Résumé Quelle signification peut on attribuer à la célèbre nouvelle de Balzac, Le chef d'oeuvre inconnu, dans laquelle l'écrivain tente de théoriser littérairement les grands problèmes de la création artistique, tels qu'il les vit quotidiennement? Le sens qu'il a voulu consciemment lui donner est assez clair: il veut parler à la fois de l'incertitude propre à l'artiste, qui ne sait jamais quand il améliore son oeuvre et quand il la dégrade, du rapport entre la nature et l'art, qui n'atteint la vérité qu'en renonçant à l'exactitude, et de la difficulté de concilier une vie affective authentique avec une vocation artistique qui s'appuie sur l'observation froide et lucide. Mais Le chef d'oeuvre inconnu prend aussi pour nous, qui avons connu l'aventure de l'art moderne, une signification involontaire et inattendue que Balzac ne pouvait pas soupçonner: avec le recul, nous pouvons nous demander si Frenhofer n'est pas au fond l'inventeur de l'art abstrait, et le promoteur d'une esthétique radicale et perfectionniste, qui tenterait d'atteindre l'absolu à travers la destruction de l'idée traditionnelle même de l'art. A bien des égards il peut être perçu en tout cas comme un précurseur de Mallarmé, de Malevitch, et de l'anti-art des années 1960.
Keywords: création artistique, l'art moderne, l'art abstrait
Partons de la question: qui est au fond le mieux placé pour parler de l'activité artistique? Le premier candidat auquel on pense est évidemment l'artiste lui-même. Mais, comme le fait déjà remarquer Socrate dans son Apologie, les artistes et les poètes sont rarement capables de dire comment et pourquoi ils créent, et leurs discours sur leurs oeuvres sont souvent emphatiques et confus. Faut-il interroger alors le philosophe, comme c'est sans doute la conviction de Platon? Les pages que ce dernier consacre à Homère dans La République suggèrent pourtant qu'un fossé sépare peut-être le regard que le philosophe pose sur le monde du regard de l'artiste. Le premier valorise spontanément la recherche de la vérité (atteinte par la pensée conceptuelle au prix d'une répudiation du sensible) et celle de la vertu morale, et il ne peut donc vraiment comprendre une activité qui produit au contraire délibérément de beaux mensonges, qui choisit l'irréel contre le réel et tente de produire des formes sensibles visant à donner l'illusion de la vie et s'efforçant de séduire et d'émouvoir. Même quand, surmontant les préventions de Platon, le philosophe en vient à faire l'éloge de l'art, comme c'est devenu fréquemment le cas à partir du XIX° siècle, il n'est pas sûr qu'il ne continue pas à le méconnaÎtre, en lui attribuant une vocation qui n'est pas vraiment la sienne: que de philosophes romantiques de l'art, de Schopenhauer à Heidegger, cherchent à le penser encore en termes de vérité et lui demandent de dévoiler des aspects de la réalité auxquels la connaissance rationnelle ne peut avoir selon eux accès! Il est en tout cas douteux que le philosophe ait vraiment une idée précise des difficultés spécifiques de la création et des inquiétudes qu'elle fait naÎtre - sauf lorsqu'il conçoit, ce qui arrive aujourd'hui plus souvent qu'on ne le croit, l'activité philosophique elle-même comme une forme particulière de l'activité artistique. Sans doute faut-il se tourner alors, pour tenir un discours valable sur l'art, vers d'autres prétendants: par exemple aujourd'hui, dans une culture qui fait volontiers de la connaissance scientifique une valeur majeure, vers l'historien d'art, qui se réclame effectivement d'une approche objective et documentée des oeuvres et des styles, ou encore vers le critique, qui choisit lui de décrire l'effet produit par l'oeuvre sur le spectateur, et assume la tâche de juger, de façon subjective et pourtant argumentée, de sa valeur. Ne peut-on pas aussi se demander si l'un des plus qualifiés de ces prétendants ne serait pas l'écrivain, qui a l'avantage de se situer des deux côtés à la fois: d'être en même temps un homme de discours et de pensée, et un artiste qui connaÎt directement de l'intérieur les incertitudes de la création? N'est-ce pas en particulier chez les romanciers et les dramaturges du XIX° et du XX° siècle qu'on trouvera souvent les réflexions les plus profondes sur les paradoxes et les vertiges de l'entreprise artistique - dont leur propre activité, qu'ils théorisent à cette occasion, constitue un cas particulier. Les exemples de textes littéraires majeurs sur l'art sont nombreux: du Mozart et Salieri de Pouchkine à L'oeuvre de Zola, du Docteur Faustus de Thomas Mann à Narcisse et Goldmund de Hesse, de L'Image dans le tapis de James à Contrepoint d'Huxley, du Jonas de Camus à La Tour d'ébène de Fowles ou à Arts de Y. Reza, sans oublier bien sûr le plus achevé et le plus célèbre: celui de la Recherche du temps perdu, qui est d'une certaine façon l'histoire de sa propre élaboration - le récit des expériences qui ont amené le narrateur à comprendre qu'il pouvait récupérer sa vie en en faisant la matière d'un livre qui aurait pour thème central le temps. Infiniment plus bref mais non moins fameux est le récit de Balzac intitulé Le chef d'oeuvre inconnu, à l'interprétation duquel on voudrait consacrer les quelques pages qui suivent.
