Reçu le 26-07-2019 / Évalué le 12-08-2019/Accepté le 15-08-2019
Résumé
On fait appel à un traducteur lorsque la langue représente une limite insurmontable de la compréhension. Sa tâche réside précisément dans le dépassement de cette frontière linguistique. La compréhension doit alors être mutuelle et authentique. Cependant certaines défaillances de la compréhension ne résultent pas de problèmes linguistiques. L'article se préoccupe précisément de textes contenant des éléments qui n'auraient pas dû être exprimés, ou du moins pas de cette manière et qui présentent les caractères d'un tabou. Partant d'un exemple réel, l'auteur s'efforce de mettre en évidence les défis que représentent l'identification et le traitement de ces tabous par le traducteur. Elle formule finalement quelques stratégies susceptibles de répondre de manière adéquate à ces défis.
Mots-clés : tabou, communication interculturelle, traducteur, stratégies
Zusammenfassung
Der professionelle Übersetzer kommt zum Einsatz, wenn die Sprache eine unüberwindbare Grenze des Verstehens markiert. Durch seine Arbeit soll diese sprachliche Grenze überwunden werden. Übersetzungen sollen zu Verständigung miteinander, zu echtem Verstehen führen. Es gibt jedoch Grenzen des Verstehens, die nicht in der Sprache verankert sind. Der Artikel beschäftigt sich mit Textelementen, in denen das, was dasteht, etwas ist, das man nicht sagt oder schreibt: ein Tabu. Anhand eines Praxisbeispiels zeigt die Autorin die Herausforderung auf, die tabuhafte Texte an den Übersetzer stellen können und kommt zum Schluss, dass zur Bewältigung dieser gezielte Strategien benötigt werden.
Schlüsselwörter: Tabu, interkulturelle Kommunikation, Übersetzer, Translator, Strategien
Abstract
A professional translator is contracted when language marks the insurmountable limit of understanding. It is widely understood that it is his task to overcome this linguistic border. The translation has the purpose of establishing mutual and genuine understanding. However, there are limits to understanding that are not anchored in linguistic issues. The article refers to those situations in which the text to be translated contains things that are not to be said or written: a taboo. Based on a practical example, the author makes aware of the challenge that taboos in texts can pose to the translator. She concludes that targeted strategies are needed to manage this.
Keywords: taboo, intercultural communication, translator, strategies
1.Le traducteur et l'indicible
Le traducteur professionnel tout comme son client souhaite une traduction de qualité. Il existe une interdépendance entre l'un et l'autre puisque l'intervention d'un traducteur est souvent liée a une situation de communication difficile, voire impossible. Cette interdépendance demande une grande confiance de la part du client et un dévouement certain de la part du traducteur professionnel, quelle que soit sa spécialité. Une difficulté non négligeable réside dans le fait que l'incompréhension ne provient pas toujours uniquement de la méconnaissance de la langue mais d'éléments d'ordre culturel tels que les maladresses identitaires ou les tabous1.
Partant d'une situation d'une négociation entre deux hommes d'affaire ou intervient l'autodérision chez l'un des protagonistes et une réaction inadaptée chez l'autre, l'article tente de mettre en lumiere les défis qui se présentent au traducteur dans de telles situations qui mettent en danger le résultat d'une négociation. Pour ce faire seront abordées la question de la position du traducteur, l'analyse des phénomenes a l'œuvre et les stratégies possibles pour remédier au risque de blocage.
2. Rôle et position du traducteur
Les diverses théories existantes en traductologie se heurtent souvent aux representations du client pour lequel il suffit de traduire ce qui est dit ou écrit : « [...] ... le traducteur - encore aujourd'hui l'opinion la plus répandue - n'a besoin que de traduire ce 'qui est écrit'. » (Wilss 1997 :94, traduction AKD)2.
Il peut arriver pourtant que le traducteur3 se retrouve, de fait, dans un rôle de co-négociateur avec les contraintes et les responsabilités qu'il inclut. Il existe entre ces deux pôles toute une palette de rôles et de fonctions attendus par le client - meme s'ils restent rarement clairement formulės. C'est la plupart du temps le contexte de la traduction qui en déterminera le röle et la fonction. La traduction d'un texte littéraire, d'un échange diplomatique ou d'une négociation d'affaire implique un jeu d'attitudes variable. La position du traducteur ne sera, en effet, pas la meme selon qu'il connait l'auteur ou le destinataire du texte ou du discours, qu'il aura a faire a un stratege de la communication habitué a utiliser les services d'un traducteur ou d'un interprete, ou au contraire s'il doit accompagner un jeune technicien, peut-etre maladroit face a une négociation déterminante pour son entreprise.
