Reçu le 28-04-2019 / Évalué le 18-10-2019 / Accepté le 14-11-2019
Résumé
Par ce présent travail, nous souhaitons apporter une contribution aux études, pour le moment tres rares au Moyen-Orient, qui s'intéressent au caractere social du roman noir et a son engagement politique. Le monde arabe a longtemps dédaigné les velléités littéraires de transposition du roman noir dans l'Orient contemporain, mais Ahmed Mourad a su, avec Vertigo, susciter l'enthousiasme de nombreux lecteurs qui, parce que le roman sonnait juste, se sont attachés aux aventures de son protagoniste. L'œuvre aborde la préoccupante situation sociopolitique égyptienne sous Moubarak. Elle reprend avec talent certaines composantes fondamentales de ce sous-genre policier qu'est le roman noir, a savoir la quete de vérité et surtout l'insistance sur la perversion et la décadence des milieux politique et économique. La brutalité de la société égyptienne dans laquelle regnent la corruption, la collusion et de féroces rivalités, est décrite dans un style heurté et dépouillé, d'une violence clinique, qui accentue le réalisme cru de cette fiction.
Mots-clés : roman noir, Égypte, corruption, violence, témoignage, réalisme
Özet
Roman, eski Cumhurbaskani Hüsnü Mübarek dönemi Misir Devleti'nin ekonomik, siyasi ve sosyal yönlerini anlatmaktadir. Yazar, gerçegi yansitma, ayristirma, yolsuzluk, suç, siyasi güçlerin rekabeti ve hukuksuzlugun sekillerini vurgulamaktadir. Bu makale, söz konusu romani bu açidan incelemeyi amaçlamaktadir. Çünkü Arap dünyasina yönelik bu tarz elestirel çalismalara ilgi çok azdi.
Anahtar Sözcükler: kara roman, Misir, yolsuzluk, siddet, realizm
Abstract
This article will hopefully be among the rare scholarly endeavors that have investigated the social aspects of le Roman Noir (noir fiction) in the Middle East, and its political engagement. Writers in the Arab world have abstained from writing noir fiction. However, Ahmed Mourads realistic novel Vertigo has attracted broad readership thus paving the ground for establishing noir fiction as a newly emerging subgenre in the contemporary Middle East. In fact, readers have sympathized with the novels protagonist quite easily. The noir narrative addresses the disturbing and critical socio-political situation in Egypt under the autocratic and authoritarian regime of the former Egyptian President Hosni Mubarak. The novel contains all the elements of detective fiction or the noir fiction subgenre i.e., mainly the quest for truth and magic realism. The novel portrays the ruthlessness, degradation, and corruption of the political and economic circles in Egypt. The raw realism of the novels literary style places it among contemporary realistic fiction.
Keywords : noir fiction, Egypt, corruption, violence, testimony, realism
Introduction
Le dbut du XXe siecle voit natre une littrature policiere tres contraste sur les deux rives de locan Atlantique. En effet, tandis que le roman policier a nigme spanouit de maniere tres classique en Angleterre, aux tats-Unis, des les annes 20, un nouveau courant de littrature policiere prend son envol. Des lors, a la suite des sanglants romans bon march appels dime novels ou pulp fictions, apparat le sous-genre du Hard-boiled (littralement le dur a cuire ) (Poucov, 2006 : 9), un type de rcit macabre melant histoires criminelles, vengeance, amours, ou lenqueteur est le plus souvent un dtective priv. Ce nouveau courant populaire va lui-meme inspirer le roman noir franais, qui assumera cette ascendance amricaine et cherchera progressivement a se construire une identit propre. Ce nom vient de la collection Srie Noire , cre en 1945 par Marcel Duhamel, ami de Boris Vian et comme lui grand amricanophile et cinphile clair.
De maniere intressante, le roman noir trouve une ascendance (pas toujours assume cependant) dans une tradition littraire raliste, qui apparat en France au XIXe siecle avec des auteurs tels que Balzac, Flaubert, Eugene Sue, Maupassant et Zola. Dja, dans Splendeurs et miseres des courtisanes, L'Assommoir, Les Mystres de Paris, on a le sentiment que les romanciers ne veulent plus dtourner leur regard, quils explorent des lieux et des microcosmes ignors de leurs prdcesseurs. Une certaine dmarche, sociologique avant lheure, leur permet de prendre en considration des sujets tels que ladultere ou la corruption. Cet intret pour des fautes morales que la socit bourgeoise entend ignorer fait des auteurs ralistes les prdcesseurs du roman noir ; les uns comme les autres seront dailleurs critiqus pour le caractere sordide des univers quils dpeignent. Par ces choix thmatiques le roman noir possede une dimension documentaire et offre la possibilit dexplorer (de maniere plus ou moins fantasme) les milieux ignors mais influents de nimporte quel pays ou nimporte quelle culture ; cest peut-etre ce qui a assure sa prosperite dans toutes les regions du monde ainsi que dans toutes les langues usitées.
Pourtant, la sphere arabophone integre assez tardivement le sous-genre du roman noir. Ce n'est qu'a partir des années 2000 que l'on découvre l'univers poisseux de ces fictions, en Égypte avec Ahmed Mourad, en Algérie grace a Yasmina Khadra ou encore au Maroc par le biais de Miludi Hamdushi.
Ahmed Mourad est né au Caire en 1978. Il étudie la photographie a l'institut supérieur du cinéma du Caire, ou il obtient son diplome en 2001. Son travail en tant que photographe personnel d'Hosni Moubarak, l'ancien président égyptien, a eu une grande influence sur son futur métier d'écrivain. De son propre aveu, Ahmed Mourad s'est lancé dans l'écriture pour évacuer la colere qui s'était accumulée en lui au cours de ces longues heures de travail dans un monde qu'il percevait comme lointain et superficiel. (Cité par Anna Clementi, 2014).
Ahmed Mourad écrit Vertigo, son premier roman, en 2007. Vertigo est une réussite littéraire car le roman aborde des sujets qui touchent la vie de chacun : Je ne parle pas de l'utopie, je me limite a décrire la tragique réalité de la situation en Égypte que nous traversons chaque jour , confirme l'auteur. (Cité par Anna Clementi, 2014). Tous les représentants des classes sociales composant l'Égypte actuelle trouvent leur place dans le roman, des plus riches et des plus puissants aux plus pauvres et défavorisés. Vertigo, de meme que L'Immeuble Yacoubian, est considéré comme un livre ayant préfiguré la révolution égyptienne. Au-dela des rives du Nil, le roman touche avec succes un large public oriental, lequel goûte ce genre de romans qui décrivent avec une lucide crudité la situation sociopolitique du monde arabe.
L'écriture au vitriol d'Ahmed Mourad dépeint un pays qui part a vau-l'eau, touché dans toutes ses spheres sociales ; elle donne vie a des dirigeants corrompus, a des policiers malhonnetes, a des hommes d'affaire cupides et a des journalistes a la solde des puissants. Écrasée par ces élites vicieuses, la population peine a survivre et sombre elle-meme dans la corruption. Vertigo est un roman révolté, un cri de ralliement adressé a un peuple égyptien abattu, comme plongé dans la léthargie. De son propre aveu, Ahmed Mourad était lui-meme au bord de l'explosion a l'époque ou il exercait son métier de photographe officiel, parce qu'il vivait une double vie depuis cinq ans, a l'instar du Dr Jekyll et de Mr. Hyde : [Traduction]. Pendant la journée, je passais des heures de travail avec Hosni Moubarak - un homme qui n'avait cessé d'enterrer les reves des Égyptiens pendant trois décennies - et la nuit, j'étais avec mes amis, qui le maudissaient et souhaitaient le voir disparaÎtre. J'étais en colere parce que je savais que le peuple égyptien était destiné a vivre mieux. (Cité par Mark Seacombe, 2011). Vertigo est un texte militant, qui naÎt du désir d'exploser, d'exprimer enfin le ressentiment de tout un peuple ; il naÎt de la colere d'un auteur et annonce une ire populaire qui explosera elle-meme place Tahrir en 2011. L'intéret que nous trouvons a cette œuvre, a l'origine de l'écriture de cet article, réside dans cette maniere dont le sous-genre du roman noir porte dans l'œuvre de Mourad une critique sociale tres acérée et méthodique, en dépit de la colere qui a motivé l'auteur dans son projet littéraire.
La question que nous nous sommes posée lors de la lecture de ce livre1 qui, douze ans apres sa parution, a déja la valeur d'un document historique, est la suivante : qu'est-ce qui a pu donner a Vertigo sa charge explosive, tout a la fois son succes (en partie de scandale) et sa réputation de reflet fidele de la société égyptienne au XXIe siecle ? Nous nous efforcerons ici d'apporter quelques réponses en menant une réflexion sur les différents éléments qui donnent son intéret a Vertigo : son appartenance au sous-genre du roman noir d'abord et le succes inattendu de l'adaptation géographique qu'en a faite Ahmed Mourad malgré les difficultés que ce genre avait connues dans le monde arabe jusqu'alors ; mais aussi l'expression étonnamment non contradictoire de la colere d'un auteur d'une part, et d'autre part d'une vérité lucide, froide sur un pays ou les injustices et la violence regnent.
1.Les romans policiers, un sous-genre double
Lorsque l'on se retourne aujourd'hui sur ce sous-genre policier relativement récent, son caractere double, voire antithétique, s'impose. Ainsi, si l'on exclut quelques éléments constitutifs quasi-inamovibles (la présence d'un meurtrier et d'une victime au moins), il est difficile de trouver un lien de parenté a des œuvres aussi éloignées que Le Crime de l'Orient-express et Le Dahlia noir ; la premiere se caractérise par le fait que la rationalité de l'enqueteur y fait la lumiere, tandis que dans la seconde la noirceur (noirceur des projets criminels, de la corruption, d'un univers qui échappe a la morale et a l'explication) n'y cesse de se répandre... Définir le roman policier revient donc a établir des subdivisions, en premier lieu celle distinguant le roman a énigme du roman noir. D'autres classifications plus subtiles, que nous ne pourrons pas passer en revue dans ce court article, sont encore opérées par les spécialistes.
On a tendance a voir le roman noir (et ses sous-catégories telles que le Hard-boiled) comme le successeur du roman policier a énigme. Peut-etre serait-il plus intéressant de voir dans le roman a énigme une sous-catégorie, plutôt anglaise, tres populaire en son temps mais désormais datée, du roman policier. En effet, si l'on se penche sur les prémisses du genre, on constate que la noirceur des univers fictifs qu'il présente, le caractere pulsionnel de ses actions et de ses personnages, sont présents des le XIXe siecle.
