Un texte de Jacques Leplat, publié en 2006, dans PISTES, 8-1
1 J'ai découvert tardivement les écrits de Jacques Leplat. C'était à l'occasion d'un texte écrit et publié en ligne en 2022 dans lequel les notions de tâche prescrite et de tâche redéfinie m'avaient particulièrement interpellé. Depuis, j'ai parcouru ses autres publications, dont plusieurs sont disponibles en ligne, avec beaucoup d'intérêt.
2 Les textes de Jacques Leplat sont comme les articles disséminés d'une encyclopédie ergonomique : chaque article explore une notion en la faisant résonner dans plusieurs cadres théoriques, sans jamais les hiérarchiser, tout en restituant la pertinence de chacune de ces approches sur la même notion. Par conséquent, ces articles ne sont pas des points d'arrivée ou la restitution d'un état d'achèvement de la connaissance sur un concept, mais des ouvertures vers des recherches potentielles. Jacques Leplat compile, à ce titre, dans ses écrits, davantage à partir de 1997, une somme de connaissances permettant d'outiller la pratique des intervenants ergonomes.
3 Formé aux sciences économiques et de la gestion, je suis particulièrement sensible à cette perspective pratique : les ressources conceptuelles peuvent être examinées pour elles-mêmes et insérées dans un cadre théorique au sein duquel elles font système. Cette cohérence théorique est importante pour les chercheurs. Elle risque toutefois d'amener à des écoles de pensée qui se font face et se développent l'une à côté de l'autre sans échanger entre elles. Cette manière de cartographier la recherche est utile pour les universitaires qui peuvent « prêter allégeance » à telle ou telle école. Du côté de l'action, ce sont toutefois des problèmes complexes qui se présentent, mais que l'on peine à catégoriser et à enfermer dans un cadre théorique spécifique. Le réel ne peut être le porte-drapeau d'un courant théorique lorsque l'on fait de l'intervention en milieu professionnel. Il ne s'agit pas ici de parler de syncrétisme au sein duquel tout se vaudrait. La position que nous défendons et que nous retrouvons dans les textes de Jacques Leplat est tout au contraire que les outils conceptuels que nous mobilisons doivent être alignés sur la problématique et le réel que nous cherchons à transformer.
Cela signifie que ces outils peuvent être différents d'une intervention à l'autre, d'un milieu à l'autre, voire au sein du même milieu, mais à des temporalités différentes.
4 En défendant ce point de vue, je me situe assez naturellement dans une épistémologie pragmatiste pour laquelle la vérité ne se définit pas par la correspondance entre une représentation et une réalité, mais par la capacité des concepts à produire des effets dans le réel. Je ne sais pas si Jacques Leplat, de formation philosophique, avait travaillé de près les écrits de William James ou de John Dewey. Je leur trouve toutefois une étonnante proximité.
5 Les textes de Jacques Leplat constituent des invitations à penser et intervenir. Je n'ai pas connu personnellement Jacques Leplat, mais ses textes donnent l'image d'une personne excessivement généreuse, respectueuse et prudente. Il ne cherche jamais à imposer son point de vue, mais tente avec beaucoup de perspicacité, de modestie et de rigueur de rendre honneur aux auteurs qui nous ont précédés et à ceux et celles qui continuent d'apporter des contributions significatives dans le champ de l'ergonomie et des sciences du travail.
6 Mon choix pour ce commentaire s'est porté sur un texte paru en 2006 dans la revue PISTES (Leplat, 2006) sous le titre La notion de régulation dans l'analyse de l'activité et réédité dans un recueil d'articles paru en 2008, son avant-dernier ouvrage (Leplat, 2008). Étant donné la richesse des références et la multiplicité des perspectives d'analyse proposées, il m'est impossible de placer ce commentaire à sa hauteur. Je propose, plus modestement, d'y puiser quelques « pistes » analytiques qui me sont utiles dans le champ académique auquel nous sommes nombreux à nous consacrer : les sciences de la gestion de manière générale et l'administration scolaire en particulier. Il s'agit donc d'un commentaire éminemment subjectif, mais qui s'inscrit dans un domaine académique important en Amérique du Nord où j'ai eu l'occasion de travailler.
