteur reconnaît ou non à peine quelques sonorités ;
- langue in fieri : toute langue dans laquelle on peut communiquer, à des degrés variables, mais dont on ne possède pas un sentiment linguistique développé ;
- langue in esse : toute langue dont on possède l'intuition grammaticale correspondante et un degré très élevé de sentiment linguistique. (Bajrić, 2006 : 115-116).
Dès lors, il faut prendre en considération l'ensemble des rapports cognitifs qu'entretient le locuteur avec la langue. Soit schématiquement :
Pour être plus précis, en tension 1, méconnaissant une quelconque langue, cette langue est pour le locuteur une langue in posse, c'est-à-dire une langue en puissance ; ne développant pas un rapport cognitif entre la langue et le locuteur, le locuteur n'existe pas encore dans cette langue, il est ainsi un locuteur non confirmé de ladite langue. En tension 2, connaissant une quelconque langue mais ne possédant pas une intuition linguistique fortement avancée, cette langue est pour le locuteur une langue in fieri, c'est-à-dire une langue en devenir ; n'ayant pas un rapport cognitif constant entre la langue et le locuteur, le locuteur n'existe pas encore dans cette langue, il est ainsi un locuteur non confirmé de ladite langue. En tension 3, maîtrisant une quelconque langue et concevant une intuition linguistique fortement avancée, cette langue est pour le locuteur une langue in esse, c'est-à-dire une langue en être ; entretenant un rapport cognitif fiable entre la langue et le locuteur, le locuteur existe dans cette langue, il est ainsi un locuteur confirmé de ladite langue.
3. Les exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume et Samir Bajrić
Nous préconisons d'envisager les epistemologies élémentaires de la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, non seulement en combinant les idées d'André Jacob et celles de Philippe Monneret, mais aussi en les transcendant. Dans ce contexte, nous prenons en considération les approches homogènes entre la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume et la néoténie linguistique de Samir Bajrić.
3.1. La dimension philosophique : comprendre la langue
R. H. Robins (1967 :103) a insisté sur le fait que, « [au] sens large, la philosophie fut le berceau de la linguistique » (notre traduction) (anglais "Philosophy in itswidestsensehad been the cradle of linguistics"). À dire vrai, dans l'histoire des recherches philosophiques et linguistiques, les deux disciplines n'existent jamais indépendamment l'une de l'autre, mais elles s'inspirent toujours l'une de l'autre.
La démarcation entre la philosophie et la linguistique s'estompe largement, particulièrement depuis le tournant linguistique5 de la philosophie contemporaine : premièrement, G. Frege (cité dans Marion, 2004 : 9) fut le premier à ouvrir cette nouvelle page pour la philosophie, en soulignant, dans les Fondements de l'arithmétique (1884), qu'« [...] une bonne compréhension de la "logique de notre langage" nous permet d'aborder de façon tangible les problèmes philosophiques et de les résoudre »; deuxièmement, Russell (cité dans Marion: 13) a affirmé dans le même temps que « [...] la forme des langues naturelles masque la forme logique de la proposition »; troisièmement, Wittgenstein (cité dans Marion: 8) a également confirmé que « [la] plupart des propositions et des questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique du langage ». En l'occurrence, une bonne maîtrise de la « logique du langage » nous permet de débrouiller des problèmes philosophiques, certains philosophes se sont donc engagés dans la clarification de la « logique du langage ».
Dans ce contexte philosophique, d'une part, la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume cherche à révéler, d'une manière hypothético-déductive, les architectures du pensable qui président aux actes de langage, la clarification des architectures du pensable nous permet de comprendre l'origine des énoncés ainsi que l'organisation logique de la langue ; d'autre part, la néoténie linguistique de Samir Bajrić nous invite à discuter des problèmes que pose l'appropriation des langues naturelles. Selon lui (2013 : 39), « [peu] importe si elles sont innées ou transmises, les fonctions cognitives rythment nos productions langagières et, inversement, nos productions langagières (les langues que nous parlons) traduisent les contenus de nos fonctions cognitives ». En l'occurrence, les phénomènes de l'appropriation des langues naturelles traduisent nos activités cognitives et révèlent nos manières de pensée.