La question de la responsabilité qui revient au traducteur devient cruciale lorsque les discours dans des textes sources contiennent des propos qui, meme lorsqu'ils ne comportent pas de dimension problématique dans la culture d'ou ils ont été produits, vont entraîner un malaise, de la honte pour tous les protagonistes impliqués, éventuellement une rupture de l'échange une fois traduits. Le cas que nous analysons dans cet article en est une illustration.
Cette question n'a guere fait l'objet de recherche en traductologie4 jusqu'a présent. Cela tient peut-etre a la nature meme du tabou. On aura préféré contourner le sujet. Pourtant, si l'on prend le concept de tabou dans son sens large, on peut constater que les défis de leur traduction ne sont pas si rares et que les conséquences d'une prise en compte inappropriée peuvent se révéler catastrophiques. Pour chaque cas, le traducteur est tenu de prendre une décision, de choisir entre plusieurs options dans l'éventail des positions qui s'offrent a lui. Va-t-il opter pour une traduction littérale, choisir de rester invisible (cf. Venuti 1995), sans philtre, au point de demander a ne pas etre cité ? « Apres tout, on pourrait toujours demander á ne pas étre mentionná comme traducteur » (Colliander 1996 :146, traduction AKD)5 Certains contextes exigent cette transparence. Un diplomate fin stratege ne tolerera sans doute pas de voir son interprete interférer dans sa stratégie. D'autres contextes ameneront le traducteur a adopter le rôle de partenaire actif dans le déroulement d'une négociation, en intégrant toutes ses connaissances de la culture du partenaire pour faire aboutir cette négociation. Cela dit, meme si leur intervention reste imperceptible, le poids de leur responsabilité n'en disparaît pas pour autant (Prunč 2008, Kyi-Drago 2016) vu qu'ils restent a l'intersection entre des locuteurs de langues et de cultures différentes.
Mais quel röle le traducteur peut-il et/ou doit-il adopter lorsque le discours comporte un élément inaudible ou blessant ? Comment ne pas etre un 'sauveur' abusif ni laisser s'établir un échange voué a l'échec ?
L'exemple que nous allons analyser ici ne comporte pas de difficulté linguistique particuliere. Du point de vue de la traductologie, la difficulté réside dans le traitement des éléments culturels extra-linguistiques et notre réflexion porte davantage sur les stratégies a la disposition du traducteur que sur la traduction elle-meme.
3.Quand une histoire drôle ne fait pas rire
L'humour est un des éléments les plus marqués culturellement et donc, des plus délicats pour le traducteur. Le cas réel6 présenté ici met en scene un homme d'affaire polonais pratiquant l'autodérision et son partenaire allemand qui ne perçoit pas la spécificité de cette forme d'humour.
3.1.Le déroulement de l'échange
Les partenaires commerciaux travaillent dans le domaine technico-industriel et l'échange porte sur la livraison d'une commande et sur le montage d'un systeme technique en Pologne. Les protagonistes correspondent par écrit (par télécopie). Le client est une société polonaise, le fournisseur une société allemande. La langue pivot7 dans notre exemple était l'anglais. Une traductrice dont la langue maternelle est le polonais traduit pour le client, une traductrice dont la langue maternelle est l'allemand traduit pour le fournisseur, de l'anglais vers la langue nationale et de la langue nationale vers l'anglais. Le matériel technique devait etre livré sur un chantier de construction en Pologne et y etre stocké pendant environ quinze jours jusqu'au moment du montage. Dans la correspondance, les questions logistiques ont été décrites. Dans ce contexte, le client polonais a formulé un passage critique sous la forme d'une plaisanterie bien connue a propos de la pratique du 'triathlon', traduite en anglais comme suit :
You know how things go over here: Polish people come walking to public swimming baths and leave by bike [traduction anglaise du texte original polonais].
Ce passage a été traduit en allemand par :
Sie wissen ja, wie es hier läuft. Polen kommen zu Fuß ins Schwimmbad und fahren mit dem Fahrrad nach Hause. (= Vous savez comment c'est ici. Les Polonais viennent a la piscine a pied et repartent a vélo.).
Dans sa réponse, le client allemand a réagi ainsi :
Lassen Sie uns die Fahrräder in Ketten legen, damit die Polen fit bleiben können. Oder sollten wir die Polen in Ketten legen? (= Mettons des chaînes aux vélos pour que les Polonais restent en forme. Ou bien devrions-nous enchaîner les Polonais ?).
