Introduction 1
1 Jacques Leplat est le fondateur de la psychologie ergonomique (Leplat, 1980). Il a été un pionnier dans son champ en participant aux premiers travaux en ergonomie et en analyse du travail (Faverge, Leplat et Guiget, 1958).
2 Grand lecteur et homme de synthèse, il s'est efforcé tout au long de sa vie de constituer un corps de connaissances qui puissent être utiles à l'intervention. S'inscrivant dans une perspective pluridisciplinaire, il ne s'est jamais arrêté à une seule approche théorique. Il se plaisait à les croiser sur les mêmes objets pour en examiner la complémentarité, sans les hiérarchiser. Il aimait à cultiver l'analyse des concepts scientifiques en examinant comment ils étaient définis dans chacune des approches théoriques disponibles. Il se livrait ensuite à un travail d'orfèvre pour en stabiliser la signification et mettre en évidence les zones d'ombre.
3 Curieux, généreux et bienveillant, il a transmis à des générations d'ergonomes et de psychologues du travail le sens de la rigueur dans l'usage des concepts et de la modélisation. Jacques Leplat rendait accessibles les concepts de l'ergonomie et encourageait les jeunes chercheurs à un travail conceptuel exigeant. Il guidait et orientait ces derniers par des échanges directs toujours bienveillants et stimulants2. Avec nuance et délicatesse, il éclairait les travaux qu'on lui soumettait en les plaçant dans une perspective historique, nous invitant toujours à relire les travaux fondateurs en ergonomie : « La relecture des discussions qui ont passionné des psychologues de cette époque peut aider à mieux saisir les concepts plus à la mode aujourd'hui, mais dont la nature n'est pas toujours clairement définie. » (Leplat, 2001a, p. 42)
Bref retour sur sa biographie professionnelle
4 Jacques Leplat est entré à l'âge de 30 ans au Centre d'Études et de Recherches Psychotechniques (CERP) dirigé, à l'époque, par Pierre Ombredane. Il en a dirigé le service de la recherche de 1958 à 1966. Il a ensuite été nommé directeur du Laboratoire de psychologie du travail de l'EPHE (École Pratique des Hautes Études) de 1966 jusqu'à sa retraite en 1989. De 1967 à 1989, il a été directeur exécutif de la revue Travail humain. Il a co-fondé la Société d'Ergonomie de Langue Française en 1963 avec, entre autres, Jean-Marie Faverge et Alain Wisner.
5 Il a écrit près d'une centaine d'articles entre 1955 et 2018, 50 chapitres de livres et 21 livres3. Dans PISTES, en particulier, il a fait paraître, quatre articles scientifiques et 37 recensions d'ouvrages. À travers ces articles et ouvrages, Jacques Leplat a outillé la recherche en psychologie ergonomique en travaillant sur des concepts fondamentaux dans une perspective pluridisciplinaire :
« Les problèmes pratiques de travail sont multidimensionnels. Ce n'est jamais un seul modèle qui pourra en rendre compte. Si l'ergonomie a un mérite, c'est bien justement celui d'essayer d'aborder les problèmes par des voies diverses et d'essayer de les coordonner. » (Cloutier et Gaudart, 20054).
La psychologie ergonomique
6 La psychologie ergonomique, telle que conceptualisée par Jacques Leplat, est « constituée par l'ensemble des connaissances psychologiques pertinentes à l'analyse et à la solution des problèmes ergonomiques » (Leplat, 1980, p. 6). On entend par ergonomiques les problèmes concernant l'aménagement, la modification et l'adaptation « des conditions de travail, en fonction des critères dont les plus importants caractérisent le bien-être des travailleurs (santé, sécurité, satisfaction, confort, etc.) » (Ibid.).
7 L'un des apports importants de la psychologie ergonomique est qu'elle repose, de manière égale, autant sur les dimensions objectives que sur les dimensions subjectives du travail, ou pour le dire dans le vocabulaire de la psychologie ergonomique, autant sur les conditions externes que sur les conditions internes et leur couplage (Leplat, 1992). S'il peut s'agir d'une évidence quand on parle de psychologie ergonomique, cette inclusion permet d'élargir le champ de l'intervention ergonomique - dont les origines sont ancrées dans les études médicales et physiologiques - et d'intégrer l'analyse du fonctionnement cognitif et de la subjectivité dans l'analyse ergonomique du travail. Cette idée est centrale : l'activité de travail résulte d'une double détermination.