Ainsi, tous les spécialistes s'accordent a dire qu'Edgar Allan Poe, avec des fictions telles que Double assassinat dans la rue Morgue et La Lettre volée, est le pere du genre policier. Un élément reliant les fictions criminelles d'Edgar Poe au roman policier du XIXe siecle tient aux conditions civilisationnelles dans lesquelles elles ont émergé. Si l'on remonte au XIXe siecle pour se pencher sur le cas de l'auteur d'Histoires extraordinaires, mais aussi sur celui d'auteurs populaires comme Eugene Sue ou Zola, on constate que leurs œuvres refletent la naissance d'une civilisation urbaine et des débuts de l'industrialisation. Qu'elles aient une intrigue policiere ou non, ce sont cette ambiance citadine et une forme de déshumanisation des rapports humains qu'elle engendre, qui créent une connivence entre ces œuvres et les romans policiers du XIXe siecle2.
Jean Tulard confirme que le roman policier est avant tout le reflet d'une époque, le miroir d'une société qui y projette ses peurs et ses fantasmes. (1985 : 73). Francis Lacassin ajoute que le roman policier est une forme moderne d'épopée [qui] n'aide pas l'homme a s'évader, mais a demeurer dans sa prison. Beaucoup plus qu'une simple scorie de la civilisation industrielle, il est l'un des moyens pour la supporter. (1993 : 28). Genre anxiogene, peuplé de personnages cyniques, le roman noir n'a pu naÎtre que dans une société industrielle qui a généré ces angoisses, ces etres névrosés, ces âmes felées dont les œuvres de Baudelaire sont un autre reflet, poétique cette fois.
De son côté, Jacques Sadoul pense que le roman policier est le récit rationnel d'une enquete menée sur un probleme dont le ressort dramatique principal est un crime (1980 : 10), cette définition s'accordant mieux au roman a énigme parce qu'elle rattache l'univers romanesque policier a la rationalité de la réflexion a laquelle l'enqueteur se livre (Sherlock Holmes ou Hercule Poirot en sont les modeles). Selon Boileau-Narcejac (1975), les trois éléments constitutifs du roman policier sont ; la victime, le criminel et le détective. Et une paroi invisible semble séparer le monde de l'enqueteur de celui des criminels, protégeant le premier des vices et des errements dans lesquels nagent les derniers. Cependant, les auteurs de romans noirs se dispenseront bien souvent de ce mur invisible, voire tout bonnement d'un personnage d'enqueteur, cédant a une attraction pour le mal dont le public contemporain est également friand...
D'un point de vue historique, le roman dit a énigme est considéré comme le roman policier classique, structuré en un double récit, avec, comme point de départ, la narration d'un crime, puis celle de l'enquete qui lui est subséquente. L'identification du ou des coupables prime sur la punition consequente, qui interesse fort peu le lecteur. C'est l'enqueteur qui est au premier plan, il ne peut rien lui arriver (les meilleurs personnages d'enqueteurs bénéficient d'ailleurs d'une promotion en accédant au rang de héros de sagas). Et l'univers dans lequel le roman a énigme s'inscrit s'apparente a une bulle, relativement coupée de la société et de ses problemes : il se déroule d'ailleurs bien souvent dans un lieu clos, comme un manoir, une Île, un bateau ou un train, et les différences sociales des personnages en présence y paraissent factices, comme si l'on assistait a une forme de piece de théátre.
La diégese du roman noir mele crime et récit de crime, ce qui relegue la résolution d'une énigme au second plan. Contrairement au roman a énigme classique, dans le roman noir, la fin n'est pas prévisible. Punition, justice et restitution d'une normalité morale sont une issue possible parmi d'autres. En fin de compte, toute avancée positive vers la vérité et la justice est comme gáchée par un sentiment d'amertume et d'échec. Toute réparation, toute correction d'une situation anormale se limitent a un intermezzo puisque les crimes et méfaits surgissent ponctuellement, et les personnages sont constamment en danger. Par ailleurs, les personnages du roman noir sont psychologiquement instables et évoluent dans un contexte en perpétuelle mutation, ce qui en fait des personnages non-typés, contrairement aux stables enqueteurs du roman a énigme. Le protagoniste n'est d'ailleurs pas forcement le détective, il est souvent solitaire, contestataire. (Govin, 2001 : 13). Les themes sont contemporains et correspondent a des crises sociales : Dans cet univers, histoires sociales et politiques sont omniprésentes. (Reuter, 1989 : 81). Elles sont le cœur du récit, qui nous propose une plongée dans un milieu existant, mais dont l'auteur va nous donner une vision fantasmée et tres dramatique. Il est une vue d'artiste sur la ville et ses corruptions ; l'univers mis en scene n'y est pas clos, ses contours sont indistincts, propices aux errances et vaines poursuites... Il s'agira d'une mégapole la nuit, bien souvent, et un microcosme interlope s'y meut.
La grande littérature a tardé a prendre en considération le roman policier. On a pu le qualifier de paralittérature ou de mauvais genre3 , le condamnant a une évolution que le roman lui-meme a pu connaÎtre, puisque lui-meme était couvert d'opprobre avant que de grands noms (des auteurs anglais dont Diderot s'inspirera, les romanciers réalistes...) ne l'anoblissent. Le roman policier et ses sous-catégories variées peuvent désormais etre associés a des noms d'auteurs considérés comme des classiques (Conan-Doyle, Simenon, John le-Carré ...).
Mais sa condition est toujours fragile quand on passe dans le monde arabe. On ne trouve presque pas de spécialistes ni d'écrivains célebres qui exploitent ce sous-genre littéraire dans cette zone géographique. Pourtant, une lecture attentive de notre littérature arabe nous permet de trouver l'une des premieres histoires policieres écrites (certains sont remontés jusqu'a Oedipe roi de Sophocle pour donner une noble ascendance au roman policier). Å en croire Amro Ali Barakat, Les Mille et une Nuits sont l'archétype du roman policier. Cette œuvre serait d'essence policiere car son cadre général se fonde sur de nombreux crimes. D'ailleurs dans la soixante-neuvieme-nuit, connue sous le nom du chapitre des trois pommes , Shéhérazade nous livre un récit que l'on peut qualifier de policier. En effet, un jour, Haroun Al Rachid, le calife, accompagné de son Vizir Jaffar, quitte son palais pour inspecter les conditions de vie de ses sujets. Il rencontre un pecheur qui se plaint de sa condition ; d'ailleurs, il n'a pas peché un seul poisson depuis le début de la journée. Le calife demande au pecheur de jeter son filet dans le Tigre en lui confirmant qu'il achetera la prise, quelle qu'elle soit, a deux cents dinars. Å la surprise générale, la prise est un coffre dans lequel se trouve le cadavre d'une jolie fille. Haroun Al Rachid demande a Jaffar de résoudre l'affaire et de trouver le tueur.
2.Le roman policier arabe, un genre qui peine a se frayer un ehemin
Si la production littéraire ne peut etre considérée indépendamment de sa réception, la situation du roman policier arabe mene a établir un constat contradictoire : bien qu'il y ait un lectorat avide de ce sous-genre, sa production dans le monde arabe se heurte a plusieurs obstacles. On ne peut parler d'un roman policier arabe dans la mesure ou le fossé entre la production et la réception est profond. Le lectorat arabe s'arrache les romans policiers internationaux traduits en arabe. Par contre, ce meme lectorat ne s'intéresse pas ou peu a la production du meme genre conçue par des écrivains arabes. Ce constat pose plusieurs questions concernant les obstacles qui retardent la prospérité d'un roman policier arabe et l'émergence de spécialistes de ce genre. Pourquoi n'avons-nous pas de spécialistes du roman policier, comme en Occident ? Cela est d'autant plus consternant que la situation politico-économique de nombreux pays arabes depuis les années 1950 devrait etre une source d'inspiration pour de tels romans. Il y a des crimes incroyables qui se produisent tous les jours. Viols, incestes, transactions illégales, meurtres, trahisons : les journaux contemporains dans le monde arabe regorgent de ces faitsdivers qui nourrissent les univers sombres des romans policiers. Faudrait-il supposer qu'il est intrinsequement lié a un univers américain, ou plus largement occidental, faut-il que les histoires criminelles qu'il contient prennent place dans cette civilisation puissante et impérialiste, pour figurer sa face sombre ; et le monde arabe se trouve-t-il situé trop en périphérie de ce puissant Occident pour produire des fictions policieres convaincantes ? Reste que le roman policier arabe existe, il n'a a ce jour pas suffisamment trouvé son public, mais il n'en est pas moins a un stade de son évolution qui lui a déja fait expérimenter de nombreuses pistes dans les deux sous-genres communément établis du roman a énigme (d'ascendance plutôt anglaise, dont les auteurs les plus célebres restent Agatha Conan-Doyle et Agatha Christie) et du roman noir (d'origine américaine, qui a gagné reconnaissance et notoriété avec les romans hard-boiled de romanciers tels que Dashiell Hammett, Jim Thompson ou Raymond Chandler).
Le roman d'espionnage a ainsi connu une vogue : dans le cadre du conflit israélo-arabe, plusieurs romans d'espionnage, que l'on peut rattacher ou roman policier, ont vu le jour. Ra'fat al-Hajjan (1987) de l'égyptien SalihMursi reste le plus célebre exemple de la production arabe dans cette catégorie. Ce roman montre comment un jeune Égyptien a pu infiltrer les services des renseignements israéliens. Le roman a connu un succes sans précédent d'autant plus qu'il a été adapté en série télévisée. Il [Traduction], s'est imposé comme une lueur d'espoir pour le peuple arabe, lui ayant fourni une revanche (fictive) sur les humiliations qu'Israel a fait subir au monde arabe depuis 1947. (Al Sawari, 2009 : 70).
Plusieurs romans s'inspirant des codes policiers ont également connu un certain succes. Ainsi, Najeb Mahfoud utilise des éléments constitutifs du roman policier sans pour autant écrire un roman policier. Le voleur et les chiens (1961) s'inscrit dans cette perspective. Mahfoud utilise le rythme du roman policier en multipliant les crimes et les poursuites policieres sans vouloir écrire un roman policier. Le dessein de Mahfoud dans ce roman est de critiquer la société égyptienne dans les années soixante, surtout la frange de la population qui exploite le slogan de la Révolution pour ses intérets personnels, comme Raouf Elouane et ses partisans. De plus, on ne peut considérer Said Mahrane, le protagoniste du Voleur et les chiens, comme un vrai criminel, parce qu'il s'est assigné la mission d'éliminer ces hommes corrompus. C'est un hors-la-loi, imprégné de principes de justice et d'égalité, qui fait régner la justice a la maniere de Zorro ou Robin de bois, mais de maniere plus violente. L'intrigue policiere n'est qu'un miroir de la réalité de la société. Les crimes et les poursuites policieres completent la dimension réaliste du roman. La résolution d'une enquete ou la perpétration d'un crime ne sont pas au cœur de cette fiction, plus consacrée a la dénonciation de la corruption en Égypte.