Ce qui donne dans la traduction anglaise :
Let us put the bikes into chains so that Polish people stay fit. Or should we better put the Polish into chains ?
Goffman (1973) reconnait trois manieres courantes de faire perdre la face a un interlocuteur : celles qui sont volontaires, ce sont alors des insultes, celles qui sont fortuites, non voulues mais pourtant previsibles et celles qui sont involontaires, ce sont des gaffes, comme c'est, semble-t-il, le cas ici.
Cette mise en danger de la presentation de soi a fait que, suite a cet échange, le ton du partenaire polonais est devenu froid et extremement reservé. Le changement de ton a donné lieu a une discussion entre les deux traductrices et leur client allemand. Il était clair que ce que le locuteur allemand avait voulu etre une poursuite de la plaisanterie, était une insulte condescendante pour l'interlocuteur polonais. Ça n'était nullement l'intention du partenaire allemand mais la traductrice polonaise a estimé que des excuses ne seraient pas prises au sérieux ni estimées recevables par son client. La solution choisie consista pour les traductrices a prendre sur elles le dysfonctionnement, a déclarer qu'elles avaient mal compris le texte source allemand et surtout que l'erreur provenait de l'anglais comme langue pivot. Cette explication a permis de sauver la face et ainsi de revenir a la table de négociation.
3.2.La prise en compte d'un élément tabou
Dans cet article, nous nous référons conceptuellement aux recherches existantes sur le tabou (Kraft 2015, Schröder 2003, Balle 1990, Luchtenberg 1975). En utilisant les termes de tabou ou de transgression de tabou, nous considérons que les tabous sont des ordres d'évitement, des conventions négatives. En regle générale, la violation d'un tabou génere un sentiment d'embarras ou de honte (selon les cas, seulement pour celui qui brise le tabou, ou seulement pour son partenaire de communication, pour les personnes qui constatent la brisure du tabou ou meme pour toutes les personnes concernées, qui qu'elles soient selon le cas), ce qui peut conduire a l'évitement (de l'un, de l'autre, de toutes les personnen impliquées): Si une personne est évitée en tant que personne, en tant qu'etre humain, cela représente une menace pour son identité. C'est une menace pour l'identité. Les tabous peuvent aussi etre délibérément brisés pour provoquer des changements. Lorsque nous parlons ici de tabous, nous incluons le faux pas, le non-dit, le non respect des codes élémentaires qui présentent un caractere de tabou (Lebedewa 2016 :7), quelle que soit l'importance de l'élément tabou.
Dans le contexte qui nous préoccupe, la « suite » allemande de la plaisanterie (« Faut-il mettre aussi des chaînes aux Polonais ») ne répond plus du tout aux criteres d'une plaisanterie. Manifestement, elle n'a pas fait rire la personne a laquelle elle était adressée. Elle a risqué de lui faire perdre la face, car c'est bien de cela qu'il s'agit. A cela s'ajoute la question Oder-Neisse. «In Ketten-Legen» (mettre des chaînes) renvoie directement a 1939-1945, ainsi que cela pose donc la question d"épaisseur' culturelle historique des interlocuteurs (et des traductrices). Vu le contexte de négociation internationale, on peut difficilement imaginer que la démarche de faire perdre la face ait pu etre consciente et délibérée. Le locuteur allemand n'a pas perçu la fonction de l'autodérision. Les facteurs de groupe, de temps et de lieux ont sans doute influencé la situation. La forme écrite a donné un caractere irrémédiable que les traductrices n'ont pas su interpréter a sa juste mesure. Tous ces éléments ont contribué a la mise en péril de la négociation.
3.2.1. Analyse8 de l'exemple en fonction des tabous
Le but de cette correspondance commerciale était de préciser la nécessité et la planification de mesures de protection contre le vol ou toute autre détérioration de la livraison au cours de la quinzaine précédant le montage. Le matériel devait etre stocké dans les locaux du client mais celui-ci a reconnu un risque de vol. Il a utilisé la plaisanterie pour exprimer le risque de vol avec autant de légereté que possible.
Les partenaires se trouvaient chacun dans leurs bureaux respectifs. La correspondance s'est faite par écrit. Le lieu, la forme écrite et l'appartenance a un groupe9 ont eu des effets différents sur la situation de communication des partenaires commerciaux. Le client polonais a dissimulé le risque de vol qu'il avait perçu par une histoire drôle. Le fournisseur allemand en a compris le contenu : le matériel pourrait etre volé. Cependant, il se peut qu'il n'ait pas compris la nature taboue du sujet (la fréquence des vols en Pologne) et l'auto-ironie, le second degré du client. Il a essayé maladroitement de reprendre la blague, ce qui a échoué, l'autodérision ayant retrouvé son caractere desobligeant a partir du moment ou elle était reprise par un étranger.