Il est superflu de rappeler les détails de cette nouvelle que Balzac a publiée en 1832. Elle confronte, on le sait, le jeune Nicolas Poussin, à l'orée de sa carrière, à un vieux peintre au visage habité et inquiétant, Frenhofer, qui méprise les succès faciles que lui vaudrait un talent reconnu, et se consacre dans la solitude depuis des années à l'achèvement d'un chef d'oeuvre absolu, La belle noiseuse, qu'il cache aux regards de tous au fond de son atelier. Quand, brûlant de curiosité, Poussin et son aÎné Porbus parviennent au bout de plusieurs mois à fléchir le vieil artiste - le premier payant cette satisfaction au prix fort, en offrant en échange sa maÎtresse comme modèle à Frenhofer -, ils ne découvrent à leur stupeur sur le tableau mille fois retravaillé, qu'un amas de "couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres": de ce chaos émerge seulement dans un coin un pied d'une admirable perfection qui est comme un "fragment échappé à une incroyable, une lente et progressive destruction" (Balzac 1960, 58). En voyant la déception de ses visiteurs, Frenhofer comprend qu'il s'est fourvoyé, qu'il a travaillé dix ans pur rien: dans la nuit qui suit il brûle tous ses tableaux, et le lendemain matin on le retrouve mort dans sa chambre.
Frenhofer, on le comprend, a bien atteint à un moment la perfection qu'il cherchait, mais il ne s'en est pas aperçu, et il a détruit son tableau en voulant sans cesse l'améliorer. Le premier thème de la nouvelle, c'est donc cette incertitude essentielle à l'activité artistique, qui tient à ce que le créateur ne dispose pas de critères lui permettant de savoir s'il progresse ou s'il s'éloigne de son but, si ce qu'il produit est vraiment chargé de signification et riche d'émotion, ou s'il s'agit simplement de formes vides de sens et d'une gesticulation absurde. Cette absence de critère distingue l'artiste du technicien qui, lui, peut vérifier par lui-même la solidité de ses constructions: c'est que l'oeuvre produite par le premier est un objet étrange qui n'acquiert sa valeur et son sens que par le regard d'autrui, et qu'il n'est précisément pas possible à son auteur de la voir de l'extérieur. Comme l'a dit Sartre: "même s'il apparaÎt aux autres comme définitif, l'objet nous semble (à nous les artistes) toujours en sursis: nous pouvons toujours changer cette ligne, cette teinte, ce mot; ainsi ne s'impose-t-il jamais. Un peintre apprenti demandait à son maÎtre: quand dois-je considérer que mon tableau est fini? Et le maÎtre répondit: quand tu pourras le regarder avec surprise en te disant: c'est moi qui ai fait cela. Autant dire jamais: car cela reviendrait à considérer son oeuvre avec les yeux d'un autre et à dévoiler ce qu'on a créé" (Sartre 1964, 90).
On dira que le plaisir du public est un signe infaillible de réussite. Et de fait il faut reconnaÎtre que l'incertitude dont il est ici question est inconnue des esthétiques classiques pour qui la valeur d'une oeuvre se détermine objectivement, à partir de la conjonction de ces deux critères que sont le respect des règles du beau et le plaisir des élites cultivées. A l'époque où Frenhofer est supposé peindre, l'idée d'un chef d'oeuvre incompris était elle-même inintelligible. Mais ce n'est plus vrai à celle de Balzac: on y a déjà trop le sens historique pour ignorer que les canons de la beauté varient et qu'il n'en est donc pas d'universellement valables; et on y perçoit en outre clairement que l'artiste n'est pas tant celui qui respecte des règles objectives que celui qui invente un monde qui ne ressemble à aucun autre - et dont il définit lui-même les règles de production. Surtout on a pris conscience que le seul jugement important est celui de la postérité: à court terme le public se trompe souvent, se laisse séduire par des oeuvres superficielles et ne pénètre que lentement dans les oeuvres les plus exigeantes. Il faut donc lui demander de faire effort pour comprendre, et attendre: "ça leur plaira plus tard" répond Beethoven à Schuppanzigh qui lui fait part de l'insuccès d'un de ses derniers quatuors, tandis que Stendhal affirme de son côté en 1835: "je mets un billet à la loterie dont le gros lot se réduit à ceci: être lu en 1935". En attendant que l'Histoire finisse par lui rendre justice, c'est souvent pour l'artiste novateur la solitude, et la nécessité de se raccrocher à son intime conviction. Pour se protéger de l'angoisse, certains cultivent un dogmatisme défensif, qui leur permet de progresser malgré le scepticisme environnant. Pierre Boulez, leader de l'avant-garde musicale française après 1950, le reconnait: "Lorsqu'il est enfoncé dans l'oeuvre en devenir, il n'y a aucun doute que le compositeur se forge lui-même une psychologie d'infaillibilité à court terme; sans cette boussole provisoire - j'ai absolument raison- il hésiterait à s'aventurer sur des terres vierges. Ce réflexe est un réflexe sain, il lui permettra de venir à bout du périple imprévu qu'il doit accomplir avant d'achever son travail" (Boulez 1963, 16). Mais si la réaction négative du public se prolonge, il est difficile à l'artiste incompris de ne pas être gagné par le doute, surtout s'il est moins doué pour le dogmatisme que l'auteur du Marteau sans maÎtre: face à l'insuccès et à la misère matérielle, certains s'enfoncent dans la dépression, jusqu'à voir, comme le montre par exemple le cas de Van Gogh, leur équilibre psychique s'effondrer.