Certains romans se sont révélés plus conformes au sous-genre du roman a énigme4. Ahmed Khaled Tawfiq5 confirme que l'Égyptien Mahmoud Salem est le premier a avoir écrit un véritable roman a énigme, Al Moukamiroun Al Kamssa ( Les Cinq aventuriers ), publié en 1973 ; celui-ci s'adressait principalement a la jeunesse. Al Moukamiroun Al Kamssa est une série d'histoires policieres, inspirée de la série anglaise The Five Find-Outers, et qui tourne autour d'enlevements, de vols et parfois d'espionnage. La série mettait en scene cinq aventuriers ágés de neuf a quatorze ans : Tawfiq, Nussa, Loza, Atef et Mohib, ainsi que leur chien Zenger.
De nombreux chercheurs et critiques ont attribué la raison de la stagnation du roman policier dans le monde arabe au manque de liberté. En effet [Traduction], la relation entre l'essor du roman policier et la liberté peut sembler étrange a premiere vue, mais en connaissant l'essence du récit policier on peut comprendre que ce lien est certain (Haj, 2001). Le roman policier repose principalement sur une enquete (celle du héros, mais en amont celle de l'auteur qui bien souvent va s'inspirer d'affaires réelles) qui mene a élucider les circonstances d'un crime. L'enquete ne se fait que dans une atmosphere de liberté qui est quasi-absente dans le monde arabe. Ainsi, si un écrivain veut faire un roman policier et s'inspirer d'affaires authentiques, il va se heurter a de nombreuses restrictions et a la censure. C'est ce que dit l'écrivain syrien vivant en Allemagne Rafik Shami : [Traduction]. La premiere raison de l'absence de roman policier est l'absence de la liberté dans tous les pays arabes. (Cité par Ibrahim Haj, 2011). De son côté, Bouchaib al Sawari confirme que les régimes totalitaires arabes interdisent a la police de rendre publics les crimes qui se commettent dans la société pour ne pas compromettre le pouvoir. Bien que le nombre de crimes commis, sous toutes ses formes, soit élevé dans le monde arabe, le roman policier ne peut s'en emparer, et l'aspiration a la justice et a la vérité qui lui est inhérent est bien souvent étouffée dans les pays arabes. L'écrivain égyptien Oihid al Taouilla pense que [Traduction], la répression contre le citoyen arabe depuis des décennies a fait de lui a la fois la victime et le héros épique d'un long roman policier. Ainsi, nous devons commencer par lire notre long roman policer avant d'essayer de lire des petits romans policiers. (Cité Mohammed Ayt Hana, 2018). Il ajoute : en Égypte, dans les premieres années de ma jeunesse, on disait quand une personne disparaissait que le gouvernement l'avait prise. (Cité par Mohammed Ayt Hana, 2018). Le roman policier se trouve ainsi directement lié a la liberté d'expression et au systéme démocratique. Pour pouvoir écrire des romans policiers, il faut avoir la volonté et la possibilité de regarder la vérité en face, et de dire cette vérité.
Par ailleurs, cette relégation du roman policier est renforcée par les jugements d'une bonne part du milieu littéraire arabe, qui refuse toujours de voir en lui une catégorie estimable. Il est souvent déprécié, qualifié de mineur et de léger, il ne ferait pas partie de la littérature noble et digne d'attention. De plus, la réprobation publique et l'illicite contribuent a brider l'univers policier dans le monde arabe. On peut en conclure que le manque de qualité et le lent développement du roman policier dans le monde arabe s'expliquent justement par la morale dominante, le manque de liberté et les tabous de la société arabe (criminalité, sexualité et religion), tabous que les écrivains doivent d'abord surmonter.
3.Vertigo, du roman noir a la peinture naturaliste de l'Égypte contemporaine
Le roman d'Ahmed Mourad marque un changement dans la reception de ce sous-genre littéraire. Vertigo est un roman sanglant, qui fait défiler businessmen, flicaille et politicaille, tous véreux, qui amassent pouvoir et argent sur le dos des plus faibles. Le romancier se pose en opposant au régime, l'accusant des différents maux qui terrassent la société égyptienne : chômage des jeunes, précarité des logements, bref, aucune issue n'est offerte au peuple. En insérant son héros dans un contexte reflétant avec fidélité la vie quotidienne, Ahmed Mourad arrive, pour la premiere fois dans l'histoire du genre en Égypte, a créer un roman policier réaliste. Les lecteurs égyptiens et arabes trouvent dans ce roman quelque chose qui les touche d'une maniere ou d'une autre. Å Ahmed Kamal, le héros du roman, toute une génération d'Égyptiens et d'Arabes a pu s'identifier. Le premier tirage de Vertigo a été vendu en moins de deux mois et cela représente un cas exceptionnel dans la réception d'un roman policier arabe, voire d'un roman arabe tout court, si bien que l'on peut se dire que si le roman policier n'avait pas encore connu un succes fracassant dans les pays arabes, ce n'était ni parce qu'il se heurtait a des obstacles culturels, ni parce qu'il était intrinsequement lié au monde occidental, mais parce que les productions antérieures a Vertigo n'avaient pas su saisir de maniere convaincante la société arabe moderne et ses problématiques spécifiques.
Le roman noir n'a pas le monopole de la violence littéraire, mais en l'expurgeant de tout artifice, en cristallisant sa brutalité, en amoncelant les cadavres, il renouvelle une vision cauchemardesque de la civilisation. La présence continuelle de la violence dans Vertigo n'a pas seulement une fonction thématique, topique du genre policier ; on ne peut la qualifier de complaisante ; elle fait évoluer les personnages dans un univers agressif, et signale des pratiques révélatrices des dysfonctionnements du régime, et plus largement de mœurs égyptiennes : elle est tristement a la hauteur de forfaits réels perpétrés en Égypte. Ahmed Mourad dresse ainsi un catalogue de violences toutes plus horribles les unes que les autres, créant d'ailleurs une parenté entre ce roman égyptien encore méconnu en Occident et un roman mexicain, 2666 (Roberto Bolano, 2004), devenu quant a lui presque un classique malgré sa parution récente. On peut voir que l'intrigue de Vertigo se délite meme au profit de ce catalogue ; a mesure que le roman progresse, la violence se manifeste de multiples façons.
3.1.Un roman a énigme biaisé
Vertigo raconte l'histoire du jeune Ahmed Kamal, diplômé de la faculté de commerce, qui a hérité du magasin de photographie de son pere. Le roman débute quand le jeune photographe, apres une longue journée de travail, se rend au bar
Vertigo pour voir son ami Hussam Mounir, un pianiste. Ce bar prestigieux voit défiler l'élite de la société cairote tous les soirs. Ce soir-la, sa vie va completement basculer. Depuis le balcon du bar ou il attend que son ami finisse son travail, il va assister a l'exécution de ce dernier et de presque tous ceux qui se trouvent dans le bar par trois tueurs professionnels. Ahmed Kamal découvre le massacre du bar Vertigo et devient le héros involontaire du roman d'enquete qui va suivre, car son appareil a saisi des clichés compromettants pour les commanditaires du massacre, et Ahmed est résolu a venger son ami, victime collatérale d'un reglement de comptes. Vertigo noircit la réalité sociale et politique égyptienne ou plutôt il la présente aux lecteurs dans toute sa nudité et sa monstruosité.
Une premiere particularité que l'on peut relever des les premieres pages de Vertigo est son appartenance non-exclusive au sous-genre du roman noir. Par l'argument qui nous est présenté par l'auteur, celui d'un héros extérieur a un univers de criminalité et qui se donne pour but de le dénoncer, d'en exorciser la puissance maléfique par sa volonté et son intelligence, on peut percevoir un lien avec l'univers du roman a énigme, la ou les romans les plus noirs s'émancipent du personnage de l'enqueteur et du theme de la quete de vérité et de justice propres au roman policier anglais en représentant un univers seulement peuplé de criminels (Pottsville, 1280 habitants, est un exemple fameux de cette évolution du roman policier).
Cependant, l'ambiance de Vertigo, extremement oppressante, penche largement du côté du roman noir ; mais surtout, ce qui distingue son protagoniste d'autres héros enqueteurs ou justiciers est précisément ce début de roman ; car Ahmed n'apparaÎt pas apres la violence, afin de faire la lumiere sur les causes de son surgissement, en se plaçant dans une zone surplombant celles des coupables et des victimes ; il devient un héros et un justicier a partir du moment ou il a été plongé dans le massacre du bar Vertigo. Cette expérience baptismale suscite un bouleversement en lui, une métamorphose. Ses yeux se dessillent et il comprend qu'il a toujours été une victime de cette violence sociale, mais qu'il ne pouvait pleinement comprendre les causes sociales de la violence qu'en faisant l'expérience, traumatisante, du massacre. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles l'identification des lecteurs arabes a ce protagoniste a été si forte.
3.2.Une écriture visuelle
Le crime du bar Vertigo, qui inaugure le roman d'Ahmed Mourad, est commandité par le Grand Pacha. Ce dernier cherche a faire taire Hisham Fathi et a envoyer un message fort a Yaya Dinon, deux hommes d'affaires connus. Le Pacha confie la mission a Adil Nassar qui la délegue a son tour a Safwan al-Behiri :
[Traduction]. On doit régler quelques affaires. Premiérement, le Pacha a reçu un enregistrement dans lequel Hisham Fathi tenait des propos compromettants á l'égard de son fils. [...] Hisham Fathi, cet idiot, s'est condamné, le Pacha ne veut plus entendre parler de lui.
- Quels sont vos ordres, monsieur ?
- Un accident, comme celui de Karim al Soussi, qui a tué sa femme et s'est suicidé.
- Yaya Dinon a quant á lui transféré une grosse somme d'argent le 2 février dernier á l'étranger ; de plus, la transaction d'armes qu'on lui avait confiée, il s'en est retiré sous prétexte qu'il y avait un défaut de fabrication, et nous savons que cela n'est pas vrai. [...] Nous voulons lui envoyer un avertissement fort, une chose qui l'affecte, qui le brise, c'est-á-dire qu'il devienne un mort-vivant (Mourad, 2007 : 47- 48).