Le locuteur polonais aurait pu dire : « Il existe un risque que le matériel soit volé. Il faudra prévoir des mesures de sécurisation. » Discours neutre mais qui laissait un espace au partenaire allemand de faire allusion a la fréquence des vols en Pologne. Le fournisseur allemand a, en quelque sorte, brisé un tabou en ne respectant pas la fragilité de l'autodérision. S'il l'avait perçue, on se serait attendu a une réponse du type « oh, vous savez, les problemes de vols ne se limitent malheureusement pas a la Pologne » ou simplement « Oui, il faudra penser a sécuriser le matériel. On a l'habitude. » Cette forme d'élégance aurait permis a chacun de garder la face.
Les traducteurs n'ont hélas que rarement la possibilité de choisir leurs clients et dans un cas comme celui-ci, c'est aux deux traductrices qu'incombait la responsabilicé de sauver la négociation.
3.2.2.L'humour pour éviter la honte
Selon Balle (1990 :42-45), la plaisanterie peut etre une forme de sensibilisation aux tabous tout en forçant les gens a utiliser des euphémismes (Luchtenberg 1975 :178-221).
Comme nous l'avons précédemment évoqué, choisir le ton de la plaisanterie dédramatisait la situation et évitait au partenaire polonais la honte de se voir assimiler a un peuple de voleurs, soit en le reconnaissant lui-meme, soit en risquant une remarque telle que « C'est vrai qu'en Pologne, il faut tout prévoir! » de la part du partenaire allemand et a laquelle il n'y aurait rien eu a répondre.
Pour Kraft (2015), c'est le contexte social qui détermine ce qui peut etre dit et ce ce qui doit etre évité. La distinction n'est pas pour autant aisée et la limite dans l'ambiguité, l'ambivalence d'une plaisanterie est souvent floue. En fait, c'est la réaction des interlocuteurs (Balle 1990) qui révélera si, le cas échéant, un tabou a été brisé ou non. Mais le recours a la plaisanterie peut révéler la présence d'un tabou, en meme temps qu'elle vise a le dissimuler. C'est la un élément qui devrait susciter la vigilance du traducteur.
Pour Ruddies (1983), a l'inverse, la plaisanterie peut etre un excellent moyen de dépasser l'indicible. « Des qu'on peut rire de positions bloquees, d'attitudes fossilisées, on leur enleve leur puissance destructrice » (Ruddies 1983 :51, traduction AKD)10. C'est une question de solidarité de groupe.
Un rire partagé confirme la solidarité du groupe. La rupture délibérée d'un tabou sous la forme d'une plaisanterie marque les limites du groupe : si vous ne riez pas, vous ne pouvez pas dire ou se situent vos limites normales ou vos seuils de stimulation parce que vous ne montrez pas si ce que vous dites vous fait mal ou est acceptable pour vous. Le tabou est ainsi délibérément remis en question dans la plaisanterie et sert de barometre pour le seuil de stimulation des «pairs». (Balle 1990 :45, traduction AKD)11
Le fait que les différentes composantes de l'échange aient été sous forme écrite et soumises a l'intervention de quatre personnes a certainement joué un rôle non négligeable. Les réactions ont été différées, ineffaçables. La solidarité de groupe n'existait pas en tant que telle meme si les deux traductrices ont finalement accepté d'endosser l'incompétence au nom de la solidarité.
Le recours a une langue pivot a été dans ce jeu de l'ambigüité, en partie, la cause du dysfonctionnement pour en étre finalement son excuse. En tous cas, la forme écrite et les lieux distincts auraient ont empéché de rire ensemble de la plaisanterie.
3.2.3.Le traitement de l'autodérision en traduction
Les traductrices ont opté spontanément pour une traduction littérale des deux parties de la plaisanterie. Il était tout a fait logique d'en traduire la premiere partie, celle ou le partenaire polonais donnait de lui méme une image drôle et détachée. En revanche, la seconde partie, celle ou le protagoniste allemand risque de faire perdre la face a son partenaire en faisant l'amalgame entre voleurs et Polonais et en bafouant ce qui pouvait étre pris comme une marque de confiance, aurait dû interpeler la vigilance des traductrices. Cependant, il ne s'agit pas de l'importance ou de la proportion de l'élément tabou. En tout cas, l'expression d'enchaîner quelqu'un est suffisamment « humiliante » pour que l'on sente qu'elle ne peut pas étre drôle, méme sans connaissances historiques de base. Le choix des traductrices de traduire « a l'échelle 1 :1 » a entraíné un changement de la relation tel qu'il pouvait faire échouer toute la transaction. La stratégie partagée des traductrices ou l'absence de stratégie, peut s'expliquer par la nature de la traduction. Il est rare que le rôle du traducteur soit précisé en amont lorsqu'il s'agit de textes techniques ou commerciaux, ou l'humour et l'autodérision sont assez rares et les ruptures de tabous encore davantage. Donc, méme si cela n'avait pas été thématisé, c'était bien une traduction littérale simple qui était demandée.