En clair, qui dit langue dit pensée. Si H. G. Gadamer (1996 : 478) a préconisé, dans Vérité et méthode, que « [quiconque] possède le langage "possède" le monde », c'est parce que comprendre la langue, c'est comprendre la pensée, c'est aussi comprendre le monde autour de nous.
3.2. La dimension ontologique : comprendre Mètre cognitif et Mètrelocuteur
Selon W. von Humboldt (cité dans Heidegger, 1976 : 13), « [l]'homme est homme en tant qu'il est celui qui parle ». Néanmoins, au moment où nous décortiquons l'essence de l'être humain, nous pouvons constater que celui-ci conçoit deux identités sous-jacentes, à savoir l'être cognitif et l'êtrelocuteur.
Dans la perspective guillaumienne, l'homme n'est qu'un être cognitif. Il faut savoir être, d'abord, un être cognitif, avant de savoir effectuer des actes de langage ; il n'en demeure pas moins que l'acte de langage dérive immanquablement des traitements mentaux.
De plus, d'après Samir Bajrić (2013 :44), « [...] parler une langue signifie être (exister) dans cette langue ». La néoténie linguistique va un peu plus loin en distinguant l'être-locuteur de l'être cognitif : comme l'être humain, nous possédons déjà des potentialités cognitives ; mais si nous assimilions un « ouvrage » linguistique en véhiculant un sentiment linguistique fortement développé, nous deviendrions un être-locuteur - un locuteur confirmé - de ladite langue.
Il n'en reste pas moins vrai que, comme l'être humain, il faut savoir être un être cognitif avant de savoir être un être-locuteur d'une langue. Dès la naissance, l'être humain possède déjà les supports physiologiques que nécessitent les activités cognitives, « je » suis un être cognitif; mais quand « je » parle une langue, « je » ne suis un être-locuteur que lorsque « je » possède une intuition grammaticale fiable de ladite langue.
3.3. La dimension phénoménologique : comprendre l'invisible par le visible
Conformément au principe de conservation de l'énergie, celle-ci ne saurait apparaître ex nihilo et se réduire à néant, orelle prend différentes formes dans diverses situations. C'est la raison pour laquelle Lao-Tseu (2016 : 211) a écrit : « [Les Dix mille êtres sous le Ciel sont issus du "il y a" (you) ; le "il y a" est issu du "il n'y a pas" (wu) » (mandarin ...). À dire vrai, le « il n'y a pas » n'a rien à voir avec la notion du néant dans un sens absolu, or il s'explique par la sans-forme. Si le « il y a » relève d'un être en effet, alors le « il n'y a pas » indique un être en puissance.
Dans la perspective psychosystématique, les phénomènes linguistiques visibles ne sont que des produits extérieurs, il nous faut suivre, d'une manière phénoménologique, la voie du visible à l'invisible pour saisir l'essence du réel. Si la pensée proprement dite peut se résoudre en discours, c'est parce que la pensée sait se saisir elle-même. La pensée proprement dite relève de la sans-forme en puissance, et le discours relève de l'être en effet ; « [néanmoins], la sans-forme en puissance ne s'interprète pas par le sans-ordre, or elle s'explique par la non-saisie de la structure psychosémiologique par la pensée » (Xiong, 2022a : 244). La médiation de la langue permet cette transformation de la pensée proprement dite en discours, l'origine des supports matériaux véhiculant la pensée ne peut s'expliquer qu'au niveau du pensable, et c'est le savoir-dire qui donne forme à la pensée proprement dite. La néoténie linguistique, s'établissant largement sur la psychomécanique du langage, n'échappe pas à la perspective phénoménologique. Comprendre les phénomènes linguistiques d'appropriation, c'est aussi comprendre, au fond, les phénomènes mentaux dans l'appropriation des langues.