Adil Nassar et Safwan al-Behiri, policiers corrompus, sont les nettoyeurs du régime. Ils sont chargés des opérations d'intimidation et de liquidation de tous ceux qui s'opposent a l'oligarchie en place dans le pays ou bouleversent l'équilibre des pouvoirs permettant aux maÎtres d'assurer leur pouvoir. Les commandos envoyés par Safwan al-Behiri massacrent ainsi tous ceux qui se trouvent dans le bar. Si l'on peut encore trouver une justification, un mobile, aux crimes particuliers, il n'en va pas de meme pour les massacres. Dans le cas du massacre du bar Vertigo, on passe d'une violence utilitaire, servant un but précis, a une violence comme fin en soi (Simonutti, 2004 : 25), ce qui est beaucoup plus effroyable que n'importe quel reglement de comptes, aussi sombre soit-il. La lutte entre acteurs du pouvoir, sanglante, ne s'embarrasse pas de préserver les figurants insignifiants présents dans la salle : le peuple est une quantité négligeable. Il faut citer le récit du massacre dans sa totalité pour en saisir toute la brutalité :
[Traduction]. Trois hommes musclésportant costumes et cravates noirs sortirent de l'ascenseur. Leur expression était dépourvue d'émotions. L'un d'eux sortit une cigarette, l'autre la lui alluma devant l'ascenseur et le troisiéme alla vers la fenetre pour regarder le Nil. L'un des gardes du corps, assis au bar, se dirigea vers eux pour leur expliquer calmement que leur présence n'était pas souhaitable lorsque, tandis qu'il parlait, son oreille gauche éclata soudainement, emportant une partie de son cerveau. Il tomba par terre comme une masse. Aprés, tout se passa vite. Ce qui persuada son oreille d'abandonner sa tete n'était qu'une balle tirée d'un pistolet silencieux par l'homme qui, un instant avant contemplait intensément, prés de la fenetre, le Nil. Á ce moment-lá, les deux autres sortirent leurs pistolets et leurs balles vinrent se loger dans la poitrine de monsieur Morgan, qui recula violemment et tomba sur le cou, au-dessus du tabouret du bar. Une chute qui pourrait etre la cause de sa mort plutôt que les balles. Une chute qui réveilla la reaction tardive de l'autre garde du corps assis au bar, lequel sortit son pistolet et tira deux coups, dont l'un toucha la porte de l'ascenseur et l'autre se logea dans le côté droit de l'assaillant qui se tenait prés de la fenetre, avant qu'il ne fût abattu par deux projectiles tirés de deux côtés différents dans sa poitrine et dans son cou par les deux autres ; ils se séparérent dans deux directions différentes, qui paraissaient biens étudiées, ce qui dénotait leur professionnalisme. L'un d'eux se dirigea vers le bar et l'autre vers la table que Hisham Fathi retourna avant de sortir son colt en argent. Il tira une balle vers l'un des assaillants, le plus proche, qui paraissait etre leur chef, ce qui lui arracha un morceau de l'épaule droite. Cette balle croisa en route une autre balle qui se logea dans le visage de Hisham Fathi, précisément au-dessus de son visage et qui le fit tomber sur les genoux, puis il s'affaissa sur son visage dont les traits avaient complétement changé. [...] Le troisiéme assaillant descendit le barman, qui courait vers la salle de bain, avec deux balles dans le dos. Puis il se dirigea vers Hussam qui se tenait derriére le piano. Il le regarda dans les yeux pendant un moment, puis il leva le canon de son pistolet. Á ce moment-la, Hussam tourna le regard sur le balcon ou Ahmed se cachait et observait la scéne avec terreur, en montrant la moitié de son visage. Leurs yeux se croisérent pendant une seconde. Hussam ferma les yeux et reçut une balle qui transperça le côté gauche de son visage et brisa le mur de verre rempli d'eau derriére lui. [...] Dans le bar ne demeuraient plus que trois personnes : Tarik, le responsable des réservations. Il vint de tomber devant l'ascenseur extérieur, touché par une balle tirée par l'un des assaillants ; un garçon aussi était séquestré dans la cuisine. Le dernier était Yaya Dinon, dont se rapprocha l'homme qui venait de tuer Hisham Fathi, lequel baignait déja dans une mare de sang ; elle avait transformé son large costume en tenue de condamné a mort. L'assaillant pointa son arme sur Yaya Dinon en attendant le retentissement de la derniére balle qui fut tirée du côté de la cuisine et se logea dans la poitrine du garçon détenu. Puis l'assaillant tira trois balles, avec précision, dans le genau de Yaya Dinon. (Mourad, 2007 : 34-35).
Nous pouvons constater que l'écriture de cette scene se rattache a une écriture cinématographique dans la relation crue des circonstances du massacre, qui suscite le malaise et exploite un effet de brutalité - le ton d'évidence de ce qui est raconté et le choix d'une froide focalisation externe ôtant leur humanité aux personnages présents dans cette scene. Ce passage nous fait évidemment penser aussi a une scene classique de cinéma (en effet, le roman noir et le cinéma ont partie liée, et ce de maniere encore plus marquée aujourd'hui qu'a l'époque ou les polars sont apparus), au cours de laquelle les assassins entrent dans un lieu, prets a passer a l'attaque. Le lecteur est marqué par l'action des spadassins, tantôt glacés, invisibles, tantôt vifs, meurtriers. Ces assassins l'emportent grâce a la violence, a leur physique imposant et a leur froide détermination. Ces traits de caractere rendent vraisemblable l'issue de la lutte. Un contraste tres fort oppose les prémisses de cette scene (l'atmosphere feutrée et élégante du bar Vertigo) et le chaos régnant a la fin du massacre : cette rupture, c'est celle que connaÎt alors le héros lui-meme. Le Vertigo d'Ahmed Mourad rejoint alors le Vertigo d'Hitchcock ; le héros du roman égyptien voit aussi en un instant un univers de rationalité, gouverné par le surmoi, flancher, basculer dans un sombre monde parallele peuplé d'instincts refoulés, d'une maniere similaire a la spirale descendante dans laquelle Scottie, le protagoniste du film incarné par James Stewart, sombrait6. Les personnages de cette scene seront pour le reste du roman associés a ce déchaínement de violence. Le héros meme, qui n'a su sauver son ami ni intervenir, voit une grande part de son humanité retirée a la fin de cette scene. Scottie comme Ahmed Kamal entament alors un voyage bien involontaire a l'intérieur d'une région dangereuse de la société comme de leur propre conscience, une région que l'on pourrait nommer le Ça, pour nous exprimer en termes freudiens.
Ce sont des lors les armes qui dominent ; le fait divers rejoint les images d'exactions guerrieres, trop nombreuses dans les pays arabes, faisant bien de Vertigo un polar spécifiquement arabe. On voit l'importance que l'horreur occupe dans l'écriture d'Ahmed Mourad, elle fait partie d'une esthétique qui prétend exprimer une réalité arabe contemporaine. Tout ou presque dans son roman passe par le regard, l'image horrifiante s'impose aux yeux des personnages (ceux d'Ahmed et de son appareil photo) comme a ceux du lecteur. Tout est fait pour rapprocher la lecture de ce passage de l'expérience d'un spectateur. L'auteur transforme la violence en tableau grâce a la figure de style de l'hypotypose, nous imposant une vision d'une Arabie contemporaine ou l'homme est nié par une violence qui fait de lui un objet.
Tzvetan Todorov estime que, de maniere générale, la brutalité distingue le roman noir des autres genres littéraires : Certains traits de style dans le roman noir lui appartiennent en propre. Les descriptions se présentent sans emphase, meme si l'on décrit des faits effrayants ; on peut dire qu'elles connotent la froideur. (1971 : 17). Le massacre du bar Vertigo est en effet rendu sans velléité de déploration ou de dénonciation. Il est décrit minutieusement, action par action. La dénomination des criminels par les assaillants contribue a la froideur que Todorov mentionne. L'acte violent opere par l'image et tente de s'émanciper du cadre textuel, dans une esthétique inverse a la dramaturgie classique ; on sent a quel point cette maniere de traiter la violence lui ôte tout le pathétique que pouvaient avoir des récits de mort de héros classiques (celle d'un Hippolyte ou d'un Pyrrhus par exemple). De plus, la brutalité de l'écriture de la violence dans la scene du massacre vient du fait que l'on nous donne l'impression d'assister a une situation réelle, qui a seulement été transposée dans le roman sans maquillage, sans aucune forme d'adaptation. Ce massacre est symptomatique d'une société en crise. Le roman utilise ainsi le massacre pour donner a voir l'état morbide dans lequel plonge toute une société.
3.3.Une narration circulaire
La tension du roman policier a énigme reposait sur le dévoilement de l'identité du coupable (Simonutti, 2004 : 46) et dans le jeu instauré tacitement dans le pacte de lecture entre le romancier et le lecteur : les pistes vers la résolution de l'intrigue, les péripéties de l'enquete sont autant d'éléments de complicité entre eux, un jeu biaisé par la plume omnipotente de l'auteur (du moins pour les meilleurs représentants de ce sous-genre). Si la tension persiste au sein de l'enquete du roman noir, on peut voir qu'elle ne porte plus sur le meme objet, c'est a dire la découverte du coupable. (Simonutti, 2004 : 46). En effet, il arrive que nous sachions a l'avance qui commet, ou qui va commettre les méfaits. C'est le cas dans Vertigo, le lecteur connaÎt le nom du chef des commandos, un certain Tarik Hassan Abdoullah, un homme marié a Soumya, enceinte de cinq mois. Vertigo rejoint alors tout roman, dans lesquels tout ce qui compte est de savoir ce qui va advenir des personnages, mais il se caractérise en plus par un univers de violence ou le crime peut survenir a tout moment. L'autre aspect qui le distingue est que la tension vient plus précisément de l'incertitude quant a la place qui sera accordée a la vérité, dont le héros semble le dernier défenseur ; cette vérité, on la connaÎt des les premieres lignes du roman, et Ahmed Kamal tente courageusement de l'imposer dans la société, au péril de sa propre existence.