8 D'un côté, l'activité de travail est influencée par les caractéristiques de l'opérateur qui est aussi un agent et un sujet. De l'autre côté, ce sont les caractéristiques de l'environnement qui conditionnent l'activité. Celle-ci est également double : elle est à l fois observable et matérielle, mais aussi cognitive et psychologique. Cette distinction permet d'articuler des domaines de savoirs distincts qui font de la psychologie ergonomique un corpus complexe. Il suffit d'ouvrir n'importe quel ouvrage de Jacques Leplat pour réaliser que son écriture ne cède jamais à la facilité : elle opère par inventaire et triangulation sur les mêmes objets. Pour appréhender cette complexité des sources de connaissances, Jacques Leplat a recours à la modélisation (Leplat, 1985a, 2003) : « Le modèle ne vise pas qu'à retenir des traits pertinents du système modélisé, mais aussi à définir leurs relations afin de mieux faire comprendre le fonctionnement de ce système et de donner les moyens de le modifier. » (Leplat, 2003, p. 3). La modélisation tient une place toute particulière dans les textes publiés par Jacques Leplat. Comme il le mentionne dans un texte paru en 1985 :
« Les problèmes originaux posés par les conduites de travail et leur complexité susciteront aussi la recherche de modèles nouveaux. [...] L'analyse des situations de travail, si elle profite largement des modèles existants, contribue également à les enrichir : c'est à travers ce double mouvement que la psychologie du travail peut progresser. » (Leplat, 1985a, p. 92)
Composition du numéro
9 Ce numéro hommage consacré à l'actualité de la psychologie ergonomique comprend neuf textes, de nature et de longueur différentes. Entre tous, ils permettent de couvrir l'ensemble des thématiques de recherches et des concepts abordés par Jacques Leplat :
o La modélisation et l'approche systémique (Prévot-Carpentier et Toupin, Perez Toralla et Morais)
o Les conditions internes (Cuvelier, Decortis et Falzon)
o Les conditions externes (Yvon; Cuvelier, F. Decortis et Falzon)
o Le couplage (Perez Toralla et Morais; Cuvelier, Decortis et Falzon)
o La tâche prescrite et la tâche effective (Perez Toralla et Morais)
o L'activité et le compromis (Clot; Simonet, Perez Toralla et Morais)
o Les conséquences sur le sujet (Simonet, Perez Toralla et Morais, Prévot-Carpentier et Toupin)
o Les conséquences sur la performance et la santé (Huguenin)
o La comparaison (évaluation) et la régulation (M.S. Perez Toralla et Morais, Huguenin)
o L'usage du modèle pour l'intervention (Perez Toralla et Morais, Prévot-Carpentier et Toupin)
o L'analyse de l'activité dans une perspective de production de connaissance (P. Olry)
o L'analyse de l'activité et la formation (J. Rogalski, P. Olry, M. Prévot-Carpentier et C. Toupin)
o L'activité collective (M.S. Perez Toralla et A. Morais)
10 L'article de M.S. Perez Toralla et A. Morais, ainsi que celui de M. Prévot-Carpentier et C. Toupin5 permettent de retracer l'évolution du schéma général pour l'analyse de l'activité (Figure 1). Son nom (« général ») indique bien que ce schéma n'est pas réservé au guidage de l'analyse ergonomique du travail. Ce texte illustre d'ailleurs un autre usage possible de ce schéma, en l'occurrence pour la formation des ergonomes. Comme le précisent les deux autrices, il s'agit d'un modèle systémique6 de l'activité : « Pour parler valablement de système, il faut à la fois définir le contour de ce système, c'est-à-dire les variables prises en considération, leurs relations et l'environnement de ce système » (Leplat, 2000a, p. 131).
11 Un système se définit par sa finalité. Dans le schéma général de l'activité, le but du système est représenté par la tâche. Le texte de M. Prévot-Carpentier et C. Toupin reproduit la définition de la tâche en psychologie ergonomique7 : un but fixé dans des conditions déterminées.