Cela aurait pu étre différent puisque le partenaire allemand a finalement accepté, souhaité, que les traductrices rétablissent la situation au détriment de leur image de bonnes professionnelles. C'est la relation de dépendance économique - difficile de dire a des clients : « Tant pis pour vous si vous n'étes pas capable de communiquer correctement! » - et parce qu'elles se sentaient concernées par l'issue de la négociation, qui a justifié qu'elles prennent sur elles.
Curieusement, c'est en reconnaissant qu'elles avaient mal compris, qu'elles ont pu préserver leur image de bonnes traductrices! Le paradoxe des attentes et des défis qui en découlent pour le traducteur est la clairement illustré.
3.2.4.Signification d'un positionnement sans ambiguité
L'analyse du cas, dans laquelle la réaction a une plaisanterie sous la forme d'une reprise et d'une poursuite de celle-ci a conduit a une violation de tabou, montre l'importance d'une définition claire du parametre « groupe ».
Nous décrivons la position des deux traductrices comme suit : Chaqué traductrice traduisait pour le partenaire commercial de sa langue maternelle et pour l'autre traductrice. Les destinataires dans la langue cible étaient connus. Cela est généralement considéré comme un avantage, car un traducteur ne sait pas toujours pour qui il traduit. Par exemple, Kohlmayer (1996 :190) souligne que le traducteur littéraire ne connaît généralement pas le destinataire de la langue cible :
Comme les futurs lecteurs d'une œuvre littéraire - l'original ou la traduction - sont inévitablement inconnus de l'auteur ou du traducteur, l'œuvre est contrainte de créer ses lecteurs. Bref : la littérature produit des lecteurs, elle ne reproduit pas un public régulier ou abonné [...]. Ce serait un effort inutile, par exemple dans le cas des traductions allemandes d'Umberto Eco ou de David Lodge, que de cibler un public défini d'une maniere ou d'une autre, comme les anglicistes allemands, les policiers ou les touristes, etc. Lors de la rédaction ou de la traduction de lettres commerciales pour des destinataires connus nommément, on peut s'adapter aux destinataires, ce qui n'est pas le cas de la traduction littéraire12. (Kohlmayer 1996 :190, traduction AKD).
La comparaison avec les traductions littéraires montre que la responsabilicé d'un traducteur peut etre différente selon qu'il connaît ou non les destinataires des textes en langue cible. Malgré la connaissance que les auteurs et les destinataires avaient des textes sources et cibles de ce correspondant d'affaires et malgré le temps dont disposaient les traductrices pour réfléchir a la situation en raison de la forme écrite, il n'a pas été possible de «s'adapter au destinataire» afin d'éviter la rupture du tabou. Le groupe au sein duquel la maladresse, la gaffe, aurait pu etre traitée n'est, ici, pas bien défini. Aucune connivence ne pouvait émerger car plusieurs groupes existaient avec des interfaces fluctuantes. Il pouvait y avoir une proximité professionnelle liant les négociateurs d'une part, les traductrices, d'autre part. Mais il pouvait aussi y avoir un côté allemand et un coté polonais avec une connivence entre le négociateur et sa traductrice, puisqu'ils se connaissaient. Il aurait pu apparaître d'autres formes dues a des sympathies, la traductrice allemande appréciant l'humour du Polonais et ayant honte de la condescendance ou de la grossiereté qu'elle aurait perçue chez son client allemand, etc... Ce jeu de distance et de proximité a dû évoluer au cours de la négociation. Vu que notre préoccupation, ne concerne que les stratégies qu'auraient pu adopter les traductrices face a une situation donnée, nous ne nous traiterons que les hypotheses alternatives qui les concernent.