3.4. La dimension humaniste : comprendre l'espèce humaine
Dans l'histoire des recherches linguistiques, on a souvent ignoré le fait que la langue est dérivée de la coopération de l'homme et de la nature. De la philologie de l'époque antique à la linguistique historique et comparative de l'époque moderne, et de la linguistique synchronique du XXe siècle à la grammaire generative et transformationnelle de la seconde moitié du XXe siècle, l'homme est largement marginalisé dans les recherches linguistiques. D'où l'affirmation suivante de Gustave Guillaume (1973 :164) : « On a tant insisté sur le côté social de la langue et tant négligé le côté humain [...] ».
A contrario, la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume envisage l'acte de langage comme un produit de l'ordination mentale de l'homme; cette ordination mentale s'appuie immanquablement sur un système prévisionnel qu'est le savoir-dire, et le savoir-dire que conçoit l'espèce humaine prend forme à la fois à partir de la pensée et de la langue. De plus, la néoténie linguistique de Samir Bajrić s'intéresse non seulement aux phénomènes linguistiques qu'implique l'appropriation des langues naturelles, mais aussi aux locuteurs qui parlent ces langues. Les deux écoles linguistiques prennent en considération la dimension humaniste qu'implique la linguistique. C'est la raison pour laquelle Philippe Monneret (2019 : 2) est pour une approche humaniste de la linguistique en disant :
L'étude du langage humain est une étude de l'humain lui-même, c'est-àdire non pas seulement d'un aspect ou d'une facette parmi d'autres de la vie humaine, mais plutôt d'un aspect de ce qui fait que la vie humaine est humaine. L'homme ne serait pas l'homme sans langage, parce qu'il existe, en tant qu'être humain, dans le langage et par le langage.
Dès lors, qui dit langage humain dit l'homme lui-même. Après tout, selon les psychologues cognitivistes, le langage n'est qu'une capacité cognitive de l'être humain6. Maintenant que la langue est envisagée comme une faculté cognitive de l'espèce humaine, il ne faut pas oublier la position de l'homme dans les études du langage.
3.5. La dimension cognitive : comprendre les espaces mentaux
Si Jean-François Dortier (2012 : 6) a suggéré que l'homme serait un « étrange animal », nous pouvons préciser son propos en disant que, grâce à la faculté du langage, l'homme est un animal hautement cognitif. Et comprendre le langage humain, c'est aussi comprendre les espaces mentaux de l'homme. Néanmoins, il semble que les faits linguistiques ne soient que des vérités extérieures qui sont facilement accessibles. Dans des recherches scientifiques, la cause précède logiquement et chronologiquement l'effet, la prise en considération des preuves - les causes - nous permet d'entendre les vérités - les effets -. D'où l'affirmation suivante de Meillet (cité dans Guillaume, 1973 : 50), « [la] science ne vit pas de vérités, elle vit de preuves ». Gustave Guillaume (1973 : 50-51) a ajouté le commentaire suivant :
La science vit de preuves et non pas de vérités non prouvées, c'est incontestable ; mais en dehors de la science sachant prouver, il existe un état préalable de science, une sorte de prescience, dont le propre est précisément de saisir le vrai de très loin, de si loin que la preuve à ce moment n'est pas encore accessible... Il n'en reste pas moins que souvent j'ai entrevu la vérité bien avant d'être à même de la prouver, il m'est du reste arrivé aussi de mettre la main tout à coup sur la preuve d'une vérité que jamais jusque-là je n'avais soupçonnée. Pratiquement, c'est même ce qui m'arrive le plus souvent. Je vois la preuve d'abord et la vérité ensuite. Telle est la pente de mon esprit.
Pour le cas de l'acte de langage, les mécanismes cognitifs relèvent d'un avant, et les faits linguistiques relèvent d'un après. Il n'en reste pas moins vrai que les preuves des faits linguistiques résident dans les espaces mentaux.