Face a la brutalité, a la décadence et a l'iniquité, Ahmed Kamal n'hésite pas a s'engager physiquement et intellectuellement dans son enquete. Contrairement a d'autres auteurs de romans noirs plus cyniques, Ahmed Mourad maintient une étincelle de moralité dans son œuvre avec son protagoniste malmené. Ahmed Kamal ne dispose pas de capacités surnaturelles, il ne se met pas en avant et ne se manifeste pas comme un héros. Il se présente comme un petit caillou qui va essayer d'empecher ces gens de dormir. Ahmed Kamal reconnaÎt qu'il n'est qu'un nain qui s'attaque a plusieurs géants. Il est bien un humain, fragile et imparfait, mais il est aussi pret a tout pour faire rayonner la vérité. Il décide alors de se lancer dans une guerilla contre tout un systéme corrompu et gagne par la sa dimension exemplaire. Ahmed Kamal fait ainsi appel a ses connaissances cinéphiles et littéraires, puisant dans ses souvenirs de romans d'espionnage et de polars pour prononcer sa declaration de guerre contre la corruption. Ainsi, aprés une longue reflexion, a la maniére des lettres empoisonnées a l'anthrax, il decide envoyer une enveloppe par un courrier normal avec des photos au journaliste corrompu Jalal Morsi : [Traduction]. Vous avez une seconde chance pour corriger votre ancienne faute. Avril 2005.le massacre du Vertigo. [...] Les photos dans l'enveloppe blanche. Publiez-les, demandez qu'on rouvre l'enquete contre vos photos. Beaucoup de journaux aimeraient voir la face sombre de Jalal Morsi (Mourad, 2007 : 224). Jalal Morsi refuse de publier les photos ; il menace Ahmed et envoie les photos au policier véreux Safwan al-Behiri. Le lecteur découvre alors que les oreilles et les yeux des policiers sont présents partout. Le lecteur se trouve devant une organisation mafieuse qui englobe hommes d'affaires, policiers, ministres, journalistes. Face a cette coalition d'etres corrompus, Ahmed Kamal ne peut plus mener l'enquete scientifique qui avait cours dans le roman policier classique : sur son chemin, les obstacles et chausse-trapes sont trop nombreux pour qu'il trouve un droit chemin vers la vérité et la justice. En découvrant que des policiers sont impliqués, Ahmed cherche ainsi a se protéger. Il contacte Alla Jumaa, un journaliste que Jalal Morsi a licencié de son journal parce qu'il avait écrit un article sur les transactions illégales de Hbibe Amine et Fathi al Assal, deux hommes d'affaires corrompus. Jalal Morsi a la une de son journal a traité Alla Jumaa de diffamateur sans scrupules, qui salit la réputation des gens honnetes tels que Hbibe et Fathi.
Pour Tzvetan Todorov, le récit du crime et celui de l'enquete sont deux éléments bien distincts. Dans le roman a énigme, le récit du crime surgit bien souvent seulement au point de chute de l'enquete, et il en est un élément ancillaire. Or, dans le roman noir, et dans Vertigo en particulier, il y a imbrication de ces deux moments du récit, comme révélée par le débordement de la violence dans toutes les étapes de l'enquete. En effet, Alla Jumaa et Ahmed Kamal réunissent leurs preuves et décident de contre-attaquer. Alla Jumaa réussit a publier les photos indécentes de Jalal Morsi dans un journal privé. La police ferme le journal et oblige son rédacteur en chef a donner le nom de la personne qui a fourni les photos. Une véritable chasse a l'homme commence contre Alla Jumaa et Ahmed Kamal, que la police suspecte d'etre la source d'Alla. Se sentant en danger de mort, Alla Jumaa confie a Ahmed Kamal la clé d'un coffre bancaire ou il garde des documents qui inculpent Fathi al Assal et Hbibe Amine. Safwan al-Behiri demande a ses hommes de liquider Alla Jumaa en faisant exploser son appartement : [Traduction] Les pompiers descendaient en portant une civiére, Ahmed s'approcha de l'entrée. La civiere portait Alla ou ce qu'il en restait. On le couvrit d'un drap blanc, mais on pouvait voir sa main, dont la couleur était devenue noire. (Mourad, 2007 : 352). Tout l'art d'Ahmed Mourad consiste ainsi a nous donner a voir, a exhiber la mort et l'horreur (dans ce détail de la main calcinée) pour rendre compte de l'état de toute une société salie, enlaidie par le crime pervers. La couleur noire de la main reflete le noircissement de la société. Vertigo exhibe ainsi cette image horrible aux yeux du lecteur comme a ceux d'Ahmed, qui a décidément plongé dans les abÎmes de la corruption égyptienne et voit les rares hommes justes du pays cruellement éliminés. La carbonisation du corps agresse le spectateur (fictif) et le lecteur de la meme maniere, comme si cette horreur, cette douleur, nous étaient directement montrées, afin que nous prenions une pleine conscience du caractere révoltant de la mainmise d'hommes corrompus sur nos pays.
Ahmed Kamal réussit a récupérer les documents d'Alla avant la police et il laisse a la place une enveloppe pleine de photos. Sur une de ses photos, on voit Alla Jumaa et Juda, évidemment une photo retouchée. Ainsi, la police arrete de chercher Ahmed Kamal en pensant que feu Juda était la source d'Alla. Si la violence apparaÎt de moins en moins justifiée et de moins en moins justifiable, il paraÎt difficile de demander a l'enquete de justifier et de faire comprendre le crime. L'enquete d'Ahmed Kamal achoppe, l'homme avoue son impuissance face a la violence. La violence fait obstruction au cheminement intellectuel qui constitue l'enquete dans le roman policier classique. Meme si Ahmed Kamal n'a pas réussi a véritablement les inquiéter, il réussit au moins a mettre en lumiere la culpabilité de ses ennemis. Grace a son ami Omar, un génie de l'informatique, Ahmed publie sans se compromettre toutes ces photos sur internet et suscite ainsi un scandale sans précédent.
Si dans le roman policier classique, le récit se clôt des résolution du crime, dans le roman noir, le héros échoue a expliciter la violence et a fortiori a la conjurer. L'enquete ne réussit plus a restaurer l'ordre. C'est bien pourquoi l'enquete se défait au profit, semble-t-il, de l'envahissement de la violence dans Vertigo, des coups bas et de la diffamation - procédés auxquels le héros lui-meme est contraint de céder, toute tentative pour vaincre ses ennemis avec droiture étant vouée a l'échec. Le roman noir constitue une inversion complete du roman a énigme puisque dans ce dernier, le crime constitue l'origine du récit, tandis que dans l'autre, il entache l'univers fictionnel du début a la fin de la narration. Une analyse de la fin de Vertigo nous permettra de voir comment le roman noir opere ce détournement du roman a énigme. Vertigo s'ouvre sur un massacre, et se clôt par une série de meurtres. Suite au scandale, Jalal Morsi, le journaliste corrompu, qui a réussi a fuir en Angleterre, est liquidé. Tarik Hassan Abdoullah, le chef des commandos, est lui-meme assassiné par un tueur a gages envoyé par Yaya Dinon pour se venger :
[Traduction]. L'homme se mit ä côté de lui pour regarder la mer : Beau paysage .
Tarik répondit sans enthousiasme : Oui .
L'homme : Tu es seul ici ?
- Qui es- tu ?
Il se retourna et découvrit le canon d'un pistolet silencieux pointé sur sa tete : Yaya Dinon te passe le bonjour.
La mer disparut, la lune s'éteignit et le bruit des vagues cessa.
(Mourad, 2007 : 396).
La similitude entre le début et la clôture du roman nous montre que la situation de la société égyptienne n'aura pas évolué. Les remous politiques, entre l'inertie du début et de la fin du roman, ont eu peu d'impact sur l'Égypte. Tout compte fait, Vertigo est le miroir déformant du Bildungs roman et l'avilissement stylistique du roman policier classique dans la mesure ou toutes les actions menées dans le roman sont vouées a l'échec et condamnent la société au statu quo. Pour le lecteur, il s'agit plus d'un roman de confirmation que d'un roman de formation avec cette implacable vision du monde. De façon plus cruelle, la fin montre que la mort elle-meme est vaine, les nombreux meurtres représentés dans le roman n'ont pas permis de faire évoluer la situation de la société : ils ont pour seule conséquence de substituer au sommet de l'État des personnages corrompus par d'autres personnages corrompus. La fin des romans noirs se caractérise par le fait de ne livrer qu'une conclusion partielle, dans le sens ou elle ne clôt pas l'histoire. (Simonutti, 2004 : 77). Ceci est particulierement vrai chez Ahmed Mourad. La structure de Vertigo s'affirme comme une structure en boucle. La fin du roman, tout comme la violence omniprésente au fil de la croisade du héros, signale l'échec probable de cette derniere et la répugnance du roman noir a restaurer l'ordre. De cette façon, la violence ne commence pas avec l'enquete d'Ahmed et ne s'acheve pas avec elle. La violence n'occupe pas la meme place et la meme fonction qu'elle occupait dans le roman a énigme. Omniprésente, continuelle, elle ne s'acheve pas par la résolution de l'énigme, elle déborde le parcours du héros, elle est un océan dans lequel le héros plonge, puis ressort, souillé. Elle est la valeur maitresse présidant les rapports dans la société.
Cependant, s'il y a bien un changement entre le début et la fin, il se situe dans la rehabilitation de la mort d'Alla : [Traduction]. Les photos d'Alla Jumaa et Juda apparaissent sur la une des journaux indépendants. Plusieurs histoires se tissent autour d'eux. Certains disent qu'ils sont des amis de la lutte contre la corruption. (Mourad, 2007 : 392). L'art de Mourad consiste a faire voir la violence symptomatique de la désagrégation de toute une société ; des lors, la seule ouverture que suggere ce roman circulaire résiderait dans une réponse collective, civile, a la violence hiérarchique, car nul héros vraisemblable ne saurait a lui seul rétablir l'ordre. La réponse a cette violence sera donc politique.
3.4.Un roman de la désillusion
En assistant au massacre du Vertigo, Ahmed accede a un autre niveau de conscience, il acquiert une vision plus surplombante et exhaustive des maux que connaÎt sa ville, et plus largement l'Égypte. Des lors, la narration change de patronage, reléguant le roman policier, ses enquetes, son aspiration a la justice et a la lumiere, pour s'affilier a une littérature d'inspiration naturaliste. C'est désormais la peinture d'une société gangrenée, d'un pessimisme digne d'un Zola, qui prévaut.