12 La notion de tâche est empruntée à Léontiev (1974) et peut être considérée comme la notion fondatrice de la psychologie ergonomique. Il suffit de comparer l'Introduction à la psychologie du travail (Leplat et Cuny, 1977) avec La psychologie ergonomique (1980) pour saisir que cette notion permet de faire advenir un nouveau système conceptuel. Ce concept permet, pour la psychologie ergonomique, de préciser et de dépasser la distinction classique entre le travail prescrit et le travail réel. Du point de vue de l'intervention ergonomique, pour paraphraser le manuel de la formation des ergonomes (Guérin et coll., 1991), il s'agirait alors, dans le cadre de la psychologie ergonomique, de comprendre l'activité de travail pour transformer la tâche (prescrite). Certains auteurs ont ainsi pu voir dans la notion de tâche la source de la psychologie ergonomique (Chaiguerova, 2010). En examinant la reproduction de la figure de Leplat et Cuny (1977) dans le texte de M. Prévot-Carpentier et C. Toupin, on constate que l'on devrait plutôt parler de ressource. Ce schéma, sans citer le concept de tâche, en mentionne les composants : un objectif et des conditions d'exécution.
13 En complément, l'article de M.S. Perez Toralla et A. Morais mentionne la distinction apportée par Leplat et Hoc (1983) entre tâche prescrite et tâche effective. Comme nous l'avions mentionné dans un texte antérieur (Yvon, 2001), la notion de tâche effective est ensuite dédoublée dans Leplat (1997). La tâche effective « peut être conçue comme un modèle soit intériorisé, soit extériorisé de l'activité » (Leplat, 1986). Cette ambivalence de la tâche effective entre intérieur et extérieur est tranchée par Leplat (1997) avec l'élaboration du concept de tâche redéfinie. La tâche effective est alors le modèle que l'on peut abstraire de l'activité (modèle extériorisé) et la tâche redéfinie, le modèle que se donne le sujet à lui-même en fonction de ce qui lui est demandé (modèle intériorisé). Leplat (1997) ajoute également, en amont de la tâche prescrite, la tâche à réaliser, « une notion hypothétique : c'est ce que celui qui a conçu ou qui gère la tâche attend de celui qui va la réaliser » (Leplat, 1997, p. 18). Le passage de la tâche à réaliser à la tâche prescrite permet de souligner que la tâche prescrite est elle-même le produit d'une activité, celle des ingénieurs, des gestionnaires ou des enseignants (Rogalski, 2003).
Leplat (2011) complète ce processus de transformation de la tâche en ajoutant le concept de tâche achevée (Figure 2), définie comme le « modèle du résultat de l'activité » (p. 23).
14 M. Prévot-Carpentier et C. Toupin précisent dans leur texte les types de conditions externes qui sont liées à la tâche. Parmi ces conditions externes (conditions physiques, techniques, conditions organisationnelles, sociologiques et économiques - Leplat, 1980, p. 25-26), elles mentionnent l'organisation du travail que prend pour objet le texte de F. Yvon. Ce dernier revient sur une distinction proposée dans l'ouvrage de 1980 qui semble peu reprise par la suite, entre les processus organisationnels, d'une part, et l'organisation du travail, d'autre part, soit entre les caractéristiques de l'entreprise (structure organisationnelle) et les caractéristiques du système productif ou sociotechnique. En dégageant ce niveau d'analyse, celui de l'organisation du travail, l'auteur cherche à dégager un objet d'intervention possible pour l'ergonomie, objet rendu nécessaire lorsque celle-ci s'intéresse aux activités collectives (Leplat, 1997; Leplat et Savoyant, 1984).
15 Le texte de M. Prévot-Carpentier et C. Toupin fait également référence aux conditions internes8. Elles désignent « les caractéristiques du sujet comme système de traitement sont nombreuses, physiques comme psychologiques : anthropométriques, chrono-biologiques, sensorielles, motrices, cognitives, motivationnelles, affectives, etc. » (Leplat, 2003, p. 10). Il faut également ajouter l'expérience dont dispose le sujet (Leplat, 2011; Rogalski et Leplat, 2011). Les caractéristiques du sujet intègrent également l'âge, la personnalité, la motivation... et les « fins propres » à l'agent (Leplat, 2000a, p. 68)9 ... qui peuvent être en décalage avec le but assigné par l'organisation.