Dans la perspective psychosystématique, l'étude de la langue qui préside aux actes de langage est aussi l'étude des espaces mentaux ; et dans la perspective néoténique, l'étude des phénomènes linguistiques d'appropriation est aussi l'étude des traitements mentaux qu'effectue le locuteur au cours de l'appropriation des langues.
La néoténie linguistique de Samir Bajrić, comme la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, qui s'intéresse grandement aux espaces mentaux des locuteurs, s'attarde peu ou prou à la clarification du fonctionnement de l'esprit humain ; elles ne doivent pas ne pas faire partie intégrante des sciences cognitives.
3.6. La dimension cinétique : comprendre la mutation
Selon le Yi Jing, « [la] seule chose qui ne changera jamais, c'est que tout change toujours tout le temps » (cité dans Javary, 2018 : 67). Et il en va de même pour la linguistique dite cinétique :au niveau mental, tout est mouvement. Si le discours qui prend la forme de la phrase conçoit une particularité plutôt statique, c'est parce qu'il dérive de la prise de position sur le mouvement cinétique ; si la langue véhicule une particularité plutôt cinétique, c'est parce qu'elle s'apparente à un grand système fluctuant qui permet nos traitements mentaux. D'où le commentaire suivant :
Un des fondements de la théorie psycho-mécanique est en effet que « tout dans la langue est mouvement sous quantité de mouvement ». Pas de substantif sans substantivation, pas d'adjectif sans adjectivation, pas de verbe sans procès de formation de l'image-temps. Ainsi, dans le procès de formation de l'image-temps, dit chronogénèse, « [...] la question entière du mode se ramène à mesurer / évaluer des quantités de mouvements. On se croirait en physique. La tension forte emporte avec elle une plus grande quantité de mouvement que la tension faible [...]» (Corresp. inéd., 1953). (Boone & Joly, 2004 : 99-100).
Dès lors, la langue s'apparente à un grand système cinétique intégrant où se trouvent une série de systèmes cinétiques intégrés. Le mouvement cinétique de la langue dans le tenseur binaire radical de Gustave Guillaume s'explique par un processus allant du large à l'étroit et par un processus allant de l'étroit au large, soit figurativement :
Gustave Guillaume (1973 : 200-201) l'a ainsi décrit :
Le mécanisme de puissance de la pensée, c'est l'addition sans récurrence, sans retour en arrière, de deux tensions : une tension I fermante, progressant du large à l'étroit, et une tension II ouvrante ad infinitum, progressant de l'étroit au large... À ce mécanisme de puissance on a, dans cet ouvrage, donné le nom pleinement justifié de TENSEUR BINAIRE RADICAL.
Il va de soi, en effet, que le temps est tout en cessant d'être. Ainsi, notre pensée circule au fil du temps, et sans jamais revenir en arrière.
En outre, la mutation constitue aussi un point très important de la néoténie linguistique. Au cours de l'appropriation d'une langue ou d'une autre langue, le système du savoir-dire que construit le locuteur s'améliore au fur et à mesure de l'assimilation de ladite langue. Gustave Guillaume (1989 : 69) a affirmé, d'une manière optimiste : « Un sujet parlant qui s'exprime bien est celui qui a une possession suffisamment claire et complète de sa langue ». Samir Bajrić a répondu en disant que nous ne saurions avoir une possession complète de notre langue. Nous sommes alors toujours sur la voie de développement dans l'appropriation d'une langue ou d'une autre langue. Ainsi, tout être-locuteur est, de facto, un locuteur inaccompli. D'où le principe de la néoténie linguistique : « Nul ne parle parfaitement une langue quelconque » (cité dans Xiong, 2021: 48). En d'autres termes, tout locuteur confirmé est peu ou prou inachevé ; si l'on devient un être-locuteur d'une langue, c'est parce que l'on a dépassé un seuil de suffisance expressive.