Analysé de façon plus précise, l'échec de Frenhofer semble dû à la fois à la surabondance de ses idées, qui se sont neutralisées les unes les autres sur sa toile, et à sa volonté démesurément ambitieuse de réaliser une oeuvre absolument parfaite, qui l'a amené à mépriser la réussite qu'il pouvait atteindre, et à vouloir aller toujours plus loin. En dernier ressort son drame est bien, comme Balzac lui-même l'a écrit à Madame Hanska en 1837 celui "de l'oeuvre tuée par la trop grande abondance du principe créateur". Frenhofer a d'ailleurs son symétrique dans l'ordre musical avec un autre personnage de Balzac, Gambara, autre surdoué dont la pensée est trop riche pour parvenir à se réaliser sous une forme sensible: "ma musique est belle, reconnaÎt ce compositeur rejeté par le public, mais quand la musique passe de la sensation à l'idée, elle ne peut avoir que des gens de génie pour auditeurs, car eux seuls ont la puissance de la développer. Mon malheur est d'avoir écouté les concerts des anges et d'avoir cru que les hommes pouvaient les comprendre ". Dans cette idée d'un échec provoqué par la surabondance des dons et l'excès d'ambition, on retrouve l'écho de deux thèmes essentiels de la pensée romantique. D'abord celui de la dénaturation de l'être humain, privé de régulation instinctive ou intuitive, et dont les forces créatrices peuvent dans certains cas se retourner contre elles-mêmes, engendrant du chaos et de la destruction au lieu de l'ordre et de la beauté. Nietzsche, qui est bien placé pour savoir combien est faible la distance qui sépare le génie de la folie, analysera longuement dans La Généalogie de la morale ce retournement vers l'intérieur de forces destinées initialement à s'exprimer à l'extérieur, qui fait de l'homme un animal malade et névrotique - mais qui même dans sa maladie reste plus intéressant et plus créatif qu'un organisme sain. L'autre grand thème romantique évoqué par Le Chef d'oeuvre inconnu est celui de la quête de l'absolu, dont la nécessité est inscrite dans le coeur d'un être que rien de fini ne peut satisfaire, mais qui le conduit inévitablement à un échec dramatique et grandiose. Balzac n'a cessé luimême de le traiter de toutes les manières possibles: on pense bien sûr d'abord à Balthazar Claes, qui se lance à la poursuite du secret de la matière et y ruine sa famille - il finit par prononcer le mot eurêka, mais c'est sur son lit de mort, et il s'éteint l'instant d'après -, à Louis Lambert, ce jeune prodige qui rêve la synthèse philosophique totale, mais qui sombre dans la folie avant de pouvoir la livrer, et aussi à tous ceux qui illustrent ce motif essentiel de la Comédie humaine qu'est d'après Albert Béguin "la consommation de l'énergie vitale par tous les usages qui en sont faits et particulièrement par la vie de l'esprit". Bien entendu, l'obsession de l'absolu est particulièrement intense dans le domaine de l'art, où l'homme échappe à la pression de la réalité extérieure et tente de créer un monde imaginaire dont il soit le seul démiurge: le sens de la relativité de toute entreprise humaine disparaÎt chez ceux qui se mettent à rêver de beauté pure, ou qui demandent à l'art de nous dévoiler l'essence ultime des choses. Le contraste est malheureusement souvent immense entre l'ambition démesurée qui les habite et la médiocrité objective des oeuvres qu'elle les amène à produire.
Il ne s'agit pourtant pas pour Balzac de dire trop vite qu'il y a un échec inévitable de l'art (en tout cas certainement pas un échec total). Bien au contraire: Le Chef d'oeuvre inconnu, qui est pour lui l'occasion de formuler son credo esthétique, suggère indirectement les moyens d'éviter les naufrages où se sont perdus tant de ses confrères. De ce credo, le premier principe, qui vaut non seulement dans le domaine de la peinture - Balzac, ami de Delacroix, adopte un point de vue très proche du sien- mais dans celui du roman réaliste, est, il est vrai, relativement banal: il pose que si la nature est pour l'artiste un point de départ indépassable, elle doit tout de même être transfigurée. "La mission du peintre, déclare Frenhofer, n'est pas de copier la nature mais de l'exprimer. Tu n'es pas un copiste mais un poète (...) Autrement le moulage serait la meilleure des sculptures" (Balzac 1960, 30). "Ce ne sont pas les apparences des choses qu'il faut saisir, mais l'esprit, l'âme, la physionomie des choses et des êtres". En fait même, la nature n'est qu'un prétexte, et l'art qui en extrait la vérité est une activité spirituelle: "la forme est un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie". Ce qui est sûr, c'est que la réussite en ce domaine est liée à la cohérence et à l'unité des options adoptées: l'erreur et l'échec résultent du syncrétisme, de l'hésitation non dominée entre des options rivales, de l'incapacité à choisir, c'est-à-dire à sacrifier une possibilité pour en affirmer plus fortement une autre. Quand Frenhofer fait la critique du tableau de Porbus, son reproche fondamental est précisément: "tu as flotté indécis entre deux systèmes".
Frenhofer commet lui-même cependant aux yeux de Balzac une erreur encore plus grave que celle de Porbus: il oublie le second principe fondamental de l'art, qui est d'être une activité et non une rêverie sur l'oeuvre idéale. Insatiable discoureur et commentateur des ses propres projets, il laisse un fossé se creuser toujours plus profondément entre ses intentions et les réalisations qui leur correspondent. Il méconnaÎt cette règle essentielle que Porbus ne se prive pas de rappeler à Poussin: "travaillez, le peintre ne doit méditer que les brosses à la main". Cette règle, Alain, grand lecteur de Balzac, la précise en termes vigoureux: "le grand secret des arts et aussi le plus caché, c'est que l'homme n'invente qu'autant qu'il fait et qu'autant qu'il perçoit ce qu'il fait. Par exemple, le potier invente quand il fait; et ce qui lui apparaÎt plaisant dans ce qu'il fait, il le continue. Le chanteur aussi. Et celui qui dessine aussi. Au contraire ceux qui portent un grand projet dans leur rêverie seulement et qui attendent qu'il s'achève dans la pensée seulement ne font jamais rien. L'écrivain aussi est soumis à cette loi de n'inventer que ce qu'il écrit" (Alain 1926, I.6).