Ainsi, la traductrice allemande aurait pu communiquer avec son client, demander si la blague lui était destinée a elle ou bien s'il avait vraiment prévu de la faire traduire, et lui faire remarquer, le cas échéant, que le partenaire polonais n'allait peut-etre pas apprécier la suite de la plaisanterie, que « putting Polish into chains » n'allait peut-etre pas le faire rire... et proposer une formulation plus soft, comme « D'accord, on va voir, ce qu'on peut faire ». Elle aurait aussi pu prendre l'initiative d'adopter la version soft sans en prévenir son client.
La traductrice polonaise aurait pu, elle aussi, anticiper la rupture de tabou et traduire de cette maniere ou d'une maniere similaire.
Au plus tard apres la premiere lecture des blagues respectives, les traductrices auraient pu se demander et/ou demander a leurs clients respectifs si les auteurs avaient réellement écrit leurs textes pour le partenaire commercial ou si les partenaires commerciaux, consciemment ou inconsciemment, avaient écrit 'pour leurs traducteurs' et supposé qu'elles traduiraient le message de maniere significative et non littérale.
Elles avaient le choix de leur positionnement, de leur autonomie, de la distance qu'elles prenaient a l'égard des déclarations qui leur étaient soumises. Manifestement, elles n'y étaient pas préparées. Notre propos n'est pas de juger de la pertinence de la stratégie adoptée par les traductrices, qui s'est d'ailleurs révélée fructueuse. Mais bien d'envisager les alternatives comme un souci de flexibilité et d'adaptation qui devrait etre une ressource familiere des traducteurs.
Et plus le discours comportera d'éléments émotionnels, plus les risques sont grands de voir la traduction amplifier ou contrarier l'effet souhaité au départ.
La position du traducteur a l'interface entre l'auteur du texte source et le destinataire du texte cible reste difficile. Les difficultés se situent au-dela des problemes des jeux de mots au niveau phonétique-morphologique ou morphologico-syntaxique. Les allusions, les stéréotypes ou les préjugés socioculturels, qui ne sont pas seulement évoqués dans les plaisanteries, exigent un haut degré de sensibilité et une réelle vigilance de la part du traducteur.
4. Considerations sur les strategies multi-perspectives pour faire face au tabou
L'exemple cité montre qu'il peut etre important pour les traducteurs occasionnels ou professionnels de traiter la question de l'ambigui'té en profondeur. D'abord en théorie et depuis des perspectives différentes : ambiguité du texte, ambiguité de la propre autonomie, positionnement, attentes des clients, etc.
Pour ce faire, il serait sans doute opportun d'explorer les dimensions suivantes : les éléments extralinguistiques, la distance appropriée entre traducteur et discours a traduire, les dimensions cachées ou perceptibles des tabous.
Les elements non linguistiques
Leur prise en compte est nécessaire a la traduction, a fortiori lorsque le discours peut comporter des signes d'agressivité, de reconnaissance ou de condescendance. Il n'existe pas de comportement modele mais il s'agit la d'une réflexion peu présente dans la formation et pourtant souvent déterminante. La prise de conscience du traducteur de ses propres limites face a des déclencheurs émotionnels non verbaux est une premiere étape dans la constitution d'une compétence appropriée.
La bonne distance
La réflexion ici encore doit commencer en amont. Comment ne pas se laisser emporter par les contraintes de temps, les automatismes, la satisfaction d'etre une bonne technicienne ? Dans le cas de la présence d'un tabou dans la culture source ou culture cible, le traducteur peut se positionner en simple observateur. Cette position peut lui permettre d'anticiper. Il n'a aucun intéret propre ni a la réception du texte source ni a la production du texte cible (Nord 2009 :11).
Les savoirs culturels
Il existe de nombreux travaux sur la nature, la raison d'etre, la fonction des tabous. En avoir une connaissance théorique permet non seulement d'apprivoiser la crainte qu'ils puissent susciter mais aussi de les identifier plus tôt et de savoir les ressources dont on dispose en tant que traducteur pour choisir la meilleure stratégie. L'évitement est rarement la bonne solution. Pour Lebedewa (2026 :10), c'est la que l'on perçoit l'ambiguí'té du rôle du traducteur. Lorsque l'évitement fonctionne dans d'autres situations, il échoue pour le traducteur.
Un exercice simple de mise en pratique de ces savoirs est offert, par exemple, dans le commentaire d'œuvres d'art qui brisent délibérément les tabous.
En conclusion ...
L'exemple que nous avons choisi présentait a minima les caractéristiques d'un tabou. Il a engendré de la gene, de la honte et n'aurait pas été récupérable sans l'implication des traductrices et sans les nécessités économiques auxquelles étaient soumis les deux partenaires. L'analyse montre que le positionnement, la distance, le savoir - éléments qui relevent d'une bonne formation en traductologie - sont des atouts importants pour traiter des paroles interdites. Dans ce cas précis, l'échec n'aurait été sans doute qu'économique. Si nous imaginons maintenant la presence d'un tabou culturel dans un contexte medical ou juridique, l'importance d'une reflexion en amont prend toute sa signification.