3.7. La dimension explicative : savoir penser en images
Dans la perspective des sciences cognitives, l'imagination est conçue comme une des fonctions cognitives de l'espèce humaine ; elle nous permet de revenir mentalement dans le temps du passé et de prévoir les choses qui surviendront dans le temps du futur. Dans ce contexte, l'imagination est étroitement liée à la créativité, elle est presque omniprésente dans la vie quotidienne. Le grand physicien Albert Einstein a précisé l'importance de penser en images au cours des phases d'expérience :
La plupart de ses découvertes reposent sur des expériences de pensée très visuelles : pour étudier la vitesse de la lumière, il s'imagine assis sur un rayon de lumière un miroir à la main ; pour étudier la relativité, il se voit installé dans un ascenseur cosmique. « Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée (...) Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel » écrit Einstein. Il ajoute que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée viennent après et « laborieusement ». (Dortier, 2012 :149).
En effet, ce sont généralement les imaginations créatrices des chercheurs qui viennent d'abord, et les résultats les suivent. Le traitement des images nous permet de concevoir les objets du monde d'une manière mentale mais figurative, ce qui nous aide à résoudre efficacement des problèmes.
Gustave Guillaume fut un des premiers linguistes à émettre l'idée que les sciences du langage pourraient s'établir, d'une certaine manière, sur l'imagination ainsi que sur l'hypothèse, d'où le commentaire suivant de Gérard Moignet (1981: 9) :
Gustave Guillaume a été un des premiers, peut-être le premier à comprendre que la linguistique, pour être une science au sens moderne du mot, ne devait pas craindre de faire des hypothèses et que, science de l'homme, ces hypothèses ne pouvaient concerner que le fonctionnement de la pensée humaine, créatrice du langage conceptuel. Il a affirmé hautement qu'elle devait être une science théorisante, du seul fait que la langue ellemême est une théorie, élaborée en vue de la connaissance de l'univers.
Et inspiré par G. W. Leibniz, Gustave Guillaume a remarqué que les imaginations et les hypothèses ne peuvent s'expliquer efficacement que par les images figuratives, il (1982 :136-137) a dit :
[...] Le langage présuppose la saisie, par vision mentale, d'une activité mentale; mais de cette vision il n'a besoin que de produire une dicibilité efficiente en laquelle il la traduit et qu'il incombe au linguiste, pour en expliquer l'efficience, de retraduire en sa visibilité radicale. C'est la tâche du linguiste, et c'est son mérite en même temps que son moyen de science, que de retraduire - de savoir retraduire - en des visibilités, sous les traits de figures explicatives, ce dont le langage ne livre directement, l'analyse n'intervenant pas, que la dicibilité efficiente.
Il semble bien, à le lire, que Leibniz ait été sensible à cette différence du mental visible, premier, et du mental dicible, second, seul avancé en langage humain. De là son conseil, précieux, de penser en figures. "Les choses s'empêchent, les idées ne s'empêchent point". Les figures sont encore des choses, mais moins que les signes qu'emploie le langage à l'extériorisation de son intériorité. Penser en figures, c'est grandement diminuer l'empêchement des choses. Mais la juste figure dont il est besoin requiert, pour s'évoquer, une médiation suivie conduite avec une rigueur fine. Le risque existe de construire de fausses figures. Il est grandement diminué par la nécessité de partir, pour la construction de figures, de vues élémentaires d'une grande simplicité et exprimant des exigences d'une extrême plausibilité.
À dire vrai, en général, les images génèrent beaucoup plus de représentations que les mots, elles sont beaucoup plus faciles à saisir par notre mental par rapport au langage. C'est la raison pour laquelle Samir Bajrić a dit maintes fois, lors de nos entretiens, que l'image est parlante. Dans ce contexte, nous nous sommes efforcés d'expliquer le savoir-dire par les images, ces images figuratives servent à traduire notre mental non seulement d'une manière logico-algébrique, mais aussi d'une manière hypothético-déductive.