En outre, à force de spéculer sur les principes de son art, Frenhofer a perdu l'innocence et la spontanéité qui sont indispensables à l'exercice de ce dernier. Le doute l'a peu à peu envahi: "il a profondément médité sur les couleurs sur la vérité absolue de la ligne; mais à force de recherches il en est arrivé à douter de l'objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir il prétend que le dessin n'existe pas". Chez lui, "le raisonnement et la poésie se sont mis à se quereller avec les brosses", créant blocage et paralysie (Balzac 1960, 43). Peut-être aussi, selon Porbus, a-t-il le malheur d'être trop riche, et de n'avoir pas besoin de vendre ses toiles pour subvenir à ses besoins: moins aisé il n'eût pu se permettre le luxe de spéculer sans fin, et eut été contraint de produire, sans se laisser prendre au vertige de l'oeuvre unique et parfaite. Balzac, qui a travaillé frénétiquement toute sa vie pour rembourser ses dettes, est ici bien placé pour témoigner du caractère stimulant des contraintes matérielles, qui forcent à donner le meilleur de soi sans se poser de questions. C'est au point qu'on se demande parfois en lisant ses biographies s'il ne cherchait pas à se mettre délibérément dans les situations financières les plus inconfortables, jetant l'argent par les fenêtres dès qu'il parvenait à se renflouer, parce qu'il sentait inconsciemment qu'il ne pouvait créer que sous l'aiguillon du besoin.
Par-dessus tout, Frenhofer est un misanthrope, qui s'est enfermé dans sa solitude en se fermant aux autres, et qui a oublié qu'on ne crée que pour communiquer. Son rapport à son tableau - une d'oeuvre qui est devenue comme la toile de Pénélope, et qu'il ne désire pas vraiment achever - est devenu à la fois autistique et idolâtre, et il se révolte à l'idée de le dévoiler à d'autres que lui. La belle noiseuse n'est plus pour lui "une toile, c'est une femme": "(lui) faire supporter le regard d'un homme, d'un jeune homme, d'un peintre? Non, non je tuerais le lendemain celui qui l'aurait souillée d'un regard". Comment s'étonner que ce tête à tête narcissique avec son tableau l'ait conduit au bord de la folie, et qu'il soit incapable de distinguer ce qu'il a rêvé et ce qu'il a réellement fait ? Son exemple permet en tout cas à Balzac de définir en creux les conditions d'une créativité authentique. Tout en refusant de se contenter d'un succès de facilité, l'artiste doit prendre garde à ne pas se laisser pour autant prendre au fantasme mortifère de l'oeuvre parfaite. Il sait qu'il faut beaucoup essayer pour quelquefois réussir, et que celui qui ne prend pas le risque de l'échec ne peut jamais progresser; il est conscient que la beauté n'est pas une mais multiforme, et que chaque oeuvre
doit avoir sa manière à elle de l'incarner; il produit donc beaucoup, et relativement vite, en faisant confiance à son inspiration en même temps qu'à son métier, sans trop multiplier les retouches (la facilité avec laquelle on écrit est souvent le signe qu'on sait ce qu'on veut dire, et en règle générale la création prend moins de temps que l'interprétation et l'exégèse). Et surtout, même s'il part de ses propres fantasmes pour tenter de les extérioriser, il est toujours prioritairement mû par le souci d'atteindre les autres: comme l'a dit Sartre, au principe de toute création authentique, il y a un don, un mouvement de générosité. Il est vrai qu'il ne suffit pas de produire beaucoup et avec métier pour dire quelque chose d'important: mais il n'y a pas d'incompatibilité. Au milieu d'un grand nombre d'artisans appliqués surgit parfois, parlant le même langage et avec les mêmes objectifs apparents, un génie véritable, qui transfigure les stéréotypes de son temps: un Mozart parmi des Salieri, un Balzac parmi des Ponson du Terrail. L'auteur du Père Goriot n'affecte en tout cas pas la fausse modestie sur la réussite de son oeuvre, il sait ce qu'il a réussi à créer à force de travail forcené et en faisant confiance à ses fabuleuses capacités d'imagination: à mon époque, déclare-t-il, "quatre hommes auront eu une vie immense: Napoléon, Cuvier, O'Connell, et moi: moi j'aurai porté une société tout entière dans ma tête". Autant dire qu'il n'y a pas à ses yeux sur l'entreprise artistique de fatalité de l'échec.
Ou plutôt s'il y en a une, elle se situe à un autre niveau, celui des rapports entre l'art et la vie. Après tout, c'est une des significations premières du Chef d'oeuvre inconnu, qui en même temps que l'échec de Frenhofer, raconte celui du couple que formaient le jeune Poussin et sa charmante amie Gillette, qui ne lui pardonnera pas de l'avoir contrainte à se déshabiller devant le vieil illuminé - "je t'aime et je te hais déjà" lui dit-elle avant de le quitter. C'est que la passion artistique est une passion dévorante, qui tend à ne laisser qu'une place secondaire aux autres sentiments. Poussin a beau tenter de se répéter par moments "je ne suis pas peintre, je suis amoureux", il se laisse en fait vite convaincre par Porbus qui soutient que "les fruits de l'amour passent vite, mais ceux de l'art sont immortels". Surtout, dans le domaine des arts représentatifs, l'artiste n'atteint la vérité qu'en se refusant à l'émotion pour mieux observer, il se contraint à la froideur: quand tu me peins, disait déjà Gillette à son amant " tu me regardes et pourtant tu ne penses pas à moi". C'est que, explique encore Balzac dans Massimila Doni, "quand un artiste a le malheur d'être plein de la passion qu'il veut exprimer, il ne saurait la peindre, car il est la chose même au lieu d'en être l'image. L'art procède du cerveau et non du coeur", il implique donc une distanciation. Peut-être même y a-t-il en lui quelque chose de cannibale: l'artiste détruit ses proches en en faisant la matière de son oeuvre - ce sera le thème du Portrait ovale d'Edgard Poe.