Le concept éponyme développé par Erich Auerbach dans Mimesis : la representation de la réalité dans la littérature occidentale, pose l'interpénétration du réel et de la fiction dans Vertigo. En effet, Auerbach conçoit l' imitation littéraire comme un procédé consistant a transférer dans un tissu textuel (narratif) de la réalité, apparemment non manipulée par les artifices de la representation. Pour Auerbach la mimésis ne serait donc pas un mode de representation du réel, mais bien plutôt un mode de présence du réel dans la representation. Vertigo nous décrit si bien la géographie des lieux que nous pourrions reconstituer les divers déplacements des personnages en nous aidant d'une carte du Caire, de quartier en quartier, d'Al Zamalek et d'Al Manil jusqu'a la place Talat Harb par exemple. Chaque déplacement renvoie a un référent réel. De plus, Vertigo nous renvoie aux années qui precedent la revolution égyptienne, a l'issue de laquelle Hossni Moubarak a abdiqué. L'auteur se garde cependant de donner des indications temporelles plus précises, mais on retrouve l'ambiance propre a ces années : c'est un interminable et monotone présent de corruption, qui s'est étiré pendant des décennies en Égypte. Vertigo rend compte de la sociologie du Caire a cette époque. Il nous donne a voir les groupes sociaux qui composent la ville suivant leur profession et leur rang social. Avec une prédilection, comme le fait remarquer Ahmed Mourad lui-meme, pour les pauvres et les oubliés de la société égyptienne, qui pour une fois, par inversion romanesque du réel, occupent dans son œuvre plus de place que les puissants. Il dépeint ainsi minutieusement le quartier pauvre ou Ahmed Kamal habite. Il nous fait voir tour a tour la misere de la majorité de la population et l'exubérance de la vie d'une minorité qui prend tout le pays en otage.
Le cadre réaliste posé par le romancier est assez révélateur de ses intentions. Sont visés par sa plume acerbe les organes de presse, les partis politiques, les courtisans du pouvoir. Si Ahmed Mourad inscrit son univers fictionnel dans un réel connu par le lecteur, il semble qu'il cherche a s'en rapprocher le plus possible, a faire comme si le roman était un calque de la réalité, mais sur lequel il inscrit également les émotions des Cairotes. Parmi ces effets de réel, on voit qu'Ahmed Mourad insere des articles de journaux, fictifs, recourant a tous les moyens pour que ses lecteurs soient persuadés que des modeles réels existent non seulement pour ses personnages (a la maniere d'un La Bruyere), mais aussi pour les crimes perpétrés dans le livre. De plus, Ahmed Mourad utilise des noms qui nous font penser a des personnalités réelles. A titre d'exemple, quand il parle du jeune prédicateur tres populaire Amro Hamed, on ne peut que penser au célebre prédicateur égyptien Amro Khaled. Et quand l'auteur nous parle du prédicateur Khaled Asskar, que le gouvernement soutient pour contrecarrer la popularité et l'influence d'Amro Hamed, nous pensons au controversé prédicateur égyptien Khaled al Gendi. Toutes ces interrogations des lecteurs sur d'éventuels référents réels aux personnages de Vertigo sont bien légitimes, car elles naissent du constat que les similitudes entre l'auteur et son héros sont flagrantes : les hommes corrompus qu'a vus l'ex-photographe Ahmed Mourad ne sont-ils pas tous représentés dans le roman du photographe fictif Ahmed Kamal ? Les similitudes entre le héros et son auteur sont trop nombreuses dans le roman pour ne pas éveiller de tels soupçons : ils portent tous deux des lunettes, ils sont nés le jour de la Saint-Valentin, ils ont tous deux hérité du travail de leur pere... La question qui se pose des lors est de savoir si ce protagoniste quasi-autobiographique est entouré de personnages eux-memes a peine romanesques, quasi-calqués sur le réel, ou si Ahmed Mourad construit autour de ce héros si proche de lui un monde réaliste, mais né avant tout de sa propre fantaisie, meme si celle-ci construit un univers tres vraisemblable.
Le réalisme de Vertigo est loin d'etre un ornement littéraire, il contribue a faire de ce roman noir un vrai document. S'il parvient a nous faire percevoir la sociologie d'un pays a une époque donnée, c'est qu'il opere un travail de prélevement littéraire de nombreuses bribes de réel. Le travail s'élabore en premier lieu a partir de l'exploitation des faits divers : comme le confirme Claude Chabrol, le fait divers a un avantage considérable, il permet de bâtir la petite maison que l'on veut faire sur un terrain solide, puisque réellement existant. (Cité par Bubied Annick et Marc Litis, 1999 : 114). Les actions du roman rejoignent ainsi des faits divers qui sont advenus dans la réalité, laissant l'opportunité aux lecteurs de les critiquer.
Vertigo s'approprie en outre l'idée du témoignage habituellement réservée a l'écriture journalistique. Le témoignage dans le roman noir differe du témoignage journalistique dans le sens ou un article de journal, et notamment un article retranscrivant un fait divers, est souvent écrit sous le mode de la constatation, non engagée (bien que cette seule constatation soit déja un acte courageux de la part du journaliste qui la publie). Le sujet traité est anecdotique car il se perime, vite remplacé par d'autres faits divers plus frais. Å la différence de l'article de fait divers, le roman noir va témoigner, non pour répondre au désir de sensationnel du lecteur, mais pour l'amener a réfléchir ; il retient parmi le flot de faits divers un événement et le fige, nous invitant a comprendre l'étendue de ce qu'il révéle sur notre société. Le roman noir ne donne pas nécessairement a voir ce que le lecteur désire, favorisant une écriture coup de poing qui peut le brusquer. Il est important de voir tout d'abord que Vertigo ne témoigne pas seulement au sujet d'une affaire criminelle, mais aussi sur l'état d'une société donnée, d'un systéme décrypté tout au long du roman. Comme le confirme Ahmed Mourad, le crime est le déclencheur de l'histoire, mais peu importe qui a commis le crime ou quelle sera la punition. Ce qui prime, c'est le drame humain, la dissection de la société7 en différents niveaux et l'observation de ces niveaux pour mieux les comprendre. Le témoignage de Vertigo consiste, nous l'avons vu, a rendre compte de l'état morbide de la société égyptienne, mais il nous donne aussi a voir la perversion criminelle sous toutes ses formes. L'écriture de Vertigo frappe le lecteur par la diversité des images d'horreur qu'elle propose et par la netteté de ces memes images.
Pour finir cet article, nous essaierons donc d'établir quelques enseignements a tirer de cette esthétique réaliste suivie par Ahmed Mourad dans Vertigo, en commençant par aborder le théme de la sexualité.
4.La perversion des rapports amoureux
La violence exercée par une élite cairote dépravée s'affirme comme une force centripéte, qui attire toutes les actions et aspirations des personnages pour les assujettir. Ainsi, le sexe se trouve associé a elle dans Vertigo.
Le lieu dans lequel les représentants du pouvoir se rencontrent est logiquement le cabaret, lieu de débauche dont l'existence est hypocritement préservée dans un pays qui se prétend religieux. Dans le cabaret Le Paris, on fait la connaissance de plusieurs personnalités qui ont de l'influence dans la société égyptienne : Fathi al Assal, qui posséde la plus grande société agroalimentaire en Égypte ; il appartient a la famille du ministre Abd al Rahim al Assal et monopolise le marché, augmentant et baissant les prix a sa guise ; Hbibe Amine, le fils de Sharif Amine, un des hommes les plus influents du pays ; Jalal Morrsi, le rédacteur en chef du Journal de la liberté, un journal soi-disant d'opposition. Dans ce cabaret, qui dissimule une maison close, hommes d'affaires, hauts fonctionnaires et députés viennent assouvir leurs fantasmes pervers. Les masques de la décence de ces personnalités publiques tombent. Dans ce cabaret, on voit aussi a quel point les personnes influentes s'entraident et se soutiennent. Leurs rapports conflictuels racontés a la une des journaux ne sont que des apparences pour tromper l'opinion publique, représenter le spectacle d'une démocratie confrontant des personnalités au service d'idéaux politiques.
Mais le sexe, aussi vicieux soit-il, devrait appartenir a la sphere privée pour tous ces hommes de pouvoir. Or, il n'en est rien, car leur soif de pouvoir exploite cette faiblesse pour abattre leurs adversaires.
Safwan al-Behiri, l'un des deux nettoyeurs a la solde d'une élite cairote corrompue, s'est spécialisé dans les manœuvres destinées a avilir publiquement des personnages publics. Le roman nous donne l'exemple d'une actrice tres célebre que Safwan al-Behiri a vilement recrutée :
[Traduction]. La mission était de la surprendre avec un amant étranger complice; quand celui-ci se trouva seul avec elle dans une position intime, la police rentra dans la chambre surveillée avec des caméras. Elle fut arrétée pour prostitution avec la sextape comme preuve ; elle se crut perdue quand on la convainquit que l'homme était un espion israélien et qu'elle serait accusée de collaboration avec un État étranger. Elle eut un malaise et devint alors une pâte molle, que l'on jeta á n'importe quel responsable. (Mourad, 2007 : 49).
Des lors, l'actrice sera utilisée comme une arme, une arme sexuelle, pour piéger les opposants au régime. Cette méthode vise a amoindrir la légitimité morale de tous ceux qui se dressent contre le régime. En outre, le discrédit dans lequel tombe une personne ainsi humiliée a les memes avantages qu'une mise a mort, car on ne se releve pas d'une telle chute dans la corruption. Meme si la morale et la vérité sont deux valeurs distinctes, on ne peut dans un régime qui a partie liée avec la religion considérer la vérité d'un énoncé s'il est formulé par une personne dont il est établi qu'elle est immorale. Ainsi, la derniere barriere, avant que la société ne tombe dans une complete violence, est franchie. (Simonutti, 2004 : 30). Safwan al-Behiri, dont la conscience est morte d'un infarctus (Mourad, 2007 : 49), ne perçoit pas la transgression : il est utile a ses supérieurs. Ils se servent de lui parce qu'il n'a pas de scrupules. Il a perdu toute notion de ce qui ne se fait pas. Il n'est pas conscient de la limite franchie, et de ce fait, la violence peut se perpétrer. Les sextapes, arme contemporaine de destruction dont il est tristement beaucoup question de nos jours8, visent a jeter l'opprobre sur une personne publique, pour faire pression sur elle, ou plus simplement pour s'en débarrasser.