3.8. Binarité versus ternarité : savoir esquisser une continuité
Au sens général, la binarité renvoie à un état binaire qu'entretiennent deux objets nécessairement hétérogènes et parfois radicalement opposés, et la ternarité indique un état ternaire qu'entretiennent trois objets nécessairement hétérogènes. Généralement, nous pensons qu'il n'existe pas nécessairement de lien logique entre la binarité et la ternarité ; néanmoins, la philosophie chinoise nous indique que la binarité peut impliquer la ternarité :
Contrairement aux apparences, Yin-Yang n'est pas binaire mais bien ternaire : de la coprésence de ces deux souffles naît le troisième, le vide médian. Il est indispensable : c'est lui, lieu de circulation vitale, qui aspire Yin et Yang et entraîne ceux-ci dans le processus d'interaction mutuelle. Le vide médian est proprement le trois qui, né du deux, permet au deux de se dépasser. (Javary, 2018 : 52).
Le Yin - la force centripète - et le Yang - la force centrifuge - constituent immanquablement un système binaire ; cependant, nous obtenons un troisième élément - le couplage Yin-Yang - tout en transcendant le système binaire. Dès lors, le couplage Yin-Yang est bel et bien bi-ternaire. Gustave Guillaume et Samir Bajrić furent les premiers linguistes à adopter cette approche épistémologique pour concevoir la langue et le locuteur.
Selon la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, bien que la structure psychosystématique et la structure psychosysémiologique soient hétérogènes, elles doivent obligatoirement se superposer l'une à l'autre pour former l'intégralité de la langue ; bien que l'idéogénèse - la naissance de l'idée - et la morphogénèse - la naissance du mot - soient apparemment deux processus différents, elles doivent nécessairement s'imbriquer l'une dans l'autre au cours de la naissance du mot ; bien que la synchronie et la diachronie selon les terminologies traditionnelles ne puissent pas apparemment fusionner l'une avec l'autre, Gustave Guillaume était pour une synchronie des diachronies tout en faisant intervenir la notion du temps opératif...
D'après Martin Heidegger, la langue véhicule obligatoirement deux soubassements existentiaux, à savoir la parole et le silence ; il (1986 : 211) a affirmé : « C'est le même soubassement existential qu'a une autre possibilité essentielle de la parole, le silence. [...] Mais se taire ne veut pas dire être muet ». En écho à ladite thèse de Martin Heidegger, Samir Bajrić (2013 : 120) a précisé : « N'est-ce pas la preuve de l'existence d'une réalité interlinguistique sous-jacente : apprendre une langue, c'est également "apprendre à se taire" ? Autrement dit, quand dire (parler une langue) c'est se taire ». De ladite proposition de Samir Bajrić, découle le fait que le vouloir-dire de la langue implique le dire et le non-dire ; la langue nous impose des restrictions, elle nous invite à dire ou à ne pas dire telle ou telle autre chose. « En effet, dire et se taire ne sont que deux moyens qui permettent l'existence de la parole ; et de même, la continuité et le contraste ne sont que deux formes de [Ij'harmonie » (Xiong, 2022b : 82).
À dire vrai, la philosophie chinoise n'est pas le dépositaire de cette approche épistémologique, selon la devise latine, « Contraria sunt complementa, "les opposés sont complémentaires" » (cité dans Javary, 2018 : 14). Or les linguistes oublient peu ou prou cette devise dans les recherches scientifiques. Dès lors, le lien qu'esquissent deux objets différents peut s'expliquer par une opposition radicale, ou par une continuité harmonieuse, ou parfois par les deux. D'où une nécessité, si besoin est, de transcender la binarité en faveur de la ternarité tout en esquissant une continuité.