On comprend les reproches de narcissisme qui sont souvent adressés à l'artiste, et le décalage fréquent entre la perfection de ses oeuvres et le caractère chaotique de sa vie personnelle. Balzac lui-même n'a en tout cas jamais caché que son investissement radical dans l'imaginaire l'handicapait lorsque il s'agissait de faire face à la vie "réelle", et faisait de lui une sorte d'inadapté: "quand nuit et jour, écrit-il dans une lettre, mes forces et mes facultés sont tendues à composer, à écrire, à peindre, à me souvenir, quand je suis à parcourir d'une aile lente et pénible, souvent blessée, les campagnes morales de la création littéraire comment puis-je être sur le terrain des matérialités? Pour ne pas être trompé dans la vie, dans les amitiés, dans les affaires, dans les relations de toute espèce, il faut ne faire que cela". Bien entendu, pour être écrivain il n'en est pas moins homme, et continue à désirer consciemment des biens dont il sait pourtant au fond de lui-même qu'ils ne sont pas pour lui. Il dépense beaucoup, parade avec des bijoux, se lance pour faire fortune dans des spéculations incertaines, tente régulièrement sa chance auprès des femmes: mais avec un côté décalé et inadapté qui saute aux yeux des contemporains, lesquels le perçoivent à la manière de Baudelaire, comme "l'homme aux faillites mythologiques, aux entreprises hyperboliques et fantasmagoriques, dont il oublie toujours d'allumer la lanterne; le grand pourchasseur de rêves, sans cesse à la recherche de l'absolu, lui ce gros enfant bouffide génie et de vanité, qui a tant de qualité et tant de travers qu'on hésite à retrancher les uns pour ne pas perdre les autres". En fait bien sûr, sa vraie vie est dans son travail - un travail forcené, comme on sait: "Travailler, c'est me lever tous les soirs à minuit, écrire jusqu'à huit heures, déjeuner en un quart d'heure, travailler jusqu'à cinq heures, dÎner et recommencer le lendemain . De ce travail il sort cinq volumes en quarante jours". Et il sait qu'il va nécessairement payer ce rythme insensé: assez vite il sent qu'il a "gaspillé son capital" et qu'il mourra jeune.
Cette idée d'une incompatibilité entre la vocation artistique et le bonheur "terrestre" n'est pas seulement un stéréotype romantique. En fait, de nos jours encore, il est peu d'artistes qui ne la perçoivent pas, au moins certains jours, comme une sorte d'évidence. Quand par exemple un Woody Allen, l'un des plus célèbres représentants du cinéma d'auteur contemporain, fait dans Deconstructing Harry le portrait d'un grand écrivain (qui lui ressemble fort, bien que sensiblement noirci), il le décrit comme un égoïste et un obsédé sexuel, rongé de tics et dévoré par l'angoisse, incapable d'aimer vraiment, nuisible même pour son entourage, qui ne se prive pas de le lui reprocher ("tu transformes en or la misère d'autrui"): sa créativité, ancrée dans une névrose dont elle est à la fois l'expression et la thérapie, est incompatible aussi bien avec les exigences de l'action concrète qu'avec celles d'une vie émotionnelle équilibrée et d'un rapport harmonieux aux autres (dont il garde pourtant la nostalgie). Il est vrai pourtant qu'on peut parfois soupçonner Woody Allen de grossir ses névroses - qui ne l'empêchent manifestement pas d'être un créateur lucide et un travailleur acharné - , ou de sous estimer celles des autres: ses films auraient ils le succès qu'ils connaissent si les spectateurs ne se reconnaissaient pas en eux ? Et peut-être est-il tout aussi légitime de nos jours de chercher à relativiser l'alternative "vivre ou créer" (et ses équivalents "vivre ou imaginer", ou même "vivre ou penser"), que la conjonction du romantisme et du freudisme a contribué à exacerber: il n'est pas sûr, tout compte fait, que l'artiste vive si mal, et que la tranquillité prétendue de l'homme que ne ronge pas le besoin de créer ne soit pas mythique. Il ne manquerait sans doute pas d'artistes et d'écrivains aujourd'hui pour prendre à leur compte le point de vue récent du romancier italien Antonio Tabucchi selon lequel le dilemme "vivre ou écrire", qui a longtemps imposé à tant d'intellectuels un si fort sentiment de culpabilité est en fait un faux dilemme: "la littérature n'est pas la vie, mais ce n'est pas non plus son contraire, affirme l'auteur de Nocturne indien. Elle fait simplement partie de la vie, comme tant d'autres choses. Personnellement j'aime les histoires. Les raconter et les écouter: cela signifie que les histoires elles aussi m'ont cherché, m'ont suivi, m'ont trouvé. Moi je les ai tout simplement accueillies. Cela me paraÎt juste et naturel. Il faut accepter son destin" (Conférence de Strasbourg).