7 Je prélèverai par conséquent, dans ce texte de 2006, quatre propositions qui me font réfléchir pour analyser l'activité des gestionnaires scolaires, gestionnaires que l'on peut qualifier de managers, en référence au « management ».
8 Il faut reconnaître que l'analyse du travail des gestionnaires n'est pas très développée en ergonomie. Elle a fait l'objet de contributions importantes, mais, jusqu'à peu, à la marge de la psychologie ergonomique. On peut comprendre que, historiquement parlant, l'ergonomie se soit rangée du côté des opérateurs, soumis à des contraintes visibles et non-visibles, contraintes portées, en partie, par le management. Les gestionnaires, représentants immédiats de l'organisation, peuvent donc faire figure d'obstacles à l'intervention ergonomique qui tente de soutenir le dialogue entre les objectifs de performance et la santé des opérateurs. Les gestionnaires de proximité sont évidemment classés dans la logique de la productivité. Ils sont le vis-à-vis avec qui il faut négocier, ceux dont on tente de modifier les représentations sur le travail (De Terssac, 1992), l'incarnation d'une régulation de contrôle qui limite une régulation autonome (Reynaud, 1989), ou des empêcheurs de travailler en « ligne droite » - en réponse aux défis du réel.
9 Leur statut nous semble avoir été, récemment, relativisé dans l'intervention ergonomique. Tout d'abord, il faut reconnaître que, sous un angle pragmatiste, aucune intervention ergonomique ne peut réussir si l'intervenant ergonome ne s'est pas associé les faveurs de la hiérarchie de proximité. Si l'ergonome est « toléré » par l'encadrement, il est fort à craindre que le couvercle retombe sur les opérateurs un fois que l'intervention se termine. Dans sa thèse de doctorat, Viau Guay (2009) illustre parfaitement ce conflit entre un ergonome et une gestionnaire qui ne comprend pas la finalité de l'intervention et s'oppose à ce que le mandat soit élargi pour adresser les vrais problèmes rencontrés par les travailleurs1. De contrainte pour l'intervention, le défi est de faire des gestionnaires une ressource et un levier pour une intervention réussie.
10 Le deuxième argument, en filigrane, me semble-t-il, est que les gestionnaires, les cadres intermédiaires et la hiérarchie de proximité sont aussi des travailleurs soumis à de fortes pressions, souffrant parfois du dilemme entre une loyauté exigée - presque identitaire - et une lucidité sur les dysfonctionnements et les difficultés rencontrées par les opérateurs. Cette reconnaissance des tiraillements vécus par les gestionnaires est d'ailleurs présente dans les travaux qui parlent d'un management empêché (Conjard, 2015; Detchessahar, 2019). Dans ces études, une critique directe est portée sur l'orientation du travail des gestionnaires vers les indicateurs de performance au détriment d'une sensibilité du travail réel. On pointe dans ces textes la possibilité d'un autre management - un management et une organisation du travail qui se définissent en soutien de l'activité des travailleurs.
11 Il y a donc un enjeu à s'intéresser plus précisément au travail des gestionnaires. Wisner (2017) mentionne que l'on devrait porter davantage d'attention à la prise de décision des cadres (activité cognitive) et aux verbalisations (communication). Cette proposition reste encore d'actualité : on trouve peu de travaux sur la prise de décision en situation (Journé et Raulet-Croset, 2012) et sur les communications des dirigeants. Ou, lorsqu'on le fait, c'est dans une perspective normative : comment un cadre devrait prendre des décisions et comment il devrait communiquer.