16 La notion de couplage10 est abordée à la fois par le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais et celui de L. Cuvelier, F. Decortis et P. Falzon. Le couplage, c'est l'appariement entre un sujet et une tâche : « ce couplage (coupling ou matching) entre la tâche et l'agent est interprétable comme le degré de compatibilité entre eux. » (Leplat, 1997, p. 27)11. L. Cuvelier, F. Decortis et P. Falzon insistent en particulier sur l'évolution des conditions externes du travail qui sont de plus en plus complexes et qui rendent de plus en plus difficile le couplage entre une tâche et un sujet - couplage entendu ici comme conformité entre les compétences requises et une tâche à effectuer dans un environnement complexe. Ces auteurs mettent en évidence que pour faire face à des tâches imprévisibles, les sujets doivent développer une capacité à imaginer et à improviser. Le texte permet d'identifier des situations où les capacités du sujet sont « débordées » par la complexité de l'environnement. On pourrait parler, dans ce cas, d'un « dé-couplage » ou d'un dés-ajustement comme le suggère le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais. Le développement des compétences d'improvisation et de créativité pose en retour la question de leur acquisition et de la conception d'activités de formation adaptées, formation qui a été une préoccupation continue dans les travaux de Jacques Leplat (Leplat, Énard et Weill-Fassina, 1970; Leplat, 2002). Le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais ajoute que la tâche redéfinie - tâche effective dans le texte de Leplat et Hoc (1983) - pourrait être considérée comme un aspect d couplage, même si Jacques Leplat n'a jamais établi dans ses textes un tel lien qui serait toutefois cohérent : l'articulation entre les figures 1 et 2 n'a jamais été proposée et on pourrait se demander si une synthèse des deux modèles ne pourrait pas être proposée.
17 Le couplage entre un sujet et une tâche (prescrite) donne lieu à une conduite ou activité (Leplat et Cuny, 1977). L'activité, c'est ce qui est fait12, comme le rappelle le texte de M. Prévot-Carpentier et C. Toupin. Il s'agit, évidemment, d'une notion centrale de la psychologie ergonomique. C'est l'objet à investiguer, à décomposer, à décrire et à explorer. Elle est au centre du modèle et constitue l'énigme à dévoiler : qu'est-ce que font vraiment les agents s'ils ne font pas ce qui est prévu (planifié)? (Leplat, 1972). Il est, en effet, difficile d'anticiper tout ce que peut être l'activité. L'ouvrage de 1980, La psychologie ergonomique est consacrée aux différentes formes d'activité : perceptive13, sémiotique14, diagnostique et de résolution de problème15. On parlerait aujourd'hui d'activité physique (objet de la kinésiologie), d'activité physiologique (objet de la médecine), d'activité cognitive (objet de la psychologie). L'activité humaine ne peut donc être la propriété d'une seule discipline ou d'une seule théorie, d'où l'éclectisme (qui n'est jamais du syncrétisme!) que l'on trouve souvent dans les ouvrages de Jacques Leplat (2000a).
18 Deux contributions de ce numéro mettent en discussion la notion d'activité développée par Leplat dans de nombreux ouvrages (Leplat, 1997, 2000a, 2011 pour n'en citer que quelques-uns). Le commentaire proposé par P. Simonet du texte paru dans PISTES en 2013, intitulé Les gestes dans l'activité en situation de travail, est particulièrement stimulant. Est débattue dans ce texte et dans son commentaire la possibilité de généraliser la notion de geste professionnel : est-ce que toute séquence opératoire, mouvement physique du corps pour réaliser une tâche, peut être considérée comme un « geste »? Jacques Leplat constate et questionne une extension de la notion de geste à toute opération (externe, matérielle) de travail. Est-ce que tout est « geste » en analyse de l'activité? Le commentaire de P. Simonet est présenté comme la poursuite d'un dialogue, voire d'une controverse scientifique. On lira avec attention cette subtile discussion entre geste professionnel (discuté dans le texte de 2013) et geste de métier (proposé dans le commentaire). On peut imaginer toute la curiosité et le plaisir intellectuel que Jacques Leplat a pu avoir à discuter cette approche heuristique du geste en analyse du travail. Si « un geste est un mouvement humain auquel est attribuée une signification » (Leplat, 2013), est-ce que tout mouvement a une signification? On entrevoit toute la richesse interprétative à analyser les opérations de travail comme des gestes : on passe alors d'une grille de lecture du travail physique comme une décomposition d'un mouvement (comme dans l'exemple du rejet de la pelleté de terre des fossoyeurs) à une grille de lecture sociale et culturelle des opérations physiques du travail dans le cadre d'une théorie de l'activité adressée. Toute opération de travail s'inscrit dans l'histoire d'une séquence motrice et peut être interprétée comme une réponse à d'autres séquences opératoires possibles16. On peut donc, dans ce sens, analyser toutes les opérations de travail qui prennent la forme d'un mouvement effectué par le corps, comme un geste saturé de significations, car il est l'objet d'une pluralité d'interprétations : celle des collègues, mais aussi celle du chercheur-analyste.