Il faut maintenant en venir à ce qui est sans doute le plus fascinant dans Le Chef d'oeuvre inconnu: l'ambiguïté (sans doute involontaire) de sa conclusion. Jusqu'ici nous avons pris le texte au premier degré, en acceptant comme une évidence que Frenhofer avait effectivement échoué dans son entreprise. Mais est-ce si sûr? On notera d'abord que Balzac lui-même a hésité sur la fin de son récit, et que dans une première version, en 1831, il lui avait donné une conclusion interrogative et "fantastique": personne ne parvenait finalement à voir le fameux tableau, dont on ne pouvait donc savoir ni s'il était génial ou raté ni même s'il existait, et qui restait, comme une image de la transcendance divine, inaccessible. Ce qui est certain, c'est que même dans la version définitive, le lecteur actuel ne peut pas ne pas être sensible au fait que Frenhofer commence par accuser Poussin et Porbus de ne rien comprendre à son oeuvre: "vous êtes des jaloux... Moi je la vois, elle est merveilleusement belle". Leur aveuglement ne tient-il pas à ce qu'il a inventé un art qui est "en avance" sur ce qu'ils peuvent appréhender? Et plus précisément, puisque c'est cela qu'évoque la description de ce qu'est devenu La Belle noiseuse, un art abstrait, apparemment chaotique, proche peut-être selon Hubert Damisch des oeuvres d'un Jackson Pollock. Frenhofer n'est-il pas en d'autres termes (même si Balzac évidemment ne l'a pas conçu comme tel) l'inventeur - bien trop tôt sans doute - de l'art moderne? Et sa démarche, qui l'a conduit dans un premier temps à réaliser une oeuvre parfaite selon les canons classiques, pour dans un second temps, se mettre à la déformer, la déconstruire, transformer son ordre en chaos, avant d'en venir finalement à l'anéantir, n'est-elle pas l'anticipation exacte de la dynamique esthétique du 20° siècle, qui partant d'un réalisme académique proche de la perfection n'a cessé de le "dépasser" et de le subvertir, pour en venir dans certaines formes de minimalisme, d'art conceptuel ou d'anti-art à une esthétique de l'autodestruction interrogative? Toute la question est alors, dans un cas comme dans l'autre, de savoir si dans un tel "dépassement" dialectique du passé, il y a bien, conformément à l'idée hégélienne et aux espoirs des artistes d'avant-garde, conservation implicite de ce qui est nié, ou s'il n'y a pas plus simplement perte brute, si le non-sens visé par les expérimentations de l'avant-garde est une forme supérieure de sens, ou un effondrement dans le vide pur de l'insignifiance.
On voit qu'on peut soutenir que le génie visionnaire de Balzac a involontairement anticipé sur les recherches et les tentations de l'art ultérieur. Dès la fin du 19° siècle en tout cas, il est clair qu'une bonne partie des artistes choisissent Frenhofer, sa quête d'absolu et son perfectionnisme, contre Poussin. Certains se réclament même expressément de lui. On connait la réaction de Cézanne, rapportée par Emile Bernard: "Un soir que je lui parlais du Chef d'oeuvre inconnu et de Frenhofer le héros du drame de Balzac, il se leva de table, se dressa devant moi, et frappant sa poitrine avec son index, il s'accusa, sans un mot, (se désignant) par ce geste multiplié comme le personnage du roman. Il était si ému que des larmes emplissaient ses yeux. Quelqu'un par qui il était devancé dans la vie mais dont l'âme était prophétique, l'avait deviné". Comment oublier en effet que la peinture de Cézanne est une quête sans fin, fondé sur un perfectionnisme obsessionnel (il lui fallait cent cinquante séances de pose pour un portrait !), et rongée par le doute, au point que un mois avant de mourir, en 1906, et alors que son oeuvre était achevée, Cézanne écrivait encore ces mots incroyables: "Maintenant il me semble que je vais mieux et que je pense plus juste dans l'orientation de mes études. Arriverai-je au but tant cherché et si longtemps poursuivi? J'étudie toujours sur nature et il me semble que je fais de lents progrès". Faut-il rappeler également que le peintre aixois s'est heurté à une incompréhension complète du public (même Zola a fini par douter de lui, qui le prend comme modèle de Claude Lantier), et que comme Frenhofer, il s'est du coup isolé et renfermé sur lui-même: plein de manies et de phobies, alternant les accès de colère et les épisodes dépressifs, mais continuant pourtant obstinément sa recherche pour "faire de l'impressionnisme quelque chose de solide" et "créer un morceau de nature".
Encore Cézanne peignait-il beaucoup. Certains de ses contemporains, en particulier parmi les écrivains, se mettent au contraire à cultiver l'idéal frenhoferien d'une oeuvre rare, difficile d'accès mais qualitativement parfaite, qui parviendrait à incarner, grâce à un travail acharné, la beauté absolue. Pendant des années, Mallarmé ne produit qu'une vingtaine de vers par an - mais des vers hyperdenses, à l'hermétisme délibéré-. Quant à Flaubert, il polit inlassablement chaque phrase de Madame Bovary, tout en gémissant et en maudissant son sort. Sa correspondance donne d'innombrables exemples de son acharnement et de ses souffrances, du type: "la tête me tourne et la gorge me brûle d'avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé de cent façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j'en réponds; mais ça n'a pas été sans mal" (25 mars 54). Chez l'un comme chez l'autre ce perfectionnisme est associé à un profond pessimisme: la vie est décevante et le monde est laid, les bourgeois qui ont le pouvoir dans la société moderne sont vulgaires et bêtes, la science a désenchanté le monde et nous a révélé que le monde n'est que matière, l'art - c'est-à-dire la transmutation du désordre des choses en une forme harmonieuse dotée de sens et de beauté - est désormais le seul refuge de l'esprit dans l'univers qu'il a déserté, la seule justification authentique à l'existence. Jamais la mystique de la littérature en particulier n'atteindra une intensité comparable à celle qui est la sienne à la fin du XIX et au début du XX siècle, jamais elle ne sera vécue à ce point comme une vocation religieuse par des esprits qui se retirent du monde et tentent de d'extraire de leur vie sa quintessence et de l'exprimer en mots. Flaubert, qui "aime son travail d'un amour frénétique et perverti", confesse qu'il y a des phrases qui le font "pâmer", et revendique son retrait dans "sa tour d'ivoire", à la recherche d'une beauté qu'il entrevoit "dans ses grands jours de soleil comme un état d'âme supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien et le bonheur même inutile" (Lettre à Louise Colet, 24 avril 1852). Mallarmé de son côté écrit que "le monde est fait pour aboutir à un beau livre", Kafka que "l'écriture est une forme de prière", et Proust enfin que "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature". La conviction que l'écriture est le moyen d'atteindre "le salut" sera encore dans les années 40 à l'origine de la vocation littéraire du jeune Sartre, qui tentera ensuite de la rejeter, en la dénonçant avec virulence dans Les mots, sans pourtant jamais atteindre la certitude de s'en être totalement débarrassée.