Andrea Kyi-Drago est traductrice professionnelle et gestionnaire de projets dans les secteurs de l'industrie et de l'économie depuis plus de trente ans. Ses centres d'intérets scientifiques sont les suivants : la médiation, la gestion des conflits et l'intégration de la médiation dans différentes disciplines, l'image professionnelle du traducteur, les situations hétérogenes dans les contextes multilingues et pluriculturelles, tabous et translation.
Notes
1. Nous entendons par tabou des ordres d'évitement (cf. Kraft 2015), des conventions negatives (cf. Schröder 2003). Lorsque nous parlons ici de tabous, nous incluons le faux pas, le non-dit, le non respect des codes elementaires qui presentent un caractere de tabou (cf. Lebedewa 2016:7), quelle que soit l'importance de l'element tabou.
2. „[...] der Übersetzer - so auch heute noch die weitverbreitete Meinung - braucht ja nur das zu übersetzen, 'was dasteht'" (Wilss 1997 :94)
3. Nous utiliserons ici, le terme de traducteur dans son sens large, c'est-a-dire comprenant egalement la fonction d'interprete.
4. Cf. Lebedewa (2014 : épine du livre). „Erstmals erkunden Wissenschaftler und Übersetzer das Spannungsverhältnis von Tabu und Übersetzung aus interdisziplinärer Sicht der Fächer Philosophie, Theologie, Literatur-, Sprach-, Kunst- und Translationswissenschaft gemeinsam." Les stratégies de traduction dans le traitement des tabous, qui pourraient surtout étre traitées durant la formation des traducteurs, font encore défaut.
5. „Schließlich könnte man immer darum bitten, nicht als Übersetzer erwähnt zu werden." (Colliander 1996:146)
6. L'exemple est tiré du corpus qui constitue la base des travaux de recherche en cours de l'auteure qui portent sur les Multiperspektive Strategien zum Umgang mit dem Unsagbaren. Kulturelle Identitäten in interkulturellen Begegnungen an der Grenze zwischen Verständigung und Unverständnis (Kyi-Drago, publication prévue 2019/2020).
7. Une langue pivot est une troisiéme langue dans un systéme de relais. La langue pivot est utilisé pour traduire d'une langue vers une autre en passant par cette troisieme langue, ici l'anglais : langue source polonais -> langue pivot anglais -> langue cible allemand et dans l'autre sens allemand -> langue pivot anglais -> langue cible polonais.
8. La discussion qui suit ne constitue pas une analyse complete de la correspondance commerciale présentée. Seuls les aspects pertinents pour cet article sont abordés ici.
9. „Tabus sind immer kontextabhängig - jede Gruppe, jeder Ort und jede Zeit haben ihre oft sehr unterschiedlichen Tabus. Ohne die Benennung der Gruppe, für die ein bestimmtes Tabu Gültigkeit hat, geraten wir bei einer Diskussion rasch in heillose Verwirrung." (Kraft 2015:14-15).
10. „Sobald man nämlich über festgefahrene Positionen, verhärtete Fronten lachen kann, ist ihnen die Sprengkraft genommen" (Ruddies 1983:51).
11. „Gemeinsames Lachen bestätigt die Gruppensolidarität. Der absichtliche Tabubruch in Form eines Witzes markiert die Grenzen der Gruppe: Wer nicht mitlacht, gibt nicht zu erkennen, wo seine Normgrenzen bzw. Reizschwelle liegen, weil er nicht zeigt, ob das Gesagte ihn verletzt oder ob es für ihn akzeptabel ist. Das Tabu wird also im Witz absichtlich in Frage gestellt und dient als Barometer für die Reizschwelle der „peers"." (Balle 1990:45)
12. „Da die zukünftigen Leser eines literarischen Werkes - des Originals oder der Übersetzung - dem Autor oder Übersetzer zwangsläufig unbekannt sind, ist das Werk gezwungen, sich seine Leser zu schaffen. Kurz gesagt: Literatur produziert Leser, sie reproduziert nicht ein Stammoder Abonnement-Publikum [...]. Es wäre ein sinnloses Bemühen, etwa bei den deutschen Umberto-Eco- oder David-Lodge-Übersetzungen ein irgendwie abgegrenztes Zielpublikum anzuvisieren, etwa die deutschen Anglisten, Polizisten oder Touristen usw. Beim Verfassen oder Übersetzen von Geschäftsbriefen für namentlich bekannte Empfänger kann man sich auf die Adressaten einstellen, bei der literarischen Übersetzung nicht." (Kohlmayer 1996:190)
Bibliographie
Balle, C. 1990. Tabus in der Sprache. Frankfurt am Main: Peter Lang.