19 Le texte d'Y. Clot propose un autre enrichissement pour l'analyse de l'activité : est-ce que toute activité est observable et mesurable? C'est la condition d'une démarche scientifique : on ne peut étudier ce que l'on ne peut pas objectiver. Pourtant, les activités ravalées, les activités concurrentes, les autres activités possibles ne doiventelles pas être intégrées à l'analyse de l'activité? Ce texte court, mais d'une grande densité, revient sur la possibilité d'étendre le champ de l'analyse de l'activité aux activités possibles.
20 M.S. Perez Toralla et A. Morais proposent d'ajouter au modèle l'activité d'arbitrage menée par un tiers lorsque les buts de l'activité entrent en conflit. Cette notion d'arbitrage ne figure pas dans le lexique de la psychologie ergonomique, mais elle est de nature à l'enrichir. C'est l'une des originalités de ce texte de proposer un nouveau concept qui puisse prolonger un autre concept mentionné par Leplat (2006), celui de compromis : au cours de l'activité de travail, les opérateurs peuvent être confrontés à des effets contradictoires, sur la performance et sur la santé. Cette contradiction est au fondement de l'intervention ergonomique (Hubault, 1996). Les opérateurs sont donc amenés à faire des compromis, autrement dit à « prendre sur eux » pour que le travail se fasse « malgré tout » (Clot, 2008). Dans des cas limites, lorsque les tensions sont trop importantes, le compromis peut nécessiter un arbitrage entre deux logiques contradictoires. Le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais identifie l'arbitrage réalisé par un cadre hiérarchique et par le collectif de travail, mais on pourrait aussi mentionner l'ergonome comme possible arbitre externe.
21 L'activité vise la réalisation d'une tâche. Elle débouche sur un résultat, conséquence objective de l'activité, sous la forme d'un bien ou d'un service. L'activité a aussi des conséquences sur le sujet qui peut sortir très éprouvé par son activité, en termes de fatigue, d'usure physique, de troubles psychopathologiques, mais aussi, et à l'inverse, en sortir enrichi de nouvelles expériences (Leplat, 2011; Rogalski et Leplat, 2011). Dans ce sens, l'activité de travail peut être une source de développement de compétences pour le sujet (Leplat, 2001a) ou de nouvelles habiletés (Leplat, 1988). Les automatismes17 (Leplat, 2005) sont également un produit de l'activité. Ils permettent d'augmenter la vitesse d'exécution, un accroissement de la disponibilité pour d'autres opérations et un gain d'efficience (l'activité est moins « coûteuse »). Mais cette force de l'automatisme peut devenir une faiblesse si les conditions externes sont modifiées de manière subtile ou majeure.
« Si les conditions changent au cours de l'exécution, la vitesse de l'exécution engagée peut empêcher de l'arrêter à temps. La rançon de la stabilité peut être une certaine rigidité du mode d'exécution. La disponibilité accrue peut de son côté entraîner le déclenchement prématuré de l'action sur des indices sommaires, sans relation avec les conditions modifiées qui exigeraient un autre type de réponse. » (Leplat, 1988, p. 199).