Concrètement les oeuvres qu'engendre une telle mystique de l'art oscillent entre deux extrêmes: les uns rêvent d'une oeuvre totalisante, sur le modèle de l'opéra wagnérien, qui parvienne à absorber et à exprimer la richesse infinie du monde. La recherche du temps perdu ou Ulysses sont des incarnations littéraires de cet idéal. Les autres font au contraire le choix inverse, refusent le gigantisme et la démesure, privilégient la concision la densité, la suggestion (en musique Mahler est d'un coté, Debussy et Webern de l'autre). Le cas limite de la seconde option est celui de Mallarmé, dont l'oeuvre entière semble habitée par la fascination du silence et l'obsession de l'autodestruction. Non seulement elle donne pour thème fondamental à la poésie l'échec de l'entreprise poétique et la paralysie du poète, dans un monde vide de sens que hante pourtant encore le fantôme de l'idéal. Non seulement elle célèbre de façon provocatrice la stérilité, la frigidité, le refus de la vie. Mais elle se consacre à une célébration systématique du non-être, évoquant dans d'étranges sonnets négatifs l'absence d'objets qui pourraient être mais ne sont pas, comme la stèle de la tombe d'Edgar Poe ou comme le lit dans la chambre sur laquelle "une dentelle s'abolit": le pouvoir du langage poétique étant non de décrire le monde, mais d'évoquer ce qui lui manque, "l'absente de tout bouquet". Le plus étonnant est sans doute la démarche stupéfiante dans laquelle elle culmine, qui reproduit à certains égards celle de Frenhofer. Pendant des années, le maÎtre laisse croire qu'il est en train de travailler inlassablement à un livre sublime. Il déclare dans une lettre célèbre de 1885 à Verlaine: "à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la suite, j'ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d'alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit pour alimenter le fourneau du Grand oeuvre. Quoi? Un livre tout bonnement, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard fussent-elles merveilleuses. J'irai plus loin, je dirai le livre, persuadé au fond qu'il n'y en a qu'un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les génies, l'explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du poète, et le jeu littéraire par excellence". Ce livre des livres bien entendu ne peut réellement exister, et Mallarmé se contente d'avouer avant de mourir à ses disciples qui s'apprêtaient à fouiller ses papiers pour en chercher les traces: "Il n'y a pas là d'héritage littéraire, mes pauvres enfants. Croyez que cela devait être très beau". Au risque de frôler la mystification pure, la littérature s'abolit ici dans la suggestion de l' d'oeuvre ultime, du mot qui résumerait l'univers, qui est son idéal obsédant et évidemment irréalisable: puisque toute création concrète est dérisoire par rapport à l'oeuvre idéale à laquelle l'art aspire, elle préfère le silence - la célébration du rêve de l' d'oeuvre qui "abolirait le hasard"-, plutôt que de se résigner à la médiocrité du relatif.
Mallarmé est l'un de ceux qui illustrent de la façon la plus spectaculaire cette dynamique qui pousse l'art moderne selon Blanchot à "vouloir sa propre mort comme l'extrême de son possible qui est la conscience de son impossibilité". D'autres artistes ont des démarches relativement comparables, et sont eux aussi à la recherche d'un absolu qu'ils espèrent atteindre en cultivant systématiquement la négation: ils veulent dépouiller radicalement leur art de tout ce qui en lui est inessentiel, rejeter toute référence à la réalité extérieure, ils n'acceptent à la limite qu'un art qui se conteste et se détruise lui-même. On pense aux premiers abstraits, Mondrian, Kandinsky et Malevitch, imprégnés d'un spiritualisme quasi mystique, qui donnent à leur entreprise la valeur d'une récusation du monde matériel objectif, et d'un dévoilement métaphysique de la réalité invisible qui lui est sous-jacente. Le dernier d'entre eux écrit notamment au moment de Carré blanc sur fond blanc, qui représente l'une des formes les plus radicales du nihilisme pictural: "Dans le vaste espace du repos cosmique j'ai atteint le monde blanc de l'absence d'objets qui est la manifestation du rien dévoilé". Chez certains de leurs successeurs minimalistes américains, c'est l'idée d'une purification de l'art par l'ascétisme esthétique qui passe au premier plan, comme l'atteste cette déclaration d'un de leurs principaux représentants, Ad. Reinhardt: "la seule préoccupation de cent ans d'art moderne est de prendre conscience de l'art en tant que tel (...) le seul objectif de cinquante ans d'art abstrait est de présenter l'art en tant que tel et comme rien d'autre, de le montrer dans sa singularité, de l'isoler et de le définir toujours davantage, de le rendre plus pur, plus vide, plus absolu, plus exclusif ". Et il faudrait encore évoquer les promoteurs de l'anti-art à la manière de Duchamp, les purs provocateurs dans le style de Ben, les nouveaux réalistes qui broient des violons ou des motos (Arman, César) ou les adeptes de l'art conceptuel à la Kosuth. Il est souvent tentant d'assimiler cette fascination du vide, qui aboutit à la limite aux toiles monochromes ou â aux 4'33" â de silence de Cage, à une forme de charlatanisme: ce serait oublier pourtant d'abord que ceux qui la subissent sont d'une absolue sincérité, et jouent leur vie dans une aventure qui n'est pas sans ressembler à celle des anciens mystiques - nombreux sont d'ailleurs ceux qui, allant jusqu'au bout de leur fascination pour le néant, l'y ont perdue, comme Rothko, Yves Klein, et Nicolas de Staël-. Ce serait méconnaÎtre aussi que ce qui peut se décrire sous un certain angle comme un vide ascétique peut l'être aussi sous un autre angle comme un plein: et que l'art moderne, au moins autant qu'un art "abstrait", est un art concret, qui nous met au contact des choses nues - les formes, les couleurs, les matières-, en cessant de les traiter comme des signes renvoyant à autre choses qu'elles. Sa force est précisément de nous apprendre à les regarder pour elles-mêmes, en s'ouvrant au mystère de leur présence brute, et de nous imposer de les sentir avec notre seule émotivité, sans chercher à les lire intellectuellement.