Conclusion
La langue est née de la coopération de l'homme et de la nature, ce sont bel et bien les échanges entre les systèmes cognitifs de l'être humain et la nature qui ont permis la naissance du langage humain. Dès lors, le langage relève d'une des fonctions cognitives de l'être humain, le savoir-dire qu'est le système prévisionnel du langage précède chronologiquement les faits linguistiques, et la compréhension du langage humain s'établit immanquablement sur celle du système prévisionnel. En effet, pour saisir l'intégralité du réel, il faut tenir compte de l'invisible à partir du visible. D'où l'affirmation suivante de Maurice Merleau-Ponty (1960 : 300), « [il] faut comprendre que c'est la visibilité même qui comporte une nonvisibilité ». En clair, les voies épistémologiques adoptées à la fois par la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume ainsi que par la néoténie linguistique de Samir Bajrić nous invitent à esquisser une continuité entre les deux courants linguistiques, ce qui favorise la compréhension de l'un par l'autre.
Reçu le 02-03-2024 / Évalué le 26-04-2024 / Accepté le 02-05-2024
XIONG Peiyao, docteur en sciences du langage, est post-doctorant au Laboratoire d'Informatique Intelligente du Patrimoine Culturel de l'Université de Wuhan (Chine) et chercheur associé au Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures (EA4178) de l'université de Bourgogne (France). Ses intérêts de recherche portent principalement sur la psychomécanique du langage, la néoténie linguistique et la linguistique analogique.
1 Dans Esquisse d'une psychologie scientifique (1895 / 1956), Freud a introduit deux thèses qu'il considérait comme élémentaires pour la compréhension du psychisme, dont l'une s'explique par la tendance de l'appareil psychique à suivre le principe du plaisir et à éviter toute augmentation de l'excitation psychique liée au déplaisir, ainsi, Freud l'a nommé « principe d'inertie ».
2 L'ensemble de ce que nous pouvons penser.
3 Voir https://archive.org/details/SniadeckiBolkNeotenie/page/n7/mode/lup [consulté le 02 février 2024].
4 II faut remarquer que, selon Marc Levivier, « Bolk propose fœtalisation et ne reprend pas le terme néoténie. Il est, dès lors, abusif de le présenter comme théoricien de la néoténie humaine » (c/. https://archive.org/details/SniadeckiBolkNeotenie/page/n8/mode/lup [consulté le 02 février 2024]).
5 R. Rorty a publié un ouvrage intitulé The Linguistic Turn en 1967.
6 Selon les schèmes du psychologue J. Piaget, un enfant monolingue peut atteindre l'âge linguistiquement adulte à partir de 10 ou 12 ans, à partir du moment où il peut commencer à résoudre systématiquement et logiquement des problèmes abstraits.
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Abstract
Les phénomènes extérieurs masquant souvent l'essence du réel, le linguiste français Gustave Guillaume préconise qu'il ne suffit pas d'observer les phénomènes extérieurs du langage, c'est-à-dire les faits linguistiques. La psychomécanique du langage formulée par celui-ci souligne la nécessité de remonter en amont dans le but d'étudier les structures mentales présidant l'acte de langage à travers le discours. S'inspirant de l'idée de Gustave Guillaume, la néoténie linguistique de Samir Bajrić s'établit aussi sur l'observation des espaces mentaux du locuteur, et poursuit une voie phénoménologique tout en révélant les rapports cognitifs qu'entretiennent le locuteur et la langue. Héritée de la néoténie biologique qui s'attarde sur les phénomènes selon lesquels une espèce conserve des particularités juvéniles dans sa forme de maturité, la néoténie linguistique s'intéresse aussi aux particularités humaines dues aux phénomènes néoténiques, celle-ci renvoie à une théorie du locuteur inachevé. Stricto sensu, la domination d'une langue s'assujettit au principe d'inertie au niveau mental, et nous ne saurions posséder intégralement une langue quelconque. Ainsi, nous ne cessons de renforcer notre capacité du langage à l'âge linguistique adulte. Dans ce contexte, nous accorderons une attention toute particulière aux apports de la psychomécanique du langage à la néoténie linguistique, dans le but de rechercher, de manière analogique, les exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume et Samir Bajrić.