22 Une erreur survient lorsque les conditions de réalisation sont différentes des conditions habituelles.
23 L'ouvrage de 1980, La psychologie ergonomique contient un tableau que nous reproduisons ici en le complétant, sur les différents types de conséquences de l'activité (Tableau I)
24 Les conséquences sur le sujet sont souvent le point de départ d'une intervention ergonomique18. Les textes de M. Prévot-Carpentier et C. Toupin, d'une part, de P. Simonet, d'autre part, font tous les deux référence aux TMS (Troubles Musculo-Squelettiques). M.S. Perez Toralla et A. Morais mentionnent dans leur texte des « plaintes floues » et des douleurs généralisées. Lorsque l'employeur constate des effets non souhaités sur la santé des travailleurs, il peut être amené à faire appel à un ergonome pour modifier les conditions (externes) de travail. On voit ici que la logique de l'intervention est inverse à la logique de la connaissance : le modèle systémique de l'activité permet de faire l'inventaire et d'articuler les variables qui pèsent sur l'activité (les conditions externes, les conditions internes et leur couplage). L'ergonome constate les conséquences et essaye de remonter aux sources. En cela, l'analyse de l'activité est la méthode la plus difficile qui soit (Leplat, 1993, p. 118) : elle suppose de remonter le fil chronologique de l'activité (des conséquences vers les antécédents de l'activité), de relier des conséquences à une activité observable, et parfois non observable, puis de faire un lien entre l'activité qui est recueillie et les déterminants de l'activité, ceux qui interviennent sur son déroulement, qui sont distincts des conditions planifiées19! Autrement dit, l'analyse de l'activité est une enquête sur l'invisible et l'inconnu sur la base d'hypothèses explicatives que l'on ne peut vérifier, à moins de reproduire l'activité étudiée dans les conditions identifiées comme possiblement pathogènes (par exemple dans un simulateur). La complication est que les conséquences ont un effet sur les conditions initiales : selon l'évolution du système, les conséquences (dégradation du corps, de l'expérience, du système) font partie des conditions initiales dégradées.
25 Sur la base des conséquences sur soi ou sur le produit, on peut considérer deux boucles de régulation. Le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais détaille de façon très précise chacune de ces boucles. L'activité de régulation, plus précisément, s'appuie sur un diagnostic permettant d'évaluer un écart, par exemple entre la représentation d'une action (ou sa planification) et sa réalisation (Leplat, 1972). Sur la base du constat de cet écart, une action doit être entreprise pour aligner l'activité sur le résultat visé (Leplat, 1978a). La régulation peut s'opérer à partir du contrôle des opérations réalisées. La comparaison pourrait alors s'orienter vers une vérification de l'exécution de la procédure et d'une possible erreur humaine (Leplat, 2006). La régulation peut aussi être orientée vers le sujet : celui-ci peut reconsidérer ses objectifs et connaître une baisse de sa motivation (Figure 2).
26 La régulation peut aussi être orientée vers la tâche20 (Figure 3). Le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais en donne un exemple précis avec l'appel Andon, outil de gestion des incidents dans la production Lean : si l'opérateur constate un écart dans le processus de production, il peut « tirer sur une corde » pour le signaler et faire intervenir le moniteur du module de production. Ce signalement est ensuite consigné et analysé de manière à modifier en amont les conditions externes. On s'inscrit ici dans une perspective d'amélioration continue qui a fait le succès, comme le rappelle le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais, du Système de Production Toyota (SPT). Autrement dit, l'évaluation des résultats de la tâche peut amener, dans une boucle de rétroaction, à interroger en retour la tâche elle-même et les conditions initiales externes. Cela peut aussi être le cas pour un ergonome, dans une perspective de conception, qui s'appuie sur des incidents techniques ou des erreurs pour interroger les conditions techniques du travail.
27 La régulation peut aussi avoir lieu au cours de l'activité comme l'indiquent les deux schémas. Du côté externe (le résultat de l'activité), l'opérateur peut constater une erreur, qui l'amène, s'il est capable de la diagnostiquer, à la corriger. Il y a donc une première boucle de rétroaction en cours d'activité qui permet de réguler son activité en fonction du résultat observable. Le texte de M.S. Perez Toralla et A. Morais donne un exemple avec le marquage au sol et la « prise d'avance » : pour ne pas « couler la production », les opérateurs devancent le marquage, au risque de placer leur corps dans des postures qui, à l'usure, abîment le corps. Comme le mentionne leur texte :
« En remontant la ligne, les opérateurs se trouvent à adopter des postures « lourdes » d'un point de vue physique (travail avec les bras en hauteur), puisque le véhicule n'est pas encore arrivé sur la pente descendante au moment où ses opérations sont prévues pour être dans des postures physiques « confortables ». » (Dans ce numéro).
28 J.M. Huguenin commente dans ce sens le texte paru dans PISTES consacré à la notion de régulation (Leplat, 2006). Ce commentaire prolonge les travaux de J. Leplat sous deux angles : la possibilité de développer une analyse de l'activité des cadres de proximité en la définissant comme une activité de régulation, mais aussi l'intérêt de mobiliser des indicateurs pour alimenter l'évaluation interne et externe et augmenter les possibilités de régulation du système de l'activité.