Il n'est évidemment pas question de réduire la modernité esthétique à l'obsession de la destruction et à la fascination de la pureté: bien d'autres traits la caractérisent, qui témoignent eux plus d'une vitalité exubérante que d'un désir de néant - par exemple le sens de l'inventivité formelle, le goût de la dissonance, le sens du rythme, le refus du pathos romantique. Mais la quête de la radicalité révolutionnaire et du dépouillement purificateur en est bien une composante importante, comme le reconnaÎt Umberto Eco, qui après avoir été, à l'époque de L'OEuvre ouverte, un des théoriciens de l'avantgarde, a fini par constater que le mouvement moderniste devait nécessairement rencontrer une limite: "L'avant-garde historique, écrit-il, essaie de régler ses comptes avec le passé (...) Après avoir détruit la figure, elle l'annule, elle en arrive à l'abstrait, à l'informel, à la toile blanche, à la toile lacérée, à la toile brûlée (...); en littérature, ce sera la destruction du flux du discours jusqu'au collage à la Burroughs, jusqu'au silence, jusqu'à la page blanche; en musique ce sera le passage de l'atonalité au bruit, au silence absolu. Mais vient un moment où l'avant-garde (le moderne) ne peut pas aller plus loin" (Eco 1987, 42). Eco ajoute qu'à ses yeux, "la réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaÎtre que le passé, étant donné qu'il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence doit être revisité: avec ironie, de façon non innocente". Le post-moderne (dont Le Nom de la Rose se veut une illustration) se définit donc par le second degré, le goût du clin d'oeil, le mélange du pastiche et du sérieux. Encore s'agit-il là d'une position de repli en fait fragile: dans beaucoup de domaines, et en particulier dans le domaine littéraire, le recul des avant-gardes a surtout pour conséquence, plus que le développement de l'ironie et du second degré, le retour du pluralisme et de l'esprit de liberté, la relégitimation du plaisir et de l'émotion. De toute façon, dans la société de consommation, l'art perd peu à peu la position centrale qu'il a un moment occupée dans le devenir de la civilisation, à l'époque (en gros de 1800 à 1950) où il semblait être l'une des incarnations du mouvement de l'Esprit vers la conscience de soi. Son importance se relativise, et il redevient une activité légèrement marginale, quand il n'est pas même considéré comme une simple forme du loisir. Ce n'est pas dans son champ en tout cas que l'on peut aujourd'hui chercher l'absolu, à supposer qu' il y ait encore du sens à mener une telle recherche dans notre culture. Les tentations et les vertiges du modernisme radical appartiennent à une époque fascinante mais révolue (même si l'on peut en avoir la nostalgie), et l'on revient presque à une conception préromantique, artisanale, de l'activité artistique: le talent surabonde, mais personne ne croit plus qu'un livre ou une toile puissent transformer spirituellement le monde, ni même assurer à leur auteur l'immortalité. Reste que de ces vertiges, on peut chercher à comprendre la logique: relire Le chef d'oeuvre inconnu qui dès 1832 anticipe de façon visionnaire sur les tentations de l'art qui va venir, peut nous y aider. En dernière instance la signification ultime de l'oeuvre consiste sans doute aussi à définir l'espace de l'activité artistique à partir des deux pôles opposés qui le structurent- celui de l'art consciencieux et sans génie de Porbus, celui de l'art romantique, perfectionniste et autodestructeur de Frenhofer-, entre lesquels il y a parfois place pour un équilibre presque miraculeux: atteint peut-être par exemple par Poussin, le héros du récit, et assurément, dans cette nouvelle comme dans bien d'autres moments de son oeuvre, par Balzac lui-même.
Références:
Alain (Chartier, Émile). 1926 / 2003 (Édition nouvelle avec notes). Système des Beaux-arts, Paris: Éditions Gallimard
Balzac. 1960. Le chef d'oeuvre inconnu, Paris: Livre de poche
Boulez, Pierre. 1963. Penser la musique aujourd'hui, Paris: Gonthier Médiations Eco, Umberto. 1987. Apostille au nom de la Rose, Paris: Livre de poche
Flaubert, Gustave. 1964. Correspondance 1846-1851: lettres a Louise Colet, Lausanne: E?ditions rencontre
Sartre, Jean-Paul. 1964. Qu'est-ce que la littérature ? II, Paris: Éditions Gallimard
Tabucchi Antonio, Conférence de Strasbourg, Le monde, 15 novembre 1992
Roland QUILLIOT1
1 Professeur à l'Université de Bourgogne, [email protected]
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