12 Pourtant, il existe un courant d'analyse du travail des gestionnaires dans les sciences de la gestion (Mintzberg, 2006; Tengblad, 2012). Ces travaux ont diffusé en administration de l'éducation. Il faut toutefois leur reconnaître une limite : l'identification des comportements visibles des gestionnaires débouche sur une catégorisation par rôles : rôles interpersonnels, rôles informationnels et rôles décisionnels. Ces rôles font en quelque sorte système : les contacts interpersonnels et les interactions humaines permettent de collecter de l'information signifiante pour nourrir la prise de décision et réaliser des arbitrages.
13 L'analyse en termes de rôles de gestion est bien connue dans les sciences administratives. On peut la prolonger avec l'analyse des tensions de rôles et la notion d'ambiguïté de rôles dans le domaine de la psychologie organisationnelle (Katz et Kahn, 1978). C'est ici que la lecture des textes de Jacques Leplat et celui sur la notion de régulation, en particulier, est revigorante. Elle nous conduit à analyser le travail des gestionnaires non pas comme des machines à prendre des décisions, mais comme des experts de la régulation. Les gestionnaires en général, et les cadres scolaires en particulier, sont des régulateurs. Mais, ce travail de régulation peut rencontrer des obstacles et être empêché. On pourrait alors parler de pathologies de la régulation qui peuvent affecter profondément la santé des gestionnaires. C'est ce fil conducteur que je vais dérouler en reprenant quatre affirmations prélevées dans le texte de Leplat (2006).
1. « La notion véhicule généralement l'idée de contrôle : quand on dit qu'un processus est régulé, on sous-entend, au moins, qu'il est contrôlé, organisé, même si on ne spécife pas comment »
14 L'une des quatre fonctions de gestion est le contrôle (Thiétart, 2022) - au côté de la planification, de l'organisation et de l'activation. Le plan stratégique étant fixé, les processus établis et les ressources attribuées et définies (notamment en clarifiant les responsabilités de chacun), la fonction d'une direction est de contrôler la mise en œuvre du plan. À titre d'illustration, la plupart des textes officiels attribuent comme mission première aux directions d'école de Suisse romande de s'assurer du bon fonctionnement des établissements de formation, autrement dit de s'assurer de la conformité aux normes de fonctionnements (procédures, règles, directives).
15 Un gestionnaire est souvent nommé par une direction générale afin de s'assurer que le milieu est bien organisé et que le fonctionnement est conforme aux normes et aux procédures. Ce gestionnaire supervise, accompagne et contrôle. Si besoin, il s'assure de l'implantation et du respect des nouvelles directives. La tâche est donc claire et les attentes formelles sont explicites, même si la direction générale n'indique pas comment contrôler ni comment réguler.
16 Dans ce cadre, un gestionnaire peut être tenté de pratiquer du micro-management pour s'assurer que toutes les opérations sont conformes aux règlements. Surveiller l'exécution des directives est une réponse légitime aux attentes de la hiérarchie, mais elle peut véhiculer un manque de confiance envers les professionnels. Un gestionnaire peut aussi contrôler et réguler les processus en fonction des résultats, en appliquant un management par objectif : il considère alors que les règles sont respectées et n'intervient que lorsque les résultats attendus ne sont pas atteints.
17 La notion de contrôle, à laquelle nous préférons celle d'évaluation - car probablement connotée moins négativement - devrait s'inscrire dans un état d'esprit d'amélioration continue. L'évaluation permet de dresser un état de la situation à un moment donné, de s'interroger sur les écarts observés (par rapport aux objectifs fixés), de susciter la réflexion et de mettre en œuvre des actions correctives (régulation) pour améliorer les processus, les pratiques et les comportements.
2. « La régulation du processus exige alors une correction du fonctionnement du processus qui est fonction de l'écart entre le résultat à atteindre et celui effectivement obtenu. »
18 La fonction de contrôle appelle à intervenir en cas d'écart constaté par rapport au fonctionnement prévu. En tant que supérieur hiérarchique, un cadre pourrait certes sanctionner en donnant des avertissements administratifs ou disciplinaires (et cela peut bien évidemment s'avérer nécessaire dans certaines situations). Mais nous partageons l'idée que la régulation doit avant tout s'inscrire dans un cadre qui promeut l'amélioration continue. La régulation relève par conséquent d'un état d'esprit, presque d'une philosophie, celle du développement. Les collaboratrices et collaborateurs ont
« un droit à l'erreur ». Il ne s'agit pas de punir, de sanctionner ou de clouer au pilori, mais de se projeter vers l'avenir : sur la base des informations véhiculées aujourd'hui par le dispositif de contrôle, comment le collectif et les individus peuvent-ils faire mieux demain? Cette orientation vers l'amélioration continue doit s'inscrire en conformité avec les qualités que nous avons évoquées plus haut et qui caractérisaient Jacques Leplat : respect et prudence.
19 Le gestionnaire peut ainsi accompagner les professionnels pour qu'ils soient capables de corriger d'eux-mêmes les écarts. À titre d'illustration, les communautés d'apprentissage professionnelles sont, dans les écoles, des espaces partagés par les différents professionnels qui interviennent sur des situations particulières d'élèves et d'apprentissage (DuFour et coll., 2019). En se basant sur des données objectives, ils contrôlent que les objectifs sont atteints. Dans le cas contraire, ils ajustent leurs dispositifs pédagogiques (autrement dit, ils agissent sur le processus d'enseignement) pour permettre une amélioration future.
20 Enfin, le gestionnaire peut inciter les professionnels à développer leurs compétences pour leur permettre de détecter et d'agir sur les écarts observés. Le développement des compétences est l'un des processus de gestion des ressources humaines, et l'un des processus-clés des organisations apprenantes (Emery et coll., 2024). Les pratiques de développement des compétences sont variées. Parmi elles, relevons les formations en salle (sur catalogue), les formations au poste de travail (personnalisées), les formations « action », les formations outdoor, le coaching, les revues par les pairs ou encore les analyses comparatives de best practices.
3. « La boucle de régulation ou feedback transmet au comparateur les informations sur les résultats du fonctionnement du dispositif »
21 Les boucles de régulation sont bien connues dans les systèmes de gestion de la qualité. Orientée vers l'amélioration continue, la « roue de Deming » (Deming, 1996) est, à titre d'illustration, un modèle qui s'inscrit dans les fonctions du management (Thiétart, 2022) pour articuler le cycle de gestion autour de quatre étapes : planifier (plan), déployer (do), évaluer (check) et ajuster (act). Ce modèle va au-delà de l'évaluation : il propose d'ajuster les dispositifs existants en fonction des résultats de l'évaluation, pour permettre à ces dispositifs d'évoluer et de s'améliorer.
22 L'amélioration des dispositifs (« ajuster ») s'appuie sur une évaluation des résultats (ou de la performance) produits. Dans le secteur public de manière générale et dans l'administration scolaire en particulier, le triangle de la performance (Gibert, 1980) propose trois dimensions : efficacité, efficience et pertinence. Les résultats d'un dispositif devraient par conséquent être jaugés selon ces trois dimensions. L'efficacité correspond au degré d'atteinte des objectifs fixés. Elle permet d'établir un lien entre les objectifs fixés et les résultats effectivement obtenus. L'efficience est le rapport entre les ressources consommées et les résultats obtenus. Et la notion de pertinence mesure le degré d'adéquation entre les ressources à disposition (quantitativement et qualitativement) et les objectifs à atteindre. Cette pertinence peut être mesurée objectivement et subjectivement : elle peut reposer sur des enquêtes de satisfaction qui tiennent compte des perceptions des premiers acteurs concernés, les travailleurs. L performance ne peut donc se mesurer seulement objectivement, mais elle doit tenir compte de la signification qu'ont les ressources proposées pour les travailleuses et les travailleurs.
23 Pourtant, dans la pratique, nous observons que les indicateurs de gestion renseignant sur la dimension de l'efficacité sont souvent surreprésentés dans les dispositifs d'évaluation, au détriment des dimensions d'efficience et de pertinence. Cela est malheureux pour au moins deux raisons. D'une part, le pilotage de l'action publique ne peut pas ignorer les contraintes à respecter, notamment les ressources à disposition. Un objectif ne doit pas être atteint « à tout prix »; son degré d'atteinte doit, en revanche, être maximisé compte tenu des ressources à disposition. D'autre part, une focalisation sur la dimension de l'efficacité déséquilibre l'évaluation (en faveur de cette dimension) en omettant d'autres éléments d'information nécessaires au pilotage, par exemple les facteurs-clés de succès pour favoriser la performance.
24 Ne pas considérer l'efficience revient à ne pas s'intéresser au ratio « extrant / intrant », autrement dit au coût par prestation. L'efficacité renseigne les gestionnaires sur le degré d'atteinte de l'objectif, mais elle ne dit rien sur la quantité et la qualité de ressources nécessaires pour fournir les prestations. Viser une efficacité maximale (au détriment d'une efficience optimale) peut ainsi conduire à prendre des décisions erronées, car une amélioration des résultats serait alors poursuivie « quel qu'en soit le coût », notamment humain. On rejoint ici l'ergonomie : l'efficacité ne doit pas se faire au détriment de l'utilisation des ressources. Peut-on appeler performante une organisation qui atteindrait ses cibles avec un roulement du personnel, un taux d'absentéisme élevé et des arrêts maladie à rallonge? Ce n'est pas ma position ni celle d'une gestion qui n'est pas aveuglée par une performance « étriquée », réduite à la mesure des résultats. Il y a gestion et gestion : il n'est pas écrit dans le cahier des charges du gestionnaire de se détourner de l'humain. Au contraire.
25 Enfin, ne pas considérer la pertinence revient à ne pas s'interroger sur l'adéquation et la perception des ressources à disposition pour atteindre les objectifs fixés. À titre d'illustration, les établissements d'enseignement font régulièrement face à de nouveaux enjeux. Actuellement, la dématérialisation des processus (par exemple l'enseignement numérique, mais pas uniquement) et l'inclusion des élèves à besoins particuliers constituent des défis que les écoles doivent relever. Les ressources dont elles disposent sont-elles adaptées, quantitativement et qualitativement - pensons par exemple aux compétences du personnel enseignant - pour atteindre les objectifs assignés à ces deux domaines? Dans ce cas, quelles formations et nouvelles ressources offrir au personnel pour relever ces nouveaux défis? Le choix des ressources est une responsabilité du gestionnaire : il se doit de les réfléchir et de les offrir plutôt que de se réfugier derrière un « débrouillez-vous ». Si l'organisation ne peut offrir ces ressources, il est normal qu'elle se tourne vers l'extérieur pour les identifier. Toutefois, ces ressources expertes, qu'elles proviennent de l'université ou d'un consultant, doivent être adaptées au contexte de l'organisation et être en lien avec les préoccupations des travailleurs et des travailleuses. Un gestionnaire ne peut pas imaginer être le seul à juger de la pertinence des ressources : elles doivent être choisies et réfléchies avec le personnel. La dimension de la pertinence invite précisément les gestionnaires à s'interroger sur le degré d'adéquation contextuel et subjective des ressources existantes pour atteindre les objectifs.
4. « De nombreuses sources d'information peuvent être prélevées sur un dispositif en fonctionnement et intégrées à des boucles de régulation exploitables pour l'amélioration du fonctionnement de ce dispositif et la prévention des erreurs. »
26 Les informations sont véhiculées dans des indicateurs de gestion (ou de pilotage). Ces indicateurs sont quant à eux réunis dans des ensembles structurés et cohérents appelés tableaux de bord (Kaplan et Norton, 2005; Voyer, 2011; Gibert, 2009). Ces tableaux de bord présentent plusieurs avantages, notamment celui d'équilibrer les informations dans plusieurs dimensions dédiées à la performance (efficacité, efficience, pertinence) ou encore celui de permettre la synthèse des informations de manière « ergonomique » - un « bon » tableau de bord devrait tenir sur une seule « vue » (une page, une diapositive ou un écran) pour que le gestionnaire puisse embrasser toutes les informations pertinentes d'un seul coup d'œil. Le pilotage à l'aide d'indicateurs de gestion permet de fonder la prise de décision sur une base aussi objective que possible. En ce sens, il permet de réduire le risque.
27 Un indicateur est associé à une cible (à atteindre). L'évaluation permet de mesurer le degré d'atteinte effectif de l'objectif par rapport à cette cible. Le « pilotage aux instruments » (autrement dit, à l'aide d'indicateurs) s'accompagne d'un « rendre compte » qui s'inscrit, comme nous l'avons évoqué plus haut, dans un état d'esprit d'amélioration continue. La cible existe pour fixer les attentes : elle implique que le management prenne les actions nécessaires pour œuvrer en faveur de la cible. Mais la cible ne devrait pas générer une pression déraisonnable sur les gestionnaires et les opérateurs. Manquer la cible n'est pas un drame. L'existence d'un écart permet de mettre en évidence les raisons qui expliquent la non-atteinte de l'objectif. Les informations véhiculées par les indicateurs de gestion constituent par conséquent une base de discussion pour améliorer les processus, les pratiques et les comportements.
28 Les indicateurs sont des condensés d'informations. Certains d'entre eux simplifient une réalité complexe. Les informations qu'ils véhiculent constituent cependant une base solide pour démarrer une réflexion. Cette réflexion peut toutefois être complétée par d'autres sources d'informations, plus subjectives, pour nuancer le diagnostic. Dans tous les cas, elle débouche sur la mise en œuvre de mesures correctives pour améliorer la situation. Relevons que ces mesures peuvent être anticipées dans les descriptifs des indicateurs : chaque indicateur devrait ainsi prévoir, ex ante, un certain nombre de mesures à activer dans le cas où la cible ne serait pas atteinte. Ainsi, lorsqu'un indicateur est dans « le rouge », les gestionnaires ne perdent pas un temps précieux à identifier les mesures correctives nécessaires, puisque ces dernières ont déjà été prévues par anticipation. Elles n'ont plus qu'à être actionnées, mises en œuvre. La régulation gagne ainsi en réactivité.
29 Parmi ces indicateurs, les gestionnaires avec qui je travaille accordent une place centrale à la mesure du climat de travail et du bien-être. On ne peut pas se contenter d'un « comment ça va » ou d'une impression générale perçue lors d'une assemblée générale. Prendre au sérieux la santé du personnel, c'est être capable de la mesurer. Ces indicateurs engagent la responsabilité des gestionnaires qui doivent corriger la situation en accordant autant d'importance à remédier au mal-être au travail qu'au résultats chiffrés. Ils sont liés d'ailleurs : comment un milieu de travail « malade » pourrait atteindre des résultats ambitieux? La qualité des services passe évidemment par la qualité de vie au travail. La mesure du bien-être est un instrument incontournable du pilotage d'une organisation. Pourtant, il faut le constater : quels sont les milieux professionnels qui le mesurent - au-delà de se prévaloir d'un dispositif de soutien dont l'efficacité n'est jamais mesurée? A mon avis, il s'agit d'une lacune qui n'est pas acceptable du point de vue de la gestion.
Des pistes d'analyse à poursuivre
30 Je suis parti du constat que les gestionnaires et en particulier les cadres de proximités sont des « régulateurs », à la fois de l'activité d'autrui et du fonctionnement d'un service ou d'une entreprise. Leur responsabilité est d'être capables de lire leur environnement pour remédier à des incidents de fonctionnements, adapter l'organisation à des imprévus ou soutenir le personnel qui rencontre des difficultés pour remplir les mandats qui leur sont confiés. L'analyse du travail des cadres gagnerait à s'appuyer davantage sur le concept de régulation pour rendre compte de la complexité de cette activité. En nous appuyant sur le texte de Jacques Leplat paru en 2006 dans PISTES, j'ai mis en évidence quatre idées fortes pour soutenir cette analyse :
31 1. La régulation renvoie au contrôle (ou à l'évaluation). Un processus régulé est un processus dont les effets ou impacts sont mesurés. La régulation s'accompagne par conséquent d'un dispositif d'évaluation.
32 2. La régulation s'appuie sur l'identification d'écarts. Une boucle de régulation transmet aux gestionnaires les informations sur les dimensions de la performance, soit l'efficacité (lien entre objectifs et résultats), l'efficience (lien entre ressources et résultats) et la pertinence (lien entre ressources et objectifs).
33 3. La mesure des écarts n'indique pas (encore) comment agir pour améliorer le réel. Elle amène en revanche à s'interroger sur les causes des écarts et à identifier les mesures correctives pour améliorer soit des dispositifs, soit le soutien aux activités professionnelles.
34 4. La régulation repose sur un accès à l'information (objective). Plusieurs sources d'information complémentaires sont mobilisées pour aider les équipes de direction à prendre les (bonnes) décisions, à prévenir les erreurs et à réduire le risque. Ces sources doivent être partagées avec le personnel.
35 Trois propositions découlent, selon moi, de ces quatre idées.
36 La première proposition consiste à sélectionner tout ou partie des indicateurs de manière participative (Huguenin et Solaux, 2017). Différentes méthodes existent pour intégrer les équipes dans le choix des indicateurs (Huguenin et Bassin, 2021). Des indicateurs validés (par les équipes) contribuent à la responsabilisation et au développement de la capacité d'agir des collaboratrices et collaborateurs, souvent parce que ces derniers veillent à retenir des indicateurs qui ont du sens pour elles et eux, en fonction du contexte, et pour lesquels elles et ils disposent d'une marge de manœuvre.
37 Par ailleurs et enfin, un dispositif de régulation, nous l'avons évoqué, s'appuie sur un ensemble structuré et cohérent d'indicateurs de gestion. Ces indicateurs ne sont pas que des instruments de conformité à des attentes de résultats. Ils permettent aussi d soutenir l'activité professionnelle en renseignant sur la réalité vécue des pratiques. Le dispositif de régulation contribue par conséquent à alimenter la reconnaissance individuelle et collective en rendant visible le travail tel qu'il est réalisé, entre ressources et contraintes, entre possible et impossible.
38 La troisième est que si l'on souhaite améliorer la capacité des cadres à soutenir les travailleurs et travailleuses, il est important d'améliorer leur capacité à réguler les situations tant du point de vue de l'efficacité, de l'efficience, de la pertinence que de la santé des travailleuses et des travailleurs. Pour que le système de régulation, sur la tâche et sur l'activité, telle que présentée dans le modèle de la double régulation (Leplat, 2006), soit en équilibre dynamique, il est important de définir des indicateurs adaptés et respectueux des caractéristiques des milieux. En ce sens, le texte de Leplat sur la régulation conserve une profonde actualité et pose les fondations d'une œuvre à poursuivre.
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NOTES
1. « J'étais déjà allé et c'était un peu comme ça aussi. Les intentions (de l'employeur) ne sont pas claires. Même si j'ai essayé (de les clarifier avec la préventionniste), j'ai dit « Bon, on va préciser le mandat, je vous propose ça, c'est-tu correct? Ça correspond-tu...? ». Oui, oui. (inaudible) (...) J'aurais peut-être dû préciser avec la chef de service aussi. » (03-04-06_2;0 :32 :50) (Viau-Guay, 2009, p. 191)
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1 Les économistes indépendants, Chercheur associé de LEForCaS, Université de Genève