Braem, Helmut M. 1966. «Berufsbild des Übersetzers literarischer und wissen-schaftlicher Werke». Unter: Europäisches 0tsch/das-kollegium/benutzerkreis/helmut-m-braem-berufsbild, login 16.05.20l9.
Braem, Helmut M. 1966. «Berufsbild des Übersetzers literarischer und wissen-schaftlicher Werke». Unter: Europäisches 0tsch/das-kollegium/benutzerkreis/helmut-m-braem-berufsbild, login 16.05.2019.
Goffmann, E. 1973. La mise en scene de la vie quotidienne. 1. La presentation de soi. Paris: Les Editions de Minuit.
Kohlmayer, R. 1996. „Wissen und Können des Literaturübersetzers „. In: Kelletat, Andreas (Hrsg.). Übersetzerische Kompetenz. Frankfurt/Main: Lang.
Kraft, H. 2015. Die Lust am Tabubruch. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht.
Kyi-Drago, A. 2016. Der Translator an Schnittstellen im mehrsprachigen Handlungs- und Spannungsfeld der interkulturellen Kommunikation. Norderstedt: Books on Demand.
Lebedewa, J. (Hrsg.) 2016. Tabu und Übersetzung. Berlin: Frank & Timme.
Luchtenberg, S. 1975. Untersuchung zu Euphemismen in der deutschen Gegenwartssprache. Dissertation an der Rheinischen Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn. Bonn: Hundt.
Nord, C. 2009. Textanalyse und Übersetzen. Theoretische Grundlagen, Methode und didaktische Anwendung einer übersetzungsrelevanten Textanalyse. 4. Auflage. Tübingen: Groos.
Prunč, E. 2008. „Zur Konstruktion von Translationskulturen". In: Schippel, Larisa (Hrsg.) 2008. Translationskultur - ein innovatives und produktives Konzept. Berlin: Frank & Timme. 19-41. Ruddies, Günther H. 1983. Vergnügliche Seelenkunde. Eine Psychologie des Humors. München: Kösel.
Schröder, H. 2003. „Tabu". In: Wierlacher, Alois / Bogner, Andrea (Hrsg.). Handbuch Interkulturelle Germanistik. Stuttgart: J.B. Metzler. 307-315.
Venuti, L. 1995. The Translator's Invisibility. A history of translation. London, New York: Routledge.
Wilss, W. 1997. „Die Rolle des Übersetzers im Übersetzungsprozeß". In: Wotjak, Gerd / Schmidt, Heide (Hrsg.) 1997. Modelle der Translation. Models of Translation. Frankfurt/Main: Vervuert. 89-105.
You have requested "on-the-fly" machine translation of selected content from our databases. This functionality is provided solely for your convenience and is in no way intended to replace human translation. Show full disclaimer
Neither ProQuest nor its licensors make any representations or warranties with respect to the translations. The translations are automatically generated "AS IS" and "AS AVAILABLE" and are not retained in our systems. PROQUEST AND ITS LICENSORS SPECIFICALLY DISCLAIM ANY AND ALL EXPRESS OR IMPLIED WARRANTIES, INCLUDING WITHOUT LIMITATION, ANY WARRANTIES FOR AVAILABILITY, ACCURACY, TIMELINESS, COMPLETENESS, NON-INFRINGMENT, MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Your use of the translations is subject to all use restrictions contained in your Electronic Products License Agreement and by using the translation functionality you agree to forgo any and all claims against ProQuest or its licensors for your use of the translation functionality and any output derived there from. Hide full disclaimer
© 2019. This work is published under https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/fr/ (the“License”). Notwithstanding the ProQuest Terms and Conditions, you may use this content in accordance with the terms of the License.
Abstract
A professional translator is contracted when language marks the insurmountable limit of understanding. It is widely understood that it is his task to overcome this linguistic border. The translation has the purpose of establishing mutual and genuine understanding. However, there are limits to understanding that are not anchored in linguistic issues. The article refers to those situations in which the text to be translated contains things that are not to be said or written: a taboo. Based on a practical example, the author makes aware of the challenge that taboos in texts can pose to the translator. She concludes that targeted strategies are needed to manage this.