Mais le plus dangereux, c'est que cette pratique est entrée peu a peu dans les mœurs, surtout chez les hommes d'affaires, également corrompus. En effet, le puissant Hisham Fathi a la faiblesse de filmer ses ébats amoureux avec ses conquetes feminines. Sa derniere sextape le montrait avec la danseuse Sali, qui travaille dans le cabaret Le Paris. Cette sextape est trouvée par la police lors d'une perquisition chez Hisham Fathi. Elle est diffusée sur le net avant qu'on n'élimine physiquement Hisham Fathi, pour, quelque part, rendre plus acceptable sa disparition, dont on n'approfondira pas les causes. L'humiliation provoquée par la diffusion dans le domaine public de turpitudes relevant du domaine privé mene non seulement a la mort politique - cela s'est vu dans le monde réel - mais plus brutalement a la mort physique. Le roman nous ramene ainsi au constat pessimiste d'une régression du systeme démocratique, dont tous les tenants (la police, la presse, les politiciens) devraient équilibrer leur pouvoir grâce au débat, a la recherche de vérité, vers un univers ou les bas instincts ont submergé la raison.
Dans Vertigo, le scandale de la danseuse Sali avec Hisham Fathi répete le scandale réel advenu autour des frasques d'une célébrité égyptienne. Son compagnon a filmé leurs ébats amoureux, puis il posté la sextape sur le net. L'affaire a défrayé la chronique. D'ailleurs, le chantage politique via la sextape est une pratique qui s'est tres bien exportée en Égypte. Etemad Khorshid9 confirme que cette tactique a été employée sous Moubarak contre des opposants au régime. Elle confirme que Safwat Al Sharif, le ministre des médias d'alors, a perverti cinq cents étudiantes et beaucoup d'actrices, appliquant les memes méthodes de recrutement que celles racontées dans Vertigo, pour neutraliser les opposants, fondant un véritable service secret dont l'arme était la beauté de ses agents. Ce genre d'affaire ne cesse d'alimenter les émissions égyptiennes
4.1. Perversion des rapports sociaux : une reflexion sur la langue
Le roman d'Ahmed Mourad montre comment la corruption des élites gangrene toute une société, dans un mouvement descendant. L'individualisme féroce des chefs devient la norme dans tous les rapports sociaux. Pour démontrer cette idée, l'auteur s'intéresse tout particulierement a la question de la violence verbale. Celle-ci n'est pas moins destructrice que la violence physique, car les personnes qui en sont victimes vont éprouver des blessures dont les cicatrices, en l'occurrence les souvenirs, demeureront vives pendant longtemps. Ahmed Kamal, le héros photographe du roman, est la principale victime de ces vexations.
En effet, Ahmed Kamal essaie en vain de publier les photos du massacre en les envoyant d'abord au Journal de la liberté de Jalal Morsi, pour lequel Ahmed Kamal avait beaucoup d'estime, puis a tous les journaux publics et privés. Tous les journaux préferent cependant accréditer la these d'un reglement de comptes entre deux hommes d'affaires pour une histoire de femmes. Il abandonne ainsi pour un temps cette entreprise dangereuse. Sur les conseils de Juda, un photographe quinquagénaire qui considere Ahmed Kamal comme son fils, le témoin dont personne ne veut entendre le témoignage travaille dans le fameux cabaret Le Paris dirigé par le dépravé Hbibe Amine. Son regard tombe alors sur des scenes surprenantes, dans cet étrange monde nocturne ou célébrités, hommes d'affaires et hauts fonctionnaires viennent se vautrer dans le stupre. Ahmed essaie de s'adapter a ce monde, mais il finit par se disputer avec Hbibe Amine parce qu'il refuse de transmettre a une femme un petit papier sur lequel son employeur a inscrit son numéro de téléphone. Hbibe Amine se met a insulter Ahmed : espece d'animal , femmelette , racaille , fils de chien , fils de pute , ordure , espece d'âne (Mourad, 2007 : 129). L'utilisation de mots offensants vise a briser Ahmed et a lui faire sentir son infériorité sociale : puisqu'il n'a pas su dominer et se retrouve dans le rôle de simple subordonné, il est moins qu'un homme, une femmelette , voire un animal , un âne ; sa flétrissure agit meme sur ses ascendants pour les salir rétrospectivement (il est un fils de pute et de chien ). En creux, il faut comprendre que l'homme se définirait avant tout par sa capacité a écraser ; ses victimes se voient refuser le statut d'etres humains. Ici, les injures ne sont donc pas indifférentes. Hbibe Amine est convaincu de son point de vue et ne ressent pas une once de regret apres les avoir proférées. Via la répétition incessante des injures, il essaie de détruire Ahmed moralement et psychologiquement. Ahmed se caractérise par la fonction qu'il occupe, a savoir celle de photographe dans un cabaret. Elle le place au sein de la société et le confronte a la violence, au crime, il est un etre que tous ces gens daignent a peine regarder, mais lui observe tout attentivement. La lutte des classes n'est pas absente dans Vertigo. Les pauvres sont humiliés et sont contraints de subir l'injustice sociale. L'affaire ne s'arrete pas la d'ailleurs et la violence devient plus explicite lorsque Fathi al Assal vient en aide a son ami Hbibe Amine et gifle Ahmed Kamal, demandant qu'on le chasse du cabaret - cependant, Ahmed ne sera pas immédiatement mis a la porte.
Par ailleurs, Ahmed Kamal subit la violence verbale des policiers. Dans l'une des scenes les plus marquantes du roman, le protagoniste se fait humilier par trois policiers devant Ghada, une fille dont il a fait la connaissance, nourrissant déja des projets de mariage. Les deux amoureux sont assis pres du Nil, lorsque trois policiers commencent a les embeter sous prétexte qu'ils sont a proximité de la villa d'un haut responsable. Les policiers demandent leurs pieces d'identité puis ils les soumettent a un interrogatoire. Un des policiers se met a se moquer d'Ahmed et a menacer de dresser un proces-verbal au commissariat pour atteinte a la pudeur publique, parce qu'Ahmed tenait la main de Ghada - reproche d'une grande ironie lorsqu'on a lu les agissements des habitués du cabaret. Ahmed se tait et subit les humiliations des policiers pour proteger Ghada. Il parle poliment aux policiers, sans se rebeller. Il accepte la violence, se soumet a l'humiliation. Son comportement est proche de celui de tout jeune homme arabe qui ne veut pas faire scandale ni compromettre son avenir. Alors que l'iniquité est la norme dans ce monde, accepter sa lácheté exige, ironiquement, du courage. En effet, Vertigo met en scene des hommes corrompus qui font regner la terreur et fait echo a une injustice latente dans la société égyptienne. Force est de constater que la predominance des policiers violents et malhonnetes dans Vertigo montre que l'infraction a la loi a en Égypte deux poids et deux mesures, selon le degré de pouvoir de chacun. La décadence de l'institution de la police est ainsi mise en évidence, que ce soit dans ses rapports avec la population, ou dans les agissements qui témoignent de son iniquité. L'omniprésence de la violence policiere dans le roman montre que les forces de police, censés protéger l'ordre, se changent en forces de désordre.
4.2. Chaos public et chaos privé
La clique politique mise en scene par l'auteur se distingue par sa brutalité a l'égard de la population et ce pouvoir devient vicié des lors qu'il s'en prend a l'intégrité physique du peuple. Le renversement des valeurs morales intervient avec des gouvernants qui accablent leurs mandataires. C'est une vaste organisation économique et mafieuse qui se met en place pour anéantir a petit feu la population ; et cette description est au cœur du roman, le sort du héros étant relégué a un second plan (Ahmed est avant tout un regard dans Vertigo, son rôle est de nous introduire dans ce monde de manigances et d'ententes malhonnetes). Fathi al Assal, homme d'affaires soutenu par le ministre Abd al Rahim, fait entrer dans le pays des produits qui [Traduction], envoient directement les gens au service des tumeurs. Et il n'a pas hésité a vendre la nourriture des chiens et des chats aux Égyptiens en faisant croire qu'il s'agissait de corned-beef. (Mourad, 2007 : 271). Les frontieres entre réel et fictif s'atténuent si bien dans le roman que l'on ne sait plus parfois qui s'inspire de qui. Å l'instar de Fathi al Assal, le fictif magnat de l'industrie agro-alimentaire, beaucoup d'hommes d'affaires font entrer en Égypte des produits présentant des risques sanitaires. Ces sortes de crimes sont eux aussi régulierement a la une des journaux. Ainsi le fait divers, repris et stylisé par la littérature réaliste, permet d'acquérir une connaissance profonde de la société. Un autre magnat du roman, Hbibe Amine, le fils du troisieme homme le plus influent du pays, fait construire un village touristique sur la côte Nord du pays et voyage en Europe en détournant des fonds publics. Ce sont les pauvres qui paient ces frais pour divertir les fils des dignitaires, les héritiers d'un pouvoir corrompu. (Mourad, 2007 : 243). Sans surprises, Jalal Morsi, impliqué dans de nombreuses manigances grace au pouvoir de son journal encore respecté, est encore la pour proteger Hbibe Amine et Fathi al Assal contre tous ceux qui les attaquent, comme il a su le faire en discréditant l'honnete journaliste Alla Jumaa, eliminé dans la derniere partie du roman.
La presse demeurera au service de la corruption. Comme les chefs religieux avant eux, les patrons des medias ont glissé du côté du pouvoir. Ils sont affidés au marché et au pouvoir politique. Journalistes, politiciens et hommes d'affaires forment une association de malfaiteurs qui échappe au regard de la Loi. En effet, Jalal Morsi est parachuté dans le Journal de la liberté pour son absence de scrupules et avec l'aide d'hommes influents il gravit les échelons a une vitesse qui défie toute autre réussite professionnelle, devenant le rédacteur en chef de ce journal d'opposition. Des lors, la politique du journal change, Jalal Morsi figurant le ver qui pourrit une pomme conservant encore une apparence saine. Transformé en simple vassal, Jalal Morsi fait un journal plus royaliste que le roi. Plus élitiste que l'élite, plus langue de bois que les politiques, plus soucieux du maintien de l'ordre établi que la police, Jalal Morsi parvient a transformer des malfaiteurs en héros et participe activement a la perversion de toutes les valeurs autorisant des relations sociales justes.
Vertigo montre le dysfonctionnement d'un ordre politique qui exploite les fragilités de la démocratie. Il se change donc en ordre destructeur, chaotique ; les coups pleuvent sur les innocents comme la foudre s'abat sur les victimes des caprices des dieux de l'Olympe. La distinction par rapport au roman policier classique qui caractérise Vertigo peut se lire de façon politique : dans cette œuvre, il est impossible de procéder a l'arrestation d'un coupable, comme il est impossible de réinstaurer un ordre politique. Cet ordre pour ainsi dire mafieux est un milieu protégé, au-dessus des lois en vigueur, mais on pourrait penser aussi, au-dessus des lois les plus universelles de respect de l'etre humain, de la vie. Le Grand Pacha et ses hommes ne seront donc nullement inquiétés, meme si le lecteur connaÎt leur responsabilité. Quant aux hommes d'affaires dont la réputation a été écornée par les photos publiées par Ahmed, ils réussissent a quitter le pays avec l'aide du Grand Pacha avant que l'on puisse les arreter. Au propre comme au figuré, les différents pouvoirs en place dans Vertigo ont du sang sur les mains. Si la société est dépeinte comme chaotique, c'est avant tout parce que l'ordre politique est considéré comme la source du désordre ; avide de pouvoir et dénuée de scrupules, elle révolte le lecteur qui reverait de la voir renversée mais n'obtient pas cette trop facile satisfaction.
Conditionnés par la corruption de cette source politique, les parcours individuels ne peuvent eux-memes que basculer dans le désespoir ou le crime. Le chaos individuel découle du désordre du monde, il en est la conséquence. Le parcours d'Ahmed Kamal, le protagoniste de Vertigo est chaotique. Le jeune homme est diplomé de la faculté de commerce. Il appartient a la categorie de la population la plus touchée par le chômage et la précarité, la corruption n'a fait que degrader sa situation. Il exerce un morne travail de photographe dans les mariages et cabarets, parvenant a peine a subvenir a ses besoins. L'ordre politique en place ne lui n'offre ni présent ni futur, et cela n'est certainement pas sans rapport avec la détermination qu'il montrera apres le massacre du Vertigo, malgré tous les dangers qu'il encourra ; Ahmed n'a plus grand-chose a perdre. Ahmed Kamal, qui passe le plus clair de son temps a errer au Caire, a su toucher car il représente un modele dans lequel un large public s'est reconnu - modele proche de l'expérience de l'auteur lui-meme, qui est allé jusqu'a donner son prénom a son protagoniste. En suivant Ahmed dans son errance de café en café au Caire, le lecteur se voit toujours confronté aux memes images, et a maintes reprises, il tombe sur des jeunes frustrés et sans occupation, qui fument le narguilé, consomment de la drogue et regardent des films pornographiques.
Dans Vertigo, le désordre de la société contamine aussi la sphere familiale. Ahmed Mourad, bien décidé a livrer un diagnostic désespérément exhaustif du mal qui touche son pays, rend compte du démantelement de la famille classique : la famille est un lieu ou les violences se concentrent et n'est plus un refuge ou le foyer d'ou pourrait surgir un autre modele social. En effet, Ahmed Kamal assiste, impuissant, a la radicalisation de sa sœur Aya, completement subjuguée par son mari Mahmoud. Ce dernier est un charlatan qui instrumentalise l'islam :
[Traduction] Que se passe-t-il á l'intérieur ?
Ce sont des invités, répondit Aya.
J'entends du bruit.
Elle referma la porte et revint dans la piece : Ce sont les invités de Mahmoud, parmi eux, il y a une personne qui souffre et Mahmoud essaie de l'aider.
Ahmed, il l'aide comment ?
Que Dieu nous préserve, elle est possédée par un djinn mécréant.
Le djinn vous possede tous les deux! Que t'arrive-t-il, toi qui as fait des études, et depuis quand ton ingénieur en informatique fait sortir les djinns et les démons ?
Calme-toi, ils vont t'entendre, ne fais pas de scandale!
C'est quoi ce charlatanisme, cet obscurantisme ? Vous perdez la tete tous les deux! (Mourad, 2007 : 214).
Mahmoud, ancien étudiant en informatique qui n'a jamais pu se procurer un emploi en accord avec ses études, a fini par se métamorphoser en une personne pieuse et pratiquante, portant une grande barbe et s'habillant en Djellaba. Å cause de Mahmoud, la relation fraternelle entre Ahmed et Aya a tendance a devenir chaotique, a se dissoudre. Elle se détériore completement quand Mahmoud transforme la maison familiale en cabinet d'exorcisme. Mahmoud est le Tartuffe des temps modernes, l'actualité ne montre que trop les catastrophes que les tartuffes peuvent faire subir non dans la seule sphere privée, mais a l'échelle de pays entiers. La crise ne touche donc plus seulement les instituions, elle a gagné la sphere familiale, et le pauvre Ahmed ne trouve pas meme un refuge lorsqu'il rejoint les siens en sortant de l'immonde Cabaret du Paris. La démonstration que livre Mourad par le biais de son roman noir trouve ainsi sa complétude quand le dernier refuge du héros, sa propre maison familiale, se trouve lui-meme contaminé par la corruption ambiante. Avant meme la fin de la narration, qui confirmera le retour de la violence et de l'iniquité (en réouvrant la série des reglements de comptes), l'ambiance du roman devient si étouffante que le lecteur est convaincu de ne pouvoir trouver d'illusoire échappatoire a cette peinture sans concessions de l'Égypte contemporaine.
Conclusion
Vertigo se situe sans aucun doute dans la lignée du réalisme, voire dans celle du naturalisme. Que le lecteur ne soit pas rebuté : l'omniprésence de la violence sert le propos de la peinture sociale. Le chaos y est la representation la plus fidele du réel, il n'épargne ni la sphere familiale, intime, ni l'intériorité de personnages eux-memes nés dans la violence et l'injustice et destinés a les perpétrer ou a les subir. Le cercle vicieux de la reproduction sociale l'emporte sur toute autre possibilité morale. En effet, tout espoir, tout idéalisme, tout risque d'accalmie sont balayés par une esthétique de la désillusion. Vertigo tend vers un réalisme morbide, ce qui le rattache au genre contemporain du roman noir, lui-meme affilié aux romans réalistes et naturalistes du XIXe siecle. L'esthétique de l'œuvre d'Ahmed Mourad découle d'une volonté de dépeindre le réel de façon mimétique, en insufflant a sa fiction la cynique brutalité de celui-ci. Sa description des maux de l'Égypte de l'ere Moubarak finit par atteindre une exhaustivité comparable a celle du roman d'anticipation 1984, qui partage aussi avec l'œuvre de Mourad l'idée d'une relation étroite entre mensonge et brutalité (c'est dans une salle de torture que l'on impose l'idée que 2+2 font 5, dans l'œuvre d'Orwell, et c'est a coup de suicides assistés et de massacres que l'on maintient l'illusion d'une démocratie dans le roman de Mourad)10. La corruption générale descend des hautes spheres jusqu'aux appartements les plus délabrés du Caire. Ainsi, le roman peut tout a la fois etre qualifié de tableau et de document permettant de saisir avec une grande acuité un passé proche (voire un présent) égyptien. Vertigo suscite au fil des pages ce vertige égyptien lié a la transposition d'un réel qui suscite le malaise.
Mohammed Matarneh est un professeur assistant au sein du département de Français langue étrangere a la Faculté des langues de l'université de Jordanie/Aqaba. Il a fait ses études de master (2008) et de doctorat (2012) a l'université Toulouse-Jean Jaures. Ses recherches doctorales menées au sein du département de Lettres Modernes portent sur la littérature française du XIXe siecle. Ses domaines de recherche sont la littérature française et comparée, la didactique du français langue étrangere et la traduction. Il est actuellement chef du département de français a la Faculté des langues de l'Université de Jordanie/Aqaba. Il a travaillé comme interprete au service d'Aformac Midi-Pyrénées (2006-2013).
Notes
1. Dans le cadre de notre analyse, nous nous appuierons sur les études suivantes : Simonutti, P. 2004. La violence dans le roman noir : une écriture de chaos. Une these soutenue a l'Université Toulouse-Jean Jaures sous la direction de Pierre-Yves Boisseau.
2- Al Sawari, B. 2009. Moufragat al intaj wa al talaghi fi al riwaya al boulissia al arabia . Majelt fousoul, no 76, p. 69-76
2. Ainsi, L'Assommoir serait dans l'ambiance qu'il distille plus proche du polar qu'un roman tel que Le Chien des Baskerville.
3. C'est vrai que le roman policier a mauvais genre : crimes, violence, sexe, catastrophes individuelles et sociales. Une littérature de masse qui ne saurait étre proprement littéraire. (Pons, 1997 : 5).
4. Voici quelques romans :
Kanafani, G. 1980. Man katala Leila Al Hayek (qui a tué Leila Al Hayek). Beyrouth : Mouassset al abhat al arbia.
- Farouk, N. 1984. Rajel Al Mosstahil (l'homme de l'impossible). Le Caire : Al mouassa al arabia linasher.
- Hamdushi, M. 1997. Al-Hut al-amá
- (La baleine aveugle), Al ribat : Okad.
- Hamdushi, M. 1999. Umm Târik (la mere de Tarik), Al ribat : Okad.
5. Auteur égyptien, il est le premier écrivain contemporain d'horreur et de science-fiction dans le monde arabe.
6. Une autre intericonicité a relever a propos de Vertigo est le film Blow up d'Antonioni (1966), qui narre aussi les mésaventures d'un héros photographe témoin d'un crime. Et lorsqu'on cite Blow up, il faut également mentionner Blow out de Brian de Palma (1981), ou cette fois un ingénieur du son est embarqué malgré lui dans une intrigue criminelle.
7. L'intrigue n'est que le squelette du roman noir, sa chaire est l'histoire sociale. (Pons, 1997 : 7).
8. Â l'heure ou nous écrivons cet article, c'est Jeff Bezos, l'homme le plus riche du monde qui s'est dit victime d'une telle divulgation de sa vie la plus intime ; plutôt que céder au chantage de ceux qui l'avaient piégé, il a préféré révéler lui-meme les images qui le compromettaient.
9. Actrice égyptienne tres célebre, elle dénonce violemment, dans son autobiographie (2015), la corruption du régime de Moubarak.
10. Et dont le 2084 (Boualem Sansal, 2015) est une variation arabe.
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Abstract
This article will hopefully be among the rare scholarly endeavors that have investigated the social aspects of le Roman Noir (noir fiction) in the Middle East, and its political engagement. Writers in the Arab world have abstained from writing noir fiction. However, Ahmed Mourads realistic novel Vertigo has attracted broad readership thus paving the ground for establishing noir fiction as a newly emerging subgenre in the contemporary Middle East. In fact, readers have sympathized with the novels protagonist quite easily. The noir narrative addresses the disturbing and critical socio-political situation in Egypt under the autocratic and authoritarian regime of the former Egyptian President Hosni Mubarak. The novel contains all the elements of detective fiction or the noir fiction subgenre i.e., mainly the quest for truth and magic realism. The novel portrays the ruthlessness, degradation, and corruption of the political and economic circles in Egypt. The raw realism of the novels literary style places it among contemporary realistic fiction.