29 Ce commentaire s'appuie en particulier sur un changement notable qui apparaît dans le schéma de Leplat (2000a) qui remplace la notion de comparaison par la notion d'évaluation21 :
o La comparaison vise une conformité : est-ce que la tâche prescrite a été réalisée? Quel écart constate-t-on entre le but visé et le but atteint, autrement dit entre la tâche prescrite et la tâche achevée (Leplat, 2011, p. 23)? Le risque est d'avoir, en mobilisant la notion d comparaison, une lecture techniciste du schéma en accordant une préséance à la tâche conçue par l'ingénieur, et de demander un ajustement par l'activité (c'est une lecture possible du schéma de 1997 qui ne contient pas les deux boucles de rétroaction interne et externe).
o Parler d'évaluation permet, comme le souligne et le développe le commentaire de J.M. Huguenin, d'introduire la question des critères et des indicateurs (qui était soulevée dans le texte de 1971, mais qui semblait avoir disparu par la suite). Plutôt que de donner l'impression que le modèle s'appuie sur une norme de conformité (comparer l'effectif avec le prescrit), J.M. Huguenin propose de ne pas limiter l'évaluation de la performance à l'atteinte du résultat (l'efficacité), mais d'évaluer l'écart en termes de pertinence, et d'efficience. De ce point de vue, on ouvre les possibilités et le champ de la régulation : est-ce que les conditions initiales étaient adaptées à l'objectif fixé (pertinence)? Est-ce que l'atteinte du résultat se fait à un coût élevé de consommation des ressources (efficience)? Dans cette perspective, la régulation viserait une économie de moyens (ajustement de la quantité des ressources), mais aussi en termes d'effet sur les travailleurs : la mesure de l'efficience doit se faire sur une base technique, mais aussi humaine, en termes de fatigue, d'usure professionnelle, d'absentéisme, de roulement du personnel (« turn-over ») et de climat de travail. La régulation externe devrait idéalement s'appuyer sur une évaluation externe de la performance entendue comme évaluation de la pertinence des conditions, de l'efficience des ressources mobilisées, et de l'efficacité de l'activité déployée. Mais, elle doit également intégrer les critères d'évaluation de la régulation interne centrée sur le sujet : la préservation de son intégrité physique et de son équilibre psychologique. L'arbitrage de ces compromis entre une régulation par le résultat et une régulation par les moyens est au centre de l'intervention ergonomique de correction. Cela ne se fait pas sans tensions ni contradictions (Hubault, 1996).
30 On l'aura compris : le schéma permet de réunir les différents déterminants qui pèsent sur l'activité de travail et de représenter les interrelations entre les dimensions significatives de l'activité (conséquences et conditions). Ce modèle peut être utilisé avec profit pour guider l'activité d'analyse des ergonomes qui visent à concevoir ou à corriger des conditions (externes) du travail. Toutefois, ce modèle est plus général et peut servir à d'autres finalités, notamment la formation des agents. J. Rogalski mentionne justement avoir utilisé ce modèle dans le cadre d'une didactique professionnelle entendue comme une analyse du travail en vue de la formation. Sur la base de ce modèle, on peut établir plusieurs types de formation :
o La formation peut être orientée vers la tâche, en amont du couplage, afin de s'assurer que les opérateurs engagés disposeront des compétences pour réaliser la tâche qui leur sera confiée;
o La formation peut se centrer sur l'activité pour identifier les habiletés ou les compétences effectivement mobilisées dans l'activité de travail et aménager des conditions pour que les futurs agents développent, en situation de formation, les compétences requises. C'est l'intérêt des simulateurs dont les situations proposées devraient être les plus proches possible des situations réelles. C'est l'objet de la didactique professionnelle (au sens étroit de son acception), mentionnée par J. Rogalski, de faire émerger les structures cognitives des situations de travail pour concevoir des situations d'apprentissage qui permettront aux apprentis de développer des structures conceptuelles (cognitives) adaptées.
31 Le commentaire de P. Olry prolonge la référence à la formation en faisant dialoguer la didactique professionnelle avec le texte paru en 2002 dans PISTES autour de la notion de cas. Dans ce texte, Jacques Leplat présente « l'étude de cas » comme une
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1 Professeur au Département d'administration et fondements de l'éducation de l'Université de
2 Candidate au doctorat en Sciences de la réadaptation, Université de Montréal