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La convocation de la musique de Beethoven est multiple au coeur du cinéma de Jean-Luc Godard. Plus singulièrement, les quatuors à cordes en sont la forme insistante, la compagne des processus à l'oeuvre dans Une femme mariée, Deux ou trois choses que je sais d'elle (1966), Prénom Carmen et Liberté et patrie (2002)1. Les quatuors de Beethoven dont la vitalité nait de tensions dramatiques sont faits de moments douloureux et échevelés, sombres et légers. Ils alternent et combinent des mouvements âpres et joyeux, des thèmes uniquement rythmiques avec des enchaînements mélodiques aérés. Fugues, variations, galants menuets - formes anciennes lorsque Beethoven écrit ses quatuors - prennent place librement dans des compositions inédites, dont la modernité gracieuse nait de contrastes vifs. Les voix des instruments (celles distinctes de deux violons, d'un alto et d'un violoncelle) se contredisent, se suspendent ou se répondent pour s'accorder ou se ressaisir in extremis en des codas furtives. Une femme mariée ne laisse pas les quatuors advenir dans l'intégralité de leurs mouvements mais redouble finalement, par les interruptions, leur morcellement originel2. Prénom Carmen au contraire déploie les mouvements plus longuement. À l'assombrissement du monde s'adosse une présence plus importante, plus nécessaire peut-être, de la musique de Beethoven selon trois modalités sensibles : la musique elle-même, un quatuor de musiciens en répétitions et des citations des Carnets intimes du compositeur.
La polyphonie des quatuors est leçon de composition pour la pensée ainsi que pour le montage, tous deux régis par une poétique de la correspondance1. Les quatuors sont un modèle de synthèse disjonctive. Par-delà la fragmentation, Une femme mariée construit une pensée de l'amour au moment même d'une séparation. Prénom Carmen offre une compréhension du tragique de l'amour, après la séparation. Les interventions de la musique de chambre induisent une renaissance, sous-tendentune promesse de consistance qui prend corps progressivement, au gré d'une combinatoire dialectique d'harmonies et de heurts, ouvrant sur une lumière finale, crépusculaire, absorbant le désordre et la douleur, et irradiant la possibilité d'un accord profond entre les êtres (Une femme mariée) ou entre les êtres et le monde (Prénom Carmen).
Une femme mariée (fragments d'un film tourné en 1964) : les quatuors et la pensée de l'amour
Par le croisement du motif vaudevillesque du triangle amoureux